Stephen Marley, fils de son père, a été l’un des maîtres d’oeuvre de l’album Chant down Babylon. Un disque fédérateur où chacun, de Lauren Hill à Chuck D, a tombé son maillot de club pour jouer au ping-pong rap avec Bob Marley. Récit d’une passation de pouvoir.
Comment a germé l’idée d’un disque comme Chant down Babylon ?
Il s’agissait au départ de réaliser l’un des souhaits de mon père : à savoir séduire une frange urbaine du marché américain qui, à l’époque, lui préférait des artistes comme Marvin Gaye, Stevie Wonder ou les Commodores. Des gens auxquels il aurait, d’une façon ou d’une autre, aimé être associé. Pour réussir à toucher cette population aujourd’hui, il fallait impérativement travailler avec des artistes évoluant dans le milieu du hip-hop. Nous avons abordé ce projet comme une ultime mission à accomplir.
Pourquoi n’avez-vous pas enregistré ce disque plus tôt ?
La pertinence d’un tel projet ne s’est imposée que récemment, en faisant un rapide inventaire des problèmes auxquels sont aujourd’hui confrontés les jeunes Noirs américains : déscolarisation, pauvreté, drogue, violence… Nous sommes simplement arrivés à la conclusion qu’ils avaient plus que jamais besoin de Bob Marley.
Ces problèmes existaient pourtant déjà il y a dix ans.
Les affrontements entre gangs rivaux qui peuplent l’ordinaire du gangsta-rap ne datent en effet pas d’hier. Il a cependant fallu dix ans pour que cette réalité finisse par rattraper ceux qui, comme Tupac Shakur, témoignaient de son absurdité. C’est là qu’il y a danger : lorsqu’il n’existe plus de frontière entre la réalité et son expression artistique.
Comment avez-vous établi la liste des gens susceptibles de participer à cet album
Nous nous sommes mis en quête de musiciens dont le travail ne se limitait pas à la seule recherche d’une identité musicale particulière. Nous recherchions des « rebelles », pas forcément des artistes marginaux, mais des gens dont la musique nous semblait véhiculer une certaine philosophie de la vie, un message. Nous avons donc contacté tous ceux qui possédaient a priori les qualités requises. Nous étions certains que toutes les personnes auxquelles nous avions songé
témoigneraient d’un grand respect envers l’oeuvre de mon père. Je mentirais en disant que ce fut toujours le cas. Nous avons donc fait un deuxième tri en fonction des réponses de chacun.
Comment se sont déroulées les différentes phases de l’enregistrement de l’album
Nous avons tout d’abord sélectionné les chansons que nous souhaitions voir figurer sur ce disque. Notre choix ne s’est pas forcément porté sur les titres les plus populaires, plutôt sur ceux qui nous paraissaient les plus adaptés à la philosophie globale du projet. Nous avons ensuite enregistré chacune des chansons avec le double objectif de leur appliquer un traitement contemporain tout en conservant ce petit quelque chose qui les a toujours rendues immédiatement identifiables.
A quels problèmes techniques avez-vous été confrontés ?
La principale difficulté fut de réussir à caler parfaitement la voix de Bob sur chaque morceau, ce que nous avons fait en dernier, en travaillant avec les masters originaux des Wailers. Pour cela, nous avons d’abord enregistré toutes les chansons avec nos propres voix, tentant d’imiter au mieux le phrasé de Bob, respectant le tempo à la seconde, de façon à ce que cette opération nous pose par la suite le moins de difficultés possible. Ce fut un moment particulièrement étrange, pendant lequel il nous a vraiment fallu « devenir » Bob. Ce sont ces versions sur lesquelles ont ensuite travaillé les artistes sélectionnés pour participer au projet.
Pourquoi ne pas avoir enregistré un simple album de reprises avec des artistes hip-hop ?
Ce ne sont pas des enfants de Bob Marley dont les gens ont besoin, mais de Bob Marley lui-même. Depuis vingt ans, mon groupe, les Melody Makers, fait de son mieux pour perpétuer le message spirituel de Bob Marley. Cette fois, l’enjeu était d’une tout autre nature : pour que ce projet soit convaincant, il fallait que Bob Marley l’entérine « personnellement ». Parce que la sincérité et la pertinence de son message spirituel bouleversent encore chaque jour des existences, près de vingt ans après sa mort. Parce que mon père est devenu une icône que personne ne songe à remettre en question, la seule façon de procéder était d’utiliser son chant. En ce qui me concerne, je n’ai aucun problème avec le fait que les gens préfèrent entendre mon père plutôt que moi, qu’ils aient plus besoin de lui que de moi. J’ai moi aussi encore besoin de lui, tous les jours.
Quelle fut exactement la part de travail de chaque invité sur cet album ?
Essentiellement vocale dans la plupart des cas.
Sur une majorité de titres, on a pourtant l’impression que vous avez essayé de vous rapprocher au maximum de l’univers musical de chacun.
Tout est une question de convergence cosmique… Plus sérieusement, si nous avons toujours eu l’intention d’enregistrer un véritable album de hip-hop, nous ne savions au départ vraiment pas dans quelle direction aller. Nous avons donc commencé à travailler sur plusieurs boucles rythmiques, puis fait des essais pour savoir à quelles chansons nous allions les appliquer. Tout ça était relativement nouveau pour nous, tout comme le fait d’entendre les chansons de mon père interprétées dans un style vocal complètement différent. Lorsque nous avons finalement commencé à caler la voix de Bob sur les morceaux, tout le monde était très tendu. Ce fut un réel soulagement de constater que ça fonctionnait quasiment à tous les coups. A l’écoute du résultat final, j’ai aussitôt compris que le message véhiculé par ces chansons était enfin à la portée d’une génération qui n’y aurait pas eu accès autrement. C’est pour moi une réelle victoire.
Qu’est-ce qui rend la musique de Bob Marley aussi pertinente aujourd’hui qu’il y a vingt ans ?
Sa dimension spirituelle et, bien sûr, les ingrédients qui la composent. Qui pourrait deviner que ces chansons ont été écrites en 1971 ? Mon père a eu ce talent d’intégrer à sa musique des influences aussi diverses que le jazz, le funk, le calypso, le folk… Le succès de mon père est à mon avis intimement lié à ce que certains appellent du charisme. Moi, je dirais plutôt qu’il possédait la faculté d’hypnotiser les gens, de les laisser bouche bée. Il en était d’ailleurs tout à fait conscient. Cela dit, je pense qu’il est également arrivé à un moment où le public attendait d’un artiste des qualités qui étaient les siennes : humilité, sagesse et spiritualité.
Comment expliquez-vous que sa musique n’ait jusqu’ici pas inspiré plus massivement les artistes rap ?
Peut-être que ces gens n’avaient jusque-là aucune raison de se sentir concernés par la musique de Bob Marley. J’ai le sentiment que, depuis dix ans, le hip-hop a perdu toute sa dimension spirituelle originelle : c’est devenu un univers très artificiel, presque glamour, où les gens conduisent des voitures de sport incroyables et portent tous des Rolex au poignet, ce qui n’a plus rien à voir avec la réalité qui l’a vu naître. Rien de tout cela ne permet à qui que ce soit de gagner Zion. Le rap est heureusement en train de changer, de retrouver son sens premier.
Pour qui avez-vous enregistré cet album ?
Pour l’Amérique noire, noire et urbaine. Le but ultime de mon père était à l’époque d’offrir à cette population, dont l’existence se résumait à un exercice de survie quotidien, une spiritualité à laquelle elle n’avait pas accès. C’est pour cette raison qu’il aurait aimé enregistrer un disque de funk. A la campagne, il y a toujours eu la soul-music et le gospel. En ville, les jeunes ne comprennent aujourd’hui plus que le hip-hop. C’est pour eux que nous avons enregistré cet album.
Chant down Babylon (Island/Universal).
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