Tous ceux qui avaient vu Sue perdue dans Manhattan, film indépendant sorti de nulle part, étaient tombés amoureux de son héroïne, Anna Thomson. Après avoir hanté anonymement Hollywood, elle s’était métamorphosée à la suite d’un drame personnel pour devenir l’actrice la plus intrigante de l’époque et oser aujourd’hui, dans Fiona, le maximum de ce qu’on peut demander à une comédienne.
Mais d’où sort cette étonnante Anna Thomson ? Comment se fait-il que nous n’ayons pas repéré plus tôt cette femme étrangement belle qui fait du cinéma depuis déjà vingt ans, depuis La Porte du paradis de Michael Cimino ? Comme la lettre volée d’Edgar Poe, on l’a vue sans la voir, interprète de troisième plan dans des grosses productions style Wall Street d’Oliver Stone, Liaison fatale d’Adrian Lyne, True romance de Tony Scott… Même si on eût été incapable de mettre un nom sur son visage avant Sue perdue dans Manhattan d’Amos Kollek, on n’a pas pu oublier son personnage de prostituée défigurée dans Impitoyable, à qui Clint Eastwood, alias Munny, déclare qu’il la trouve séduisante avec ses cicatrices. Métaphore prémonitoire du caractère de la femme marquée qu’Anna allait incarner dans Sue perdue dans Manhattan.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Ces cicatrices fictives sont les stigmates romanesques du vécu tumultueux de l’actrice qui allait nourrir les deux premières fictions de Kollek avec Anna Thomson. Comme un livre ouvert, le visage à la fois sublime et bizarre, quasiment surréel d’Anna Thomson reflète son caractère angélique et tourmenté. Le yin et le yang réunis dans une même personne. Sainte et fille perdue, icône glamour lisse à la Grace Kelly (le chignon, le foulard et les lunettes de Sue) et « femme sous influence » cassavétienne.
Pour le déceler et le révéler, il a fallu un étranger au système hollywoodien, un Israélien au parcours atypique et marginal comme Amos Kollek. Après à peine une heure passée avec l’actrice pour le casting d’un film intitulé Nicole, qu’il n’a finalement pas tourné, le cinéaste, inspiré par « quelque chose dans son visage et dans sa personnalité », dit-il laconiquement, s’empresse d’écrire un scénario pour elle et sur elle. Avant même la sortie de Sue, il s’est lancé bille en tête dans un deuxième projet, sauvage, tourné en seize jours : Fiona.
« Anna est la seule actrice que je connaisse, déclare Kollek, qui accepte de tenter toutes sortes de choses sans conditions. » Explication de l’actrice : « Depuis la mort de mon mari, je suis dans un état assez bizarre et les films assez extrêmes me conviennent mieux. » Loin d’Hollywood, elle a été régénérée en passant par la filière underground new-yorkaise. Une passerelle privilégiée vers une Europe ayant une prédilection pour les Américains en rupture avec le système. Devenue quasiment une star chez nous mais pas chez elle , Anna Thomson s’est tournée naturellement vers la France, dont elle maîtrise parfaitement la langue. Avant Fast food, fast women, son troisième film avec Kollek, elle a joué, dans le prochain François Ozon, le rôle… d’un homme.
Dans Fiona, non seulement on voit beaucoup votre corps, mais votre apparence physique change énormément : parfois très belle, à d’autres moments moins flatteuse.
Anna Thomson C’est parce que dans le scénario original Fiona couvrait une période de vingt ans. On la suivait de 17 à 30 ans et des poussières. J’avais parfois l’air jeune et parfois non. Comme nous n’avons jamais pu tourner le film original par manque d’argent, Amos l’a monté à partir des scènes disponibles. D’où ces décalages physiques. Mais les gens en font toute une histoire, ça devient presque effrayant. François Ozon a dit qu’il voulait travailler avec moi parce que j’avais cette fausseté, ce visage délicieusement inventé, construit, irréel. Qu’il cherchait quelqu’un pour jouer un homme qui devient femme, et que ma « fausseté » physique correspondait parfaitement à ça. Ça me donne l’impression d’être une extraterrestre ! Depuis que je suis petite, j’ai toujours eu cette impression. J’espérais commencer à devenir normale, mais apparemment, ça n’est pas le cas ! J’ai passé toute ma vie à me sentir différente. Christopher Walken a dit un jour « Je suis un alien ! Qu’est-ce que je peux y faire ? Je ne peux que me jouer. » Je me sens un peu comme ça. Je ne crois pas que je puisse passer pour normale.
Fiona et Sue sont deux personnages marqués par l’échec, par l’angoisse de l’échec. Ce sont des peurs que vous avez connues ?
Quand nous cherchions de l’argent pour Sue, on nous a proposé des financements à condition que le film se termine bien. Si tous les films doivent absolument avoir un happy end, cela signifie que seuls les gens qui réussissent méritent qu’on parle d’eux au cinéma. Que tous ceux qui s’échinent mais ne gagnent pas au Loto, ne s’offrent pas une belle maison, ne trouvent pas le bon compagnon, ceux-là ne sont pas assez bien pour qu’on raconte leur histoire. Je crois que les gens que j’ai aimés le plus, ma tante, mon mari, sont morts sans obtenir ce qu’ils désiraient. Mais quand je pense à mon mari, un homme merveilleux, qui ne gagnait pas beaucoup d’argent, qui est mort plutôt jeune, sans être célèbre, je ne me dis pas que sa vie est un échec. C’était un homme fabuleux, la personne la plus merveilleuse que j’aie connue. Il était pianiste, mannequin, acteur, il a écrit une thèse sur la littérature anglaise, puis il est devenu agent littéraire et il est mort. Je l’avais rencontré pendant une audition pour une pièce : il devait jouer Andy Warhol, et moi Edie Sedgwick… Trois semaines plus tard, il me demandait en mariage. Il est mort d’un cancer, à 38 ans… Mais je ne pense pas que ce soit un échec.
Cette obsession du succès vous pèse en tant qu’actrice ?
C’est la nouvelle version du rêve américain sauf que ce n’est plus un rêve mais une obligation. Je ne suis pas ambitieuse. Je crois que si je ne tournais plus de films, je ressentirais un certain soulagement. Soulagée d’être à la maison et de m’occuper de mes enfants. Mais ça ne se passera pas ainsi. La vie d’une actrice est tellement étrange. Et c’est aussi l’une des raisons pour lesquelles j’aime travailler avec Amos Kollek : quoi qu’il m’arrive, il peut en faire un film. Alors qu’à Hollywood, si tu as une ride, tu passes pour une vieille. Si tu te la fais enlever, on raconte que tu as eu recours à la chirurgie esthétique. Tu ne peux pas gagner… Si tu es mince, on dit que tu es malade. Si tu grossis, c’est pire. C’est un combat perdu d’avance. Heureusement pour moi, j’ai quitté Hollywood avant de commencer à vieillir. C’est l’une des millions de raisons pour lesquelles je veux m’installer en France. Je crois que c’est mieux ici, je m’y sens bien. On peut y avoir une belle carrière, bien manger et envoyer ses enfants j’ai deux garçons de 7 ans dans de bonnes écoles publiques.
Comment s’est passée votre première rencontre avec Amos Kollek ?
Il essayait de tourner un film qui devait s’appeler Nicole. J’ai eu un rendez-vous pour une audition. J’y suis allée, j’ai joué une scène et suis repartie. Il me rappelle, j’y retourne. Je refais la scène. Je repars. Deux mois plus tard, Amos rappelle. J’ai un nouveau rendez-vous avec lui. Là, je me dis qu’il faut que je prenne les choses en main et que je le fasse passer à l’action. Je m’habille très sexy, je mets une robe corset, très serrée, les seins qui sortent un peu, de très hauts talons et beaucoup de maquillage. Il me fait asseoir sur un tabouret minuscule, tellement petit que je n’y pose que la moitié de mon cul. Il me regarde et me dit « Bon, on ne va pas faire le film. Mais j’ai pensé à vous pour autre chose. J’ai une sorte de scénario, vous n’êtes pas obligée de le lire. Et si vous le voulez, rappelez-moi. » C’était tellement bizarre que je ne savais plus quoi penser. Je n’avais jamais vu un truc pareil : trois auditions, plus rien, et ensuite un scénario, mais on n’est pas obligé de le lire ? Qui était ce mec ? Ça n’avait pas de sens. Je suis rentrée, je l’ai lu, c’était Sue perdue dans Manhattan. On s’est rappelés et je l’ai invité à dîner chez moi. Mais quelqu’un m’a mise en garde : cet Amos Kollek avait l’air trop étrange, et on m’a conseillé d’inviter aussi ma mère. Je ne m’entends pas très bien avec elle et, au début du dîner, nous nous sommes lancées dans une énorme dispute. Il s’est ensuite avéré qu’Amos était un homme charmant. Et on a fait Sue.
Aujourd’hui, vous comprenez mieux pourquoi il vous a proposé Sue ?
Non, je ne sais pas. Je ne lui ai pas demandé. On ne parle pas tant que ça. Parfois. J’ai peur de le lui demander. On parle peu et je crois qu’on se fait plus confiance ainsi.
Ces deux films se passent à New York et traitent la ville comme un personnage à part entière. Vous y vivez. C’est là que vous êtes née ?
Ça, je ne sais pas : je suis orpheline, ma famille adoptive m’a élevée entre New York et la France. Je suis allée à l’école à Paris, à Cannes et aux Etats-Unis. Mes parents adoptifs sont américains mais mon père aimait beaucoup la France. Il est mort aujourd’hui. Il était tellement intelligent, il savait tout, alors que moi je ne sais rien. Je lui posais toujours des questions. C’était un puits de science. A l’origine, il était journaliste, mais il a dû fuir le maccarthysme et la liste noire. Ma mère était mannequin et voulait travailler dans la mode. Ils ont donc décidé de monter une affaire ensemble : ma mère dessinait les vêtements et lui gérait l’entreprise. On voyageait beaucoup. Il avait beaucoup de goût. J’étais une enfant unique mais j’avais l’habitude d’adopter beaucoup d’autres enfants pour en faire mes frères et soeurs ! Mes parents m’ont toujours dit qu’ils m’avaient adoptée, ça n’a jamais été un secret. Ça n’a jamais été un problème non plus pour moi.
Ce sont vos parents qui vous ont fait découvrir le cinéma ?
Mon père adorait le théâtre. Il m’emmenait voir des pièces à Londres et à New York. Mais je n’aurais jamais pensé devenir actrice. C’est juste que je ne savais pas quoi faire d’autre. J’ai fait de la danse classique pendant longtemps, mais mon père voulait que je devienne peintre. Il m’a envoyée faire des études dans une école d’art, mais je n’avais absolument aucun talent. J’ai étudié à New York, j’ai été reçue aux Beaux-Arts à Paris je me demande bien comment mais je n’y suis pas allée. J’étais très jeune, je n’avais pas 17 ans. C’est une période confuse, je ne me souviens pas très bien. Je vivais dans un appartement étrange rue du Dragon… Je me souviens que je me réveillais au milieu de la nuit pour peindre des tableaux bizarres. Avant ça, mon père voulait que je devienne jockey parce qu’il adorait les courses de chevaux. Je suis très bonne cavalière. Mais ça n’a pas marché. Je n’avais aucune ambition. Tout ce que je voulais, c’était rencontrer des gens qui m’appréciaient. Parce que tout le monde me détestait. Je n’avais pas d’amis. Je me faisais toujours renvoyer de l’école. Peu après, je me suis retrouvée chez un costumier à New York à faire de la teinture parce que, après toutes ces années en école d’art, j’étais devenue bonne coloriste. Je savais coudre aussi, ma nounou m’avait appris. Un jour, ce costumier m’a envoyée faire une livraison en face, pour le Shakespeare Festival. C’est là qu’un mec super bizarre m’a proposé un rôle dans une pièce qui s’appelait Kid champion, dans laquelle jouait Christopher Walken. C’était en 1975, je n’avais pas 20 ans. Une période très étrange. Je me souviens qu’un mec me suivait sans arrêt et qu’il m’envoyait des lames de rasoir par la poste. Je ne connaissais rien à l’époque. Mais Chris Walken a été très gentil et m’a donné des conseils. Après la pièce, j’ai continué à travailler avec lui. Puis j’ai fait de la télé, j’ai trouvé un agent, j’ai fait une autre pièce. Et je n’ai plus arrêté.
En 1980, vous tournez dans La Porte du paradis de Michael Cimino, votre première expérience de cinéma.
Je jouais une prostituée bien sûr, et Isabelle Huppert jouait la dame. J’avais un tout petit rôle, sans réplique mais je me souviens qu’il y avait eu une grosse discussion sur le nom de mon personnage. Michael Cimino avait imposé à Isabelle Huppert de venir seule de France : elle parlait peu anglais et il ne voulait pas qu’elle parle français. Elle était jeune, toute seule, toute menue. Elle avait l’air malheureuse. Un jour, je la croise et je lui demande « Ça ne va pas ? » Et elle : « Tu parles français ?! » Nous sommes devenues copines, on mangeait tout le temps de la Jello et Michael Cimino était furieux ! Il a dit qu’il ne m’aurait pas engagée s’il avait su que je parlais français. Il m’a toujours regardée d’une drôle de façon.
Après le Cimino, vous enchaînez tout de suite sur un autre tournage ?
J’ai immédiatement travaillé sur un film avec Vanessa Redgrave qui se passait dans un camp de concentration. J’ai toujours travaillé. Dans ma vie, je suis toujours passée d’une chance incroyable à une malchance incroyable. C’est pour ça que je n’ai jamais joué de personnages normaux, de gens moyens : je n’ai aucune idée de ce que ce genre de vie peut être. Je joue une princesse, la minute d’après je suis fauchée. C’est toujours comme ça. Christopher Walken m’a dit qu’on ne pouvait jouer que ce que l’on connaissait. Je n’ai aucune expérience d’un mode de vie « moyen ».
Vous avez le sentiment de n’avoir jamais mené une vie « moyenne » ?
Complètement. Un jour je vis à l’hôtel Meurice, le lendemain je suis une strip-teaseuse et je meurs de faim. Ça, c’était à mes débuts à New York. J’étais très jeune, je cherchais du travail. J’avais de gros seins, pas d’éducation, je n’avais pas trop le choix. Une fille m’a dit de venir travailler dans un club de strip-tease. C’était vraiment sympa, mais je me suis fait virer. J’ai un peu retrouvé cette atmosphère dans la crackhouse pendant le tournage de Fiona. Etre une strip-teaseuse, c’est vraiment direct : des pauvres mecs un peu seuls viennent voir des filles se déshabiller. C’est simple. D’une certaine façon, c’est une transaction très honnête.
On a l’impression que dans votre jeunesse vous avez été attirée par les marges, par un mode de vie inconfortable.
Je ne l’ai jamais fait pour me rebeller. J’ai fait beaucoup de danse classique mais j’ai arrêté. J’ai aussi été mannequin, j’ai posé pour un tas de magazines. Mais Eileen Ford m’a dit que je n’étais pas assez grande pour qu’elle me prenne dans son agence. J’étais trop jeune pour travailler, je n’avais pas de papiers. Je m’enfuyais de chez moi, souvent. Je ne me souviens pas très bien. C’est une période très troublée. Tout a commencé à se stabiliser lorsque j’ai commencé à faire du théâtre et que j’ai rencontré Christopher Walken.
Pourquoi avoir quitté Hollywood ?
Je n’ai pas décidé de quitter Hollywood. Les actrices ne décident pas de leur vie. Ce n’est pas un métier qui vous donne du pouvoir. C’est pour ça que j’aime tant travailler avec Amos et que j’étais heureuse quand il m’a proposé de faire plusieurs films ensemble. Plus besoin d’attendre toute la journée que le téléphone sonne ! Je crois qu’avec le succès de Sue et de Fiona en France j’ai plus de chances de travailler ici sur des projets intéressants. A Hollywood, tout est une question d’accumulation : il faut être vraiment célèbre pour avoir un bon rôle dans un bon film avec un bon réalisateur. Comme depuis quatre, cinq ans je tourne dans des petits films, j’ai en quelque sorte perdu le « niveau » requis pour ce genre de compétition. Mais honnêtement, je ne vois pas de récentes productions hollywoodiennes dans lesquelles j’aurais aimé jouer. Je pense simplement que je ne corresponds pas actuellement à ce que recherche Hollywood.
Vous venez de tourner en France un film avec François Ozon, Gouttes d’eau froides sur pierre brûlante.
J’avais déjà travaillé en France : j’ai joué une pièce à Paris, en 1983 Camera obscura par Slimane Benaïssa, sur Gertrude Stein. Le film de François Ozon est l’adaptation d’une pièce de Fassbinder qui met en scène quatre personnages dans un appartement. On l’a tourné en mars et avril de cette année, mais je ne l’ai pas vu. Je n’aime pas me voir à l’écran. Je joue un transsexuel, un homme qui devient femme. C’est la première fois que je joue un homme. J’avais bien essayé de décrocher le rôle de Candy Darling dans I shot Andy Warhol, sans succès.
Quel regard portez-vous aujourd’hui sur vos films « hollywoodiens » ?
J’adore The Crow, mais Alex Proyas est un outsider dans son genre. Il vient d’Australie. J’étais dans Recherche Susan désespérément de Susan Seidelman, en 1985. J’y joue la meilleure amie de Madonna, une fille aux cheveux bleus avec de grosses lunettes qui se fait virer de la boîte où elle travaille. Ce n’était pas un gros rôle mais Madonna était adorable. Elle me raccompagnait chez moi tous les soirs. Avant que mon mari ne meure, nous sommes allés la voir ensemble sur scène à Broadway. Il voulait la rencontrer après le spectacle. C’était son anniversaire. J’ai laissé un message à son agent. Je ne pensais pas qu’elle se souviendrait de moi. Dix minutes plus tard, elle me rappelle : « Anna, bien sûr que je me souviens de toi ! Venez me voir tous les deux en coulisses. » A peine étions-nous arrivés qu’elle se jette sur mon mari : « Hi Dave ! Je suis Madonna. Joyeux anniversaire ! » J’adore aussi Tony Scott. Je n’apparais que dans la toute première scène de True romance, je crois même que c’est avant le générique. Je joue une femme un peu soûle que Christian Slater essaie de draguer. Mais on ne me reconnaît pas du tout. J’étais beaucoup plus grosse à l’époque, avec les cheveux très courts, blonds platine, en pleine période Marilyn Monroe. Pendant quatre ans, je n’ai pas arrêté de jouer Marilyn : au théâtre, à la télé, au cinéma dans le film Angela de Rebecca Miller, en 95. Une drôle de période qui a commencé juste après la naissance de mes deux jumeaux (une surprise, je me suis tardivement rendu compte de ma grossesse) et mon mari venait de tomber malade. Après sa mort, je suis tombée très malade, j’ai perdu 15 kg et je ne ressemblais plus du tout à Marilyn. Et j’ai laissé mes cheveux reprendre leur couleur naturelle, châtain, parce qu’un ami qui m’avait croisée dans la rue, toute maigre, avec les cheveux presque blancs, m’avait prise pour une petite vieille. C’est à ce moment que j’ai rencontré Amos Kollek.
Après Sue, vous incarnez pour votre deuxième film avec lui, Fiona, une prostituée à la dureté désespérée. Faut-il voir dans ces deux personnages l’ébauche d’un portrait du malaise contemporain ?
La force de ces personnages est vraiment due à l’étrangeté du talent d’Amos Kollek. La plupart des hommes écrivent pour les hommes. La plupart des femmes cinéastes tournent des films pour les femmes. Amos, lui, traverse la frontière des genres : il écrit pour les femmes. Je ne sais pas pourquoi, ni comment il le fait. Je ne le lui ai pas demandé. On parle assez peu. Cela dit, Fiona n’a rien à voir avec Sue dans la mesure où une grande partie du film n’était pas écrite quand nous avons commencé à tourner. Sue était complètement la création d’Amos, Fiona est plus proche de moi.
Quel a été votre apport pour les personnages de Sue et de Fiona ?
Ce qui était miraculeux pour Sue perdue dans Manhattan, c’est qu’Amos avait écrit, sans me connaître, un scénario parfait pour moi. Je n’avais plus qu’à essayer de maintenir l’équilibre de ce qu’il avait tracé, essayer que ce ne soit ni trop horrible, ni trop mignon, ni trop écoeurant. Mais pour Fiona, c’était complètement différent. Nous étions bien plus à l’aise. Amos m’avait fait lire un scénario pour un film qu’il n’a jamais pu financer. Un soir, il m’appelle, c’était Thanksgiving. « Qu’est-ce que tu fais ? » J’étais en train de dîner avec ma famille. « Mets un T-shirt et rejoins-moi, je suis dans une crackhouse, dit Amos, j’ai besoin de toi là-bas parce que j’ai déjà commencé à tourner. Viens parler avec les filles qui sont là. Si tu as peur, si elles t’impressionnent, tu peux te poser dans un coin, garder tes lunettes et fumer une cigarette. Mais n’invente rien, n’essaie pas de te souvenir du scénario, ne mens pas. Sois toi-même. » J’ai donc abandonné mes invités pour rejoindre Amos dans cet endroit où vivotaient des prostituées accros au crack. Elles étaient tellement gentilles, douces et accueillantes qu’en cinq minutes on se racontait nos vies. Presque comme des soeurs. Amos a tellement été touché par les filles qu’il a préféré les faire tourner plutôt que de faire jouer des actrices pour les imiter. Il s’est avéré que c’était beaucoup plus intéressant pour moi de travailler ainsi, tellement c’était honnête. Ce n’est pas vraiment de l’improvisation : certaines scènes du film sont écrites, mais d’autres sont presque documentaires. Parfois, Amos s’est contenté de filmer les conversations des filles. Je n’avais jamais travaillé ainsi.
Votre personnage a des relations très physiques avec ces femmes : Fiona les touche, se fait caresser, fait l’amour avec sa mère retrouvée. A-t-il été difficile de pénétrer leur intimité ?
Les seuls sentiments amoureux et les seuls moments de tendresse que ces filles connaissent, elles les partagent entre elles. Pour les prostituées, les hommes sont vraiment une race à part. Alyssia par exemple est une femme défigurée dans la réalité : son ancien compagnon lui a fracassé le visage avec un tuyau ce qui paradoxalement lui a fait perdre la garde de son enfant. Elle se méfie des hommes. Et pourtant, elle continue à chercher le prince charmant.
Etes-vous restée en contact avec ces femmes après la fin du film ?
J’ai essayé, mais c’est difficile. Je suis restée en contact avec une fille qui s’appelle Sue et avec Alyssia. Elle a arrêté la dope. Après sa cure de désintoxication, elle a beaucoup grossi, ça l’a rendue furieuse. Et elle a disparu. Nous n’arrivons pas à la retrouver. Pendant le tournage, elle disparaissait déjà : Amos passait des journées entières à la chercher dans les parcs, dans la rue. A un moment dans le film, Fiona la recherche : en fait, on la cherchait vraiment ! La femme qui joue sa mère est vraiment sa mère, également à sa recherche.
Foulard et lunettes noires pour Sue, mini-robes et gros manteau pour Fiona : les vêtements de ces deux personnages semblent refléter leur mode de vie et leur personnalité.
Ce fut mon seul point de désaccord avec Amos. Il ne s’intéresse pas aux vêtements, il porte le même pantalon depuis que je l’ai rencontré ! Alors qu’ils sont vraiment importants pour moi. Ils envoient des messages, même si c’est inconsciemment. Pour Sue, j’avais eu l’idée du foulard et des lunettes pour qu’elle dégage une forte impression de secret. Je voulais qu’elle sorte de chez elle voir le monde, mais que le monde ne puisse pas la voir. Une de mes tantes, que j’adorais, s’habillait un peu comme ça : très classique, dans le style années 50, début des années 60. Et sa vie fut un peu comme celle de Sue. Elle était fantastique : belle, drôle, intelligente, pleine de vie. Pourtant, rien n’a marché pour elle. Pour moi, c’était impossible d’imaginer Sue en jeans crades et en pulls distendus. Amos me parlait d’une femme qu’il avait connue, très intelligente, mais qui avait raté sa vie et qui s’habillait en jeans et en sweat-shirts sales. Et moi, j’étais là avec l’image de mes tantes. Et finalement, heureusement, il a cédé. Et pour Fiona, je voulais des robes très courtes et des gros manteaux. Je déteste les fourrures, mais je voulais que Fiona porte ça. Sans bas ni collants. Jambes nues et grosse fourrure.
Vous avez accepté de travailler sans être payée pour Sue et Fiona.
On a tellement ramé pour les financer… Amos et moi n’avons pas été payés. Mais je voulais vraiment les faire. Pas pour le fric. Comme j’ai fait beaucoup de films avant de tourner avec lui, j’ai encore de l’argent en réserve. Je vis sur mes anciens rôles, sur ce que je touche quand les films repassent à la télé. Même si, à un moment, il va bien falloir que je me préoccupe à nouveau de gagner ma vie. Indirectement, les plus gros films que j’aie faits financent le travail d’Amos.
Pour jouer Fiona, vous utilisez tout votre corps : votre minceur, vos seins, votre visage parfois défait.
Pourquoi y a-t-il tant de films sur les prostituées qui ne montrent rien ? qui ne disent rien ? Il faut y aller carrément ou ne pas le faire du tout. Sur le tournage de Sue, pour les scènes de nu, on me demandait si je voulais mettre une culotte chair. Mais ça ne me dérange pas d’être nue. Le rôle de Fiona m’intéressait aussi pour ça. Je suis fatiguée des rôles de sainte-nitouche. J’avais envie d’être honnête ! Et ce n’était pas un problème. J’ai toujours été nue dans mes films.
Votre visage et votre corps sont vos instruments de travail. Le vieillissement vous fait-il peur ?
Le temps passe, mais étrangement. J’ai joué une fille de 17 ans alors que j’étais bien plus âgée que ça. Des rôles m’ont échappé parce qu’une actrice concurrente disait être plus jeune que moi. Les gens me demandent souvent mon âge. Je ne veux pas le dire pour cette raison. Une actrice de mon âge que je connais depuis toujours a officiellement 32 ans. Moi aussi ! Mais je me sens vieille. Mon mari est mort depuis six ans… C’est une longue période. Etre veuve depuis six ans, c’est un peu comme si votre vie était terminée. Vous aimez quelqu’un plus que tout et il disparaît, il vous laisse là. Qu’est-ce qu’il vous reste à espérer ? Quelque chose s’est terminé. Sauf que je veux m’occuper de mes enfants. Je dois rester pour m’occuper d’eux.
{"type":"Banniere-Basse"}