Stratégie du naïf et zones de résistance : à Paris, trois artistes ont activé une zone de gratuité. Un trou dans la sphère marchande qui recycle les biens des autres et amorce un réseau résiduel de transactions.
« Vous les lavez au moins ? » Une voix de jeune fille face à un portant de vêtements disparates : un jean, une veste de costume, une blouse, un pantalon sexy. Elle agite un haut gris anthracite, scintillant à la lumière. « Je l’ai déjà pris et je l’ai lavé avant de vous le rendre, mais vous les faites bien nettoyer à chaque fois ? » Question de confiance. Premier contact, technique d’approche. Sourire entendu de la maîtresse des lieux. Un bref échange sur le pressing. La lycéenne signe le carnet de sortie de la boutique, notant nom, adresse, téléphone et description de l’habit. Comme sur une fiche de bibliothèque municipale. Un contrat sommaire pour officialiser l’échange, le « prêt gratuit » consenti à l’adolescente pour trois semaines. Autour d’elle, une affichette et des tracts confirment le pléonasme : un prêt sans engagement, qui prend le risque du vol (pas de chèque de caution) et chérit les éventuelles altérations infligées aux fringues empruntées : « Taches et trous font l’objet d’un marquage ou d’un rapiéçage spécifique. »
La copine de la cliente patiente, parcourant des yeux le reste de la pièce : deux paires de chaussures, des boîtes d’aliments pour chat, la photo d’un bébé en noir et blanc épinglée à un fil, un grand miroir, deux bancs de bois et une pile de livres. Des bouquins trop lus ou mal aimés, Un Vol de nuit, un vieil exemplaire d’Au Bonheur des dames, un pavé sur L’URSS au rythme de notre temps. Mélange de fonds de bacs de bouquinistes et de résidus scolaires. Elle s’attarde sur la rangée de vêtements cachés par une bâche en plastique qui donne à l’ensemble un faux air d’isoloir. Parfum d’austérité et mise en scène minimale dans un espace abstrait, impossible à définir, entre parcimonie esthétique et pauvreté assumée.
Une fois les jeunes filles sorties, Cécile Vanden-Bossche passe en revue les habits proposés. Quelques-uns sont sortis. Il faudrait réapprovisionner le stock en vêtements pour l’hiver. Ses propres habits qu’elle prête à des inconnus sous l’étiquette « Uniformes civils ordinaires ». Elle espère à haute voix que d’autres en apporteront, pour nourrir cet échange d’étoffes et en casser l’intimité identitaire. Qu’ils ne soient plus siens et changent de propriétaires. Une sorte de mobilier urbain portable et individuel. De la rue, un franc soleil frappe la vitrine, plaquant au sol l’ombre de l’enseigne peinte sur la vitre : « Freeland, zone de gratuité. »
« On a commencé à voir beaucoup de monde après un reportage diffusé par Canal+, se souvient à mi-voix Andreas Fohr, l’un des trois instigateurs de la zone de gratuité, le journaliste avait repéré un plant de cannabis dans notre vitrine. On est devenu la boutique vue à la télé. » Dans le faux magasin ouvert par les graphistes Léonore Bonaccini, Andreas Fohr et Xavier Fourt, tout est à prendre. Et à laisser. A emprunter, à rendre. Voire à voler.
Une expérience de gratuité qui prend la forme d’une proposition d’alternative économique sans motivation militante. Une gratuité dans tous les sens du terme, vécue comme un interstice amical au sein de la sphère marchande. « Nous nous situons en amont du discours oppresseur-oppressé, précise Xavier Fourt. Avant d’en arriver au discours, il faut une représentation. Nous nous situons donc à un niveau réflexif, analytique. La question pour nous est d’évaluer dans quelle mesure une zone de gratuité peut être une sphère de sens autonome. Constituer de telles zones de sens permet de constituer une zone de résistance. »
Quelques jours plus tôt, on les avait découverts autour d’un drôle d’objet : une table de bitume. Une peau de trottoir en guise de bureau de travail. Un bout de dehors, dedans. Et sur ce mobilier ainsi fabriqué de matière urbaine, des fiches, des notes d’intentions, des projets, des textes aux titres énigmatiques et revêches : « syndicat potentiel », « zone de gratuité », « mode d’emploi », « UCO ». Des mots d’économie éparpillés sur une table d’artistes, alors qu’ils étaient invités à présenter leur démarche au public le temps d’une exposition. Dans une odeur de goudron. Les trois graphistes avaient choisi un dispositif de salon professionnel, une esthétique « Journée portes ouvertes ». Une façon de s’inscrire dans le champ du discours de l’entreprise et des organismes professionnels, flyers contre trombinoscopes, compilation d’informations contre business-plan. Une incursion marginale et symbolique dans la rhétorique marchande pour faire apparaître au grand jour institutionnel leur acte de résistance.
« Par rapport au phénomène de la mondialisation, on ne peut qu’adopter la stratégie du naïf, précise encore Xavier. Dans le secteur culturel, tu es obligé d’avoir une stratégie autre que militante. Une stratégie militante, ce peut être réclamer des droits par exemple. Mais en adoptant cette position, tu avalises le système en place. La zone de gratuité n’est pas pour autant un projet utopique. On ne cherche pas du tout à dire que tout devrait être gratuit. C’est une recherche sur les formes sociales et politiques. »
A quoi sert la zone de gratuité de la rue des Taillandiers ? A une sorte de test du public, extirpé en cet espace restreint, et pour un moment limité, de son statut de consommateur. Une expérience de comportement économique libéré des impératifs financiers de la sphère du marché. Pour
Cécile, à l’origine du projet des « Uniformes civils ordinaires », « ce qui se passe au sein de la zone de gratuité n’est qu’une forme résiduelle. L’important, c’est le réseau qui se met en place entre les porteurs de vêtements, et qui m’échappe. » D’où le concept de « prêt gratuit » et non de don. Parce que bien sans valeur financière ne signifie pas sans statut économique et social. Une expérience antispectaculaire en soi.
C’est parce qu’il ne s’y passe rien, ou pas grand-chose, que la zone s’avère finalement remarquable. Avec ses vieilles fringues et ses bouquins inutiles, elle n’offre même que peu de choses à prendre. Un espace purement gratuit, qui n’existe presque que par son concept et refuse, par exemple, d’assumer une fonction d’aide sociale pour ne pas entrer dans une logique utilitaire. Des gens du quartier s’y arrêtent, une femme vient y chercher une veste pour un entretien d’embauche, un
garçon choisit un haut pour la Techno Parade. Actes naturels, non militants, dédramatisés.
Pour aiguiser leur propos, Bonaccini, Fohr et Fourt ont donc développé un autre projet, courant 2000 à Strasbourg : installer dans la rue, en plusieurs points, un mobilier urbain gratuit. Une sorte de rail à cinq plateaux, un présentoir qui inviterait à y déposer successivement des objets : achetés, volés, donnés, trouvés et empruntés. Histoire d’intervenir directement dans le quotidien des citadins. Une façon aussi de leur rappeler que toutes les villes regorgent de zones de gratuité non désignées. Des chutes de bois à la sortie d’un atelier au vieux poste de télé que l’on laisse en bas de chez soi, en passant par les magazines que l’on pioche dans les poubelles à journaux, la musique diffusée en magasin, une discussion politique pendant une manif, ou encore les verres à l’oeil offerts lors d’une inauguration. « L’idée était vraiment de constituer un mini-espace possible de transactions, ajoute Andreas, un maillon dans un plus vaste filet qui relierait la zone à un SEL et à d’autres micro-initiatives, qui se répondraient toutes les unes aux autres. »
D’où le projet de Syndicat potentiel, structure de réflexion et plate-forme de débat consacrée aux rapports entre art et économie. Depuis l’année dernière, ce réseau d’information se déploie progressivement pour organiser et décrypter les données économiques. En prenant le vocabulaire d’entreprise à son propre piège, les trois graphistes conçoivent des organigrammes de compagnies, à leur façon. Un travail de bénédictin pour répondre, graphique contre graphique, aux communiqués de presse et autres manifestations de la communication professionnelle. Parce que, au-delà de la description qu’il fournit, un organigramme est le reflet d’une structure, une représentation identitaire, la manifestation politique de l’esprit de l’entreprise concernée.
Les trois graphistes ont jusqu’à présent travaillé sur les participations croisées des firmes européennes. Une façon de figurer, de donner à voir la mondialisation comme phénomène lisible, identifiable. De replacer ce processus économique à sa juste valeur en en chiffrant les flux. « Mais j’aimerais aussi faire un organigramme de Paribas, ajoute Xavier, et travailler sur les multinationales : Disney, Nike, Pizza Hut, McDo. Etudier plus précisément leur implantation aux Philippines. Il y a tout un travail à faire sur l’Indonésie, où la collusion entre pouvoir économique et pouvoir politique atteint des niveaux insensés. Dessiner un organigramme des comptes de la famille Eltsine… » Bref inventaire des affaires en cours qui rappelle le travail d’un Pierre Carles, d’un Denis Robert. « Sans ancêtres, sans filiation, sans mémoire, sans propriétaire, sans limites nettes, afonctionnel, ni identitaire, ni relationnel, ni historique, inutile… », énumère l’une de leurs litanies de définitions de la gratuité. Figure de style que l’on pourrait reprendre pour leur propre compte, en la travestissant un brin : inutile et donc indispensable.
Freeland, zone de gratuité, 14, rue des Taillandiers, Paris XIème, 01.49.23.17.00.
A consulter : catalogue de l’exposition Le Capital, tableaux, diagrammes et bureaux d’études, publié par le Centre régional d’art contemporain Languedoc-Roussillon, 26, quai Aspirant-Herbert, 34200 Sète.
Et le catalogue de ZAC 99, en vente au musée d’Art moderne de la Ville de Paris (01.53.67.40.00).
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