Oublié du dernier palmarès cannois, L’Eté de Kikujiro est un faux film mineur et un vrai chef-d’oeuvre de drôlerie, de poésie et de mélancolie. Son auteur, l’homme-enfant Takeshi Kitano, livre ici ses conceptions de l’humour, du juron, du sentimentalisme et de la cinéphilie.
Avez-vous fait L’Eté de Kikujiro « contre » Hana-bi ?
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On ne peut pas formuler les choses de façon aussi nette et simple que ça. Ce nouveau film n’a pas été conçu « contre » Hana-bi. Simplement, j’avais fait toute une série de films mettant en scène des gangsters, des yakusas, des flics…, et j’avais envie de changer d’air, de m’échapper de cet univers de tension et de violence.
D’un autre côté, l’univers de Kikujiro, tout ce qui tourne autour de l’enfance et du jeu, n’était-il pas déjà présent dans de précédents films tels que Sonatine ou Kids return ?
Je ne sais pas s’il s’agit d’une constante de mes films, mais ce qui est sûr, c’est que le goût du jeu est une de mes manies incorrigibles. Ça se retrouve peut-être dans tous mes films, de façon plus ou moins flagrante, mais ce n’est pas quelque chose de préconçu.
Par rapport à vos films précédents, Kikujiro est-il plus proche de vos spectacles comiques, que l’on ne connaît pas en Europe ?
Non, c’est très différent de mes spectacles de télévision. Les gags que je balance à la télé sont beaucoup plus construits, plus écrits, plus cyniques, sans doute aussi plus « risqués », parce qu’ils sont novateurs et critiquent la société japonaise. Tandis que dans ce film, l’humour est beaucoup plus ancien, plus classique. Les Japonais qui me connaissent par la télé vont sans doute penser que je suis cinglé de faire un film avec des gags aussi traditionnels, des gags qui remontent à la nuit des temps. Mais Kikujiro, c’est du cinéma. Je ne peux pas faire au cinéma ce que je fais à la télé ; le cinéma impose un certain style de gags, plus visuels et plus gestuels.
Pour ce film, avez-vous été influencé consciemment par Chaplin, par Laurel et Hardy, par les buddy-movies américains, ou par les films avec un enfant ?
L’idée était de voir ce que j’allais faire de ce sujet rebattu, ça n’aurait donc eu aucun sens de recopier ou de m’inspirer d’un autre film. La preuve que je l’ai traité différemment, c’est le film lui-même : ça part comme un road-movie classique, puis comme la rencontre avec la mère se fait assez tôt et avorte, je me suis « perdu » en route et me suis retrouvé à tourner en rond dans un labyrinthe.
Vous considérez-vous comme un cinéaste cinéphile ?
Pas du tout. Je ne suis pas cinéphile, je vois peu de films. Cinéphile, ça veut dire aimer le cinéma ? Eh bien non, je ne peux pas dire que je suis un amoureux du cinéma. Quand je regarde un film, et notamment un grand film, je pense toujours technique, je me demande toujours comment ils font. Je ne suis jamais dans la peau du spectateur ordinaire, je ne peux jamais m’abandonner et prendre du plaisir. Je suis comme un footballeur qui regarderait la Coupe du monde : je ne pense pas qu’il y prendrait du plaisir, il aimerait plutôt prendre la place des joueurs sur le terrain.
Depuis votre Lion d’or à Venise, votre statut a-t-il évolué au Japon ?
Pas du tout ! On pense que j’ai eu le Lion d’or par hasard, que j’ai gagné la loterie en Italie (rires)… Sur les plateaux télé, au Japon, on tourne avec six caméras. Avant, j’avais l’habitude de participer à la réalisation en donnant mon avis sur le choix des caméras et des plans. Ce qui a changé depuis le Lion d’or, c’est que je n’ose plus rien dire, parce que je ne veux pas paraître présomptueux ou gêner le travail des autres.
Ce qui est commun à toutes vos mises en scène, c’est votre sens aigu de l’ellipse. Ici, l’ellipse se manifeste par la pudeur comme quand vous filmez l’enfant qui pleure, de loin et de dos.
Je suis comme ça, c’est ma nature : je n’aime pas montrer de façon trop directe ou trop évidente des choses trop sentimentales. C’est une question de pudeur, de timidité. Je n’ai pas de théorie de l’ellipse, je ne suis pas à l’aise quand les sentiments dégoulinent : alors, je préfère me mettre à distance ou couper.
Pourquoi Kikujiro insulte-t-il tout le monde à tout bout de champ ? Est-ce l’injure comme mode de subversion ?
Ce n’est pas si méchant que ça. Autrefois, les gens se parlaient comme ça, dans les milieux populaires, ponctuant leurs phrases par des insultes. C’est une façon de lier les phrases entre elles, un équivalent de l’américain « you know ». Je suis sûr qu’en France aussi, dans les quartiers populaires, les gens se parlent de cette façon, avec l’insulte facile et pas nécessairement agressive. On se traite de con ou d’enfoiré, mais c’est plutôt une marque amicale, un tic de langage. C’est comme ça qu’il faut prendre toutes ces insultes de Kikujiro. Quand il appelle le petit garçon « petit con », c’est affectueux. En revanche, quand il insulte le réceptionniste de l’hôtel, là il est en colère. Je crois qu’on comprend les nuances de la portée des insultes selon l’intonation et selon la situation. Si un copain m’apportait ici un
cadeau, je lui dirais sans doute « Mais grand con, fallait pas ! »
Dans le couple du film, on a le sentiment que vous avez voulu inverser les rôles adulte/enfant. L’adulte est un clown déconnant et l’enfant ressemble à un spectateur sérieux.
Ma démarche n’était pas d’inverser les rôles. Je crois que chez les deux personnages, il y a des allers-retours entre l’enfance et le sérieux, entre la gaieté et la tristesse. Kikujiro est dans cette situation où il doit emmener l’enfant voir sa mère ; il ne sait pas du tout comment se comporter avec lui et veut se mettre à sa portée. Il lui offre des chemises, il essaie de lui faire plaisir, de l’amener dans son monde. Ce n’est pas une inversion des rôles ; Kikujiro ne sait pas trop se situer et tente de trouver la bonne distance par rapport à l’enfant. Il faut voir ce film comme un conte. Ce serait un conte pour adultes. L’enfant est à sa place, il est lui-même, il est stable, alors que l’adulte gigote autour de lui. C’est l’inverse des contes pour enfants.
Pourquoi Kikujiro renonce-t-il à présenter l’enfant à sa mère ?
C’est vrai que ce point de l’histoire est très délicat et que j’ai beaucoup hésité au moment du scénario. Je crois que c’est lié à quelque chose de très japonais… D’abord, mon personnage est un peu abruti et, en même temps, il est très réservé, très pudique. Il s’est dit que plutôt que de s’introduire par effraction dans l’existence de cette femme qui a refait sa vie, il valait mieux garder une certaine distance. Cette timidité est très japonaise. Ça, c’est l’explication du point de vue de mon personnage. Maintenant, il y a aussi mon point de vue personnel : je préférais ne pas filmer la rencontre entre l’enfant et sa mère parce que je ne voulais pas tomber dans quelque chose de trop sentimental, de trop larmoyant. Je veux bien que mes films suscitent du sentiment, mais je ne veux surtout pas de pathos. Alors, Kikujiro invente, dit à l’enfant que ce n’est pas sa mère et préfère l’emmener dans un autre monde. Je préfère cette solution, qui évite les épanchements et qui protège l’enfant de chamboulements affectifs violents. Mais, vous savez, les adultes inventent souvent des histoires pour protéger les enfants. Quand j’étais petit, par exemple, on n’avait pas d’argent chez moi, on allait au restaurant avec ma mère et on mangeait des plats très modestes ; mais je reluquais les grandes assiettes des voisins et j’avais envie de manger ça ; ma mère me répondait que ces plats-là n’étaient pas bons pour les enfants, que ça me ferait mal à l’estomac ; pourtant, je voyais que des enfants avaient droit à ces bons plats à l’autre bout du restaurant ; et ma mère qui me rétorquait « Ah mais lui, c’est différent, il va bientôt mourir, alors il a le droit de manger ça » (rires)… Les adultes inventent un tas de trucs pour cacher une vérité trop cruelle aux enfants. Kikujiro procède de la même façon, il invente l’histoire de l’ange-clochette. Et il finit par y croire, comme je suis sûr que ma mère finissait par croire que les plats chers donnaient des maux d’estomac, tellement elle voulait me persuader.
Un yakusa, des bikers, un poète, un enfant : votre famille est constituée de marginaux de la société…
Ils ne sont pas si déterminés que cela, socialement. C’est l’été, ils se libèrent. Par exemple, les deux bikers ne sont peut-être pas bikers toute l’année, on ne sait pas ce qu’ils font exactement le reste du temps : peut-être que ce sont des employés modèles ? Ce ne sont pas nécessairement des marginaux, on ne sait pas. La seule chose que l’on sait, c’est que cet été-là, ils sont disponibles pour jouer avec l’enfant. Au Japon, les bikers sont des graines de yakusas, des jeunes gens qui aspirent à le devenir. Dans le film, à ma façon de parler, ils voient bien que je suis un yakusa. Donc, ils deviennent très polis avec moi, dans l’éventuel espoir d’intégrer plus tard une organisation. Les bikers ont une image violente, mais ce sont les yakusas qui font la loi. Croyez-moi, si un yakusa réclame du fric à un biker, ce dernier s’exécutera très poliment. Au Japon, les bikers ne font pas la loi !
L’humour est lié à l’enfance, au goût du jeu. Pour vous, est-ce aussi un outil subversif, un moyen de casser les conventions sociales ?
Oui, il peut s’agir de dynamiter les conventions sociales. Mais moi, je trouve qu’au Japon l’enfant est trop le roi. Je pense profondément qu’il faut resserrer son éducation, lui apprendre les bonnes manières. Le garçon du film est bien élevé et je crois que c’est ainsi qu’un petit garçon doit se comporter : être poli, discret, ne pas la ramener. L’humour peut servir à détruire les relations sociales, mais je crois qu’il faut réorganiser les relations sociales, et pas de la façon superficielle qui semble être la règle actuellement.
Ce que vous dites là est surprenant : de nombreuses scènes de L’Eté de Kikujiro n’illustrent pas vraiment un resserrement de l’éducation tel que vous le prônez.
Dans le film, en effet, je ne montre pas du tout ce qu’il faut faire ! Mais en dehors du film, je crois qu’il faut revoir l’éducation des enfants.
Par rapport à des films comme Sonatine ou Hana-bi, Kikujiro est beaucoup moins formaliste, avec une narration beaucoup plus classique, des plans moins surcadrés, un style moins « visible ».
Il n’y a pas d’évolution préconçue de mon style, il n’y a pas de volonté formaliste. J’aborde chaque film comme une entité indépendante et le style de tel ou tel film correspond à l’histoire que je raconte à tel moment précis. Là, il s’agit d’une rencontre et d’un voyage, c’est une histoire linéaire, elle appelait un style simple et une narration linéaire. Je raisonne film par film, pas dans la perspective globale d’une oeuvre. L’oeuvre vient après, elle est le résultat de tous les films mis ensemble. L’oeuvre, c’est un résultat, pas un postulat.
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