Marc Recha, non. Il a déjà trouvé. Il sait que la “vraie vie” n’est pas ailleurs comme le croient dur comme fer les Rimbaud en herbe. La vraie vie est ici et maintenant. En l’occurrence, dans un village espagnol perdu au fond d’une sublime vallée au sud de Valence, où l’on ne parle que le […]
Marc Recha, non. Il a déjà trouvé. Il sait que la « vraie vie » n’est pas ailleurs comme le croient dur comme fer les Rimbaud en herbe. La vraie vie est ici et maintenant. En l’occurrence, dans un village espagnol perdu au fond d’une sublime vallée au sud de Valence, où l’on ne parle que le catalan – la langue est une des singularités du film. Là, au début de l’hiver, sans cris, sans heurts, va se dérouler un écheveau humain constitué d’intrigues douces-amères, presque banales. Les aléas de l’existence des gens normaux qui n’ont rien d’exceptionnel, observés par les choses qui les entourent. ?Les rochers sont de vieux hommes qui nous regardent et qui n’arrêtent pas de nous regarder?, dit Angel, le petit garçon dont les sentences poétiques ponctuent le récit, sacralisant le lien des hommes à cette nature omniprésente qui relativise leurs petites tragédies personnelles : la maladie de l’aïeule qui élève seule ses petits-enfants en l’absence de leur mère partie sur les chemins avec un cirque ; la fuite pour la ville du docteur Marti qui n’ose pas révéler son cancer ; les cambriolages du braconnier Manolo chez ses voisins agriculteurs… Posément, par petites touches opiniâtres, le cinéaste compose le tableau d’une communauté, une tapisserie nuancée de scènes très brèves. Malgré une discrétion infinie, un refus de surligner, le cinéaste ne laisse rien au hasard. Par exemple, une simple oeillade de la jeune fille Dolors, au début du film, vers le médecin Andreu, remplaçant de Marti, annonce une relation qui ne se concrétisera qu’à la fin – on ne le comprend qu’après coup.
Recha est un génie de l’ellipse. Les dialogues sont parcimonieux et les scènes se réduisent en général à deux ou trois échanges. Parfois, les gestes ou les regards suffisent. Si le découpage était plus radical, plus signifiant, on pourrait parler d’économie bressonienne du récit. On y pense un peu, mais L’Arbre aux cerises n’a pas l’intensité mystique de Pickpocket ou Mouchette. Etranger à une telle violence, Recha est plutôt un écologiste au sens premier, c’est-à-dire quelqu’un qui étudie les interactions des êtres vivants avec leur milieu. Cette manière d’inscrire en permanence les personnages dans le paysage, à égalité avec les arbres (cf. le cerisier emblématique), les torrents, les pierres, les montagnes, est une des grandes réussites du film : lent et ample panoramique sur une splendide crête rocheuse, étendue de végétation qui prélude souvent à l’arrivée d’un personnage dans le lointain, en auto ou à pied, que la caméra va cueillir au terme de sa trajectoire, en plan rapproché. Le cinéaste ne fait pas de la belle image pour la belle image. Il se sert du paysage pour peindre l’esprit des gens, pour mieux les (dis)cerner. ?Ce regard sur l’univers de la vallée, comme à travers un kaléidoscope, transforme et conditionne les personnages?, dit Recha. Les personnages eux-mêmes s’expriment parfois par le truchement des éléments naturels. Voir le très beau moment où Vicent, l’apprenti boulanger, premier petit ami de Dolors, brouille le reflet de la jeune fille dans la rivière. En plongeant la main dans l’eau, il efface symboliquement celle qui lui résiste.
Ce qui est admirable, voire saisissant, c’est l’absence absolue de drame, de pathos, alors que de nombreuses situations pourraient s’y prêter. Si le cinéaste détaille une mesquinerie sans importance – le facteur qui jette les lettres des enfants au père Noël dans une décharge après en avoir chipé les timbres -, il suggère à peine l’arrestation du braconnier, ou la mort de la grand-mère – explicitée par un plan de la famille réunie dans le cimetière. Recha est un adepte convaincu de la litote. Il suffit d’un plan sur une légère traînée de sang dans un évier pour montrer que Roser, ex-maîtresse du docteur Marti, a compris que celui-ci est gravement malade.
Certes, tout ceci ne respire pas la franche gaieté, ni la fureur de vivre. Comme l’arbre aux cerises, qui finira par mourir avant la fin de l’hiver, les personnages las, au seuil de la vieillesse, sont entrés dans une longue hibernation physique et morale. La seule à incarner l’avenir, Dolors, met les bouchées doubles et enchaîne les expériences amoureuses. On dirait que c’est la vitalité même de ce personnage qui incite le cinéaste à oser un effet mode – l’unique du film. Lors de la séquence de la virée en bagnole de Dolors avec son deuxième petit copain, le rythme devient hip-hop, la lumière irréelle, les mouvements de caméra saccadés, le montage haché. Mais c’est un fantasme fugace qui ne dure que quelques secondes. Le tempo mesuré de la narration reprend aussitôt son cours, avec son lent délitement de vies prises dans la gangue de la routine campagnarde. ?Comme la vie de mes personnages?, dit Recha, ?le cinéma est une espèce de combat contre l’érosion inexorable de la mémoire, du mouvement du temps qui ne s’arrête jamais et qui défait tout. Si je parviens à entièrement figer l’instant, à l’imprimer sur pellicule, alors je crois que j’ai attrapé le temps.?
Etonnant comme cela ressemble au credo d’un autre cinéaste espagnol, le très rare Victor Erice – trois films en vingt-sept ans -, qui plaçait également au centre de son Songe de la lumière (1992) un arbre, le cognassier, dont un peintre tentait d’arrêter l’irrésistible évolution sur une toile. Marc Recha fait partie de ces quelques cinéastes qui ne se contentent pas de mettre en scène leurs petites histoires en pliant le réel à leurs obsessions internes. Il part du réel pour échafauder son récit, puis tout le processus du tournage devient une vérification permanente de l’articulation de cette fiction avec le réel. C’est de cette confrontation que naît la beauté. Le cinéma espagnol devra désormais compter avec Marc Recha qui, à l’inverse de certains de ses compatriotes (Julio Medem, Alejandro Amenabar) tentés par des paraphrases habiles du cinéma de genre américain, mais à l’instar d’Erice, ouvre tranquillement une brèche profonde à travers laquelle nous pouvons contempler le monde dans son intégrité et voir le temps passer avec une conscience aiguë de son écoulement.
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