Remakes, fantasmes et obsessions : les liaisons particulières d’Alfred Hitchcock et de l’art contemporain.
Plus qu’une référence, une présence : le cinéma d’Alfred Hitchcock traverse l’art d’aujourd’hui avec une récurrence obsessionnelle. Des jeunes femmes blondes mises en scène par Cindy Sherman aux expérimentations visuelles de Douglas Gordon sur Psychose ou Vertigo dans son dernier Feature film, en passant par les fameux Remakes de Pierre Huygue. Une relation ambiguë, mêlée de respect et d’ironie, entre interprétation et divagation. Liaisons essentielles entre une génération pétrie des images du cinéaste britannique et l’oeuvre d’un portraitiste des névroses contemporaines. Alors que l’exposition Notorious: Alfred Hitchcock et l’art contemporain vient de fermer ses portes au musée d’Art moderne d’Oxford, l’éclairage de son instigateur, Kerry Brougher, sur l’héritage hitchcockien des artistes contemporains.
Kerry Brougher Aujourd’hui, le cinéma est devenu une référence pour l’art contemporain. Mais je crois que l’importance d’Hitchcock s’inscrit de façon toute particulière dans ce contexte culturel parce qu’il occupait une position à part, entre l’avant-garde de ses recherches cinématographiques et le fait qu’il travaillait pour les grands studios américains, l’aspect plus commercial de son activité. Il existe donc une tension particulière dans son travail. Hitchcock s’intéressait également beaucoup à la psychologie de l’homme moderne, à la névrose de l’âge contemporain : un sujet d’attrait évident pour l’art contemporain. Plus que tout autre réalisateur, Hitchcock était aussi devenu de son vivant une star de cinéma. Il est donc une cible naturelle pour les artistes. D’une drôle de façon, il représente des idées plus grosses que lui : l’idée du thriller, du suspens, du mystère.
A quel moment les artistes ont-ils commencé à travailler à partir de sa filmographie ?
L’oeuvre la plus ancienne que nous ayons choisie pour l’exposition Notorious remonte à 1977. C’est un Film still de Cindy Sherman, qui est une référence indirecte à Hitchcock. Au début des années 80, Victor Burgin a produit des travaux en rapport avec ses films. Il en existe probablement de plus anciens, mais je crois que la résurrection d’Hitchcock, son émergence dans le champ de l’art contemporain, a commencé au moment de sa mort, en 1980.
Certains films sont-ils plus importants que d’autres dans la relation qui s’est établie entre le cinéma d’Hitchcock et l’art contemporain ?
Sans aucun doute, le film le plus présent dans les oeuvres d’artistes est Vertigo. Il semble tellement riche, il peut être lu de tant de façons différentes que c’est le plus cité par les artistes. Suivent Pas de printemps pour Marnie et Psychose. Le cas de Marnie est intéressant : le film répond à la croissante préoccupation des artistes, à la fin des années 70, pour la représentation de la femme au cinéma. A quel point le médium cinéma est-il voyeur en montrant ces femmes commettre des meurtres et se retrouver prises au piège ? L’artiste canadien Stan Douglas s’est ainsi posé la question en réalisant en 1989 une installation monumentale, Subject to a film: Marnie. Son oeuvre part d’une séquence du film, où l’on voit Marnie voler de l’argent dans le coffre-fort du bureau. Stan Douglas a refilmé cette séquence, en noir et blanc, avec une autre actrice. Il l’a remise en scène, bien avant que Gus Van Sant n’y pense à son tour pour Psychose. Ce que Douglas nous montre ainsi, c’est Marnie prise au piège de son vol, puisque la séquence passe en boucle. L’installation est complètement silencieuse, mis à part le souffle du projecteur. Le mécanisme de cinéma est en ce cas réduit à l’acte même de voler. Nous devenons complices du crime commis. Dans un autre genre, mais toujours en rapport avec Marnie, l’artiste new-yorkaise Judith Barry a tourné en 80-81 Casual shopper, qui raconte l’histoire d’une femme qui vole en supermarché et se trouve dans l’incapacité d’entrer en contact avec les autres.
Certains artistes comme Pierre Huygue et Douglas Gordon ont cherché à reproduire les films d’Hitchcock.
Dans le cas de Pierre Huygue, ce qui m’intéresse dans ses Remakes de Fenêtre sur cour, c’est qu’il refait le film. Comme Gus Van Sant a refait Psychose plan par plan. Mais contrairement à Gus Van Sant, qui se place dans une logique de décalque, Pierre Huygue arrive juste en deçà d’Hitchcock : les acteurs qu’il photographie ont l’air un peu amateurs, ses décors sont plutôt mauvais, son cadrage approximatif. Ce travail dénote une volonté de se promener dans l’univers d’Hitchcock, tout en s’en démarquant très nettement. Ce n’est pas du Hitchcock, c’est complètement différent. C’est vraiment nous, public, imaginant que nous sommes dans un film d’Alfred Hitchcock. C’est du fantasme.
Hitchcock s’intéressait-il à l’art ?
Absolument. Sans être pour autant un collectionneur réputé, Hitchcock s’intéressait à l’art moderne et connaissait quelques artistes. Il était très heureux que Salvador Dali ait participé à la séquence du rêve dans La Maison du Dr Edwardes. C’était son idée. Je pense que certains de ses films sont presque des oeuvres surréalistes. Vertigo par exemple, en racontant l’histoire d’un homme plongé dans un décor de fantasmes, à la recherche d’une femme qu’il n’arrive jamais à atteindre, est en quelque sorte un remake d’Un Chien andalou. Pour la fameuse scène du rêve du même film, Hitchcock avait même fait appel à un artiste par ailleurs peu connu, John Ferren.
Hitchcock avait-il selon vous une démarche artistique dans la préparation de ses films ?
Je crois que ce qui fait vraiment la spécificité d’un film d’Hitchcock, c’est qu’il en contrôlait le moindre détail. Les lieux de tournage, les costumes, la façon dont les acteurs bougeaient. On raconte qu’une fois qu’Hitchcock avait dessiné le storyboard d’un film, il s’en désintéressait parce qu’il estimait son travail terminé. Je crois que c’est vrai. Un de ses scénaristes m’a raconté qu’une fois Hitchcock lui avait confié : « Ça y est, le film est terminé. Nous n’avons plus qu’à nous présenter sur le plateau pour nous assurer qu’ils le tournent comme nous le voulons. »
Dans quelle mesure les actrices d’Hitchcock ont-elles inspiré les artistes contemporains ?
Je crois qu’elles ont vraiment joué un rôle important. Et je crois que c’est l’une des raisons pour lesquelles Marnie a tant inspiré les artistes. Ça se joue à plusieurs niveaux. On raconte que pour Hitchcock Marnie était une sorte de remake de Vertigo, puisque dans Vertigo le personnage joué par James Stewart tente de transformer Kim Novak-Judy en Kim Novak-Madeleine, et que le réalisateur aurait de même voulu transformer l’actrice Tippi Hedren en Grace Kelly. Les relations qu’Hitchcock entretenait avec ses actrices et sa volonté de les plier à sa vision des choses ne peuvent qu’intéresser les artistes. Mais en revoyant les films d’Hitchcock, on a l’impression que finalement il était plutôt compatissant envers les femmes, envers la façon dont le cinéma les traitait. Les Film stills de Cindy Sherman s’adressent à cet aspect de son travail. Ainsi que le travail de Victor Burgin, avec The Bridge, qui pose à la fois la question de la femme au cinéma et dans les arts plastiques, dans un croisement de références à Hitchcock et aux peintres préraphaélites.
En ralentissant Psychose à une durée de vingt-quatre heures, Douglas Gordon a-t-il réalisé l’oeuvre d’art la plus hitchcockienne ?
Ce n’est pas forcément l’oeuvre la plus hitchcockienne, c’est certainement la plus spectaculaire. D’une certaine façon, c’est un travail anti-hitchcockien, parce qu’il ralentit le film au point qu’il devient possible de l’analyser plan par plan. Ce qu’Hitchcock n’aurait probablement pas apprécié. Mais cette pièce de Gordon explore un terrain fascinant : l’espace qui existe entre un film et une image immobile. Ce qui en ressort, c’est l’incroyable précision du cinéma d’Hitchcock. En regardant 24 hour Psycho, on se rend compte à quel point chaque image est pensée, le décor est précis, chaque cadrage a une signification. On aperçoit même des choses à l’horizon. Ce n’est pas forcément l’oeuvre la plus hitchcockienne, mais c’est certainement celle qui révèle le plus Hitchcock. Par contre, pour l’exposition, nous avions commandé une série de montages de films d’Hitchcock à deux cinéastes allemands, Christoph Girardet et Matthias Müller. C’est un travail hitchcockien en ce qu’il vous ramène en plein dans l’univers de son cinéma. Une séquence s’attarde sur les détails dans ses films, une autre sur l’architecture, une autre sur les femmes en danger, une autre sur les scènes de rêve et de cauchemar, une autre sur les mères. Le dernier est un gros plan d’Ingrid Bergman dans Les Amants du Capricorne, ralenti et grossi. Le visage de l’actrice, et une larme coulant de ses yeux.
Au fil des ans, l’attitude des artistes envers Hitchcock a-t-elle changé ?
Oui, les travaux plus anciens s’intéressaient à la psychanalyse et au féminisme par le biais de ses films. Alors qu’aujourd’hui les artistes font davantage preuve d’ironie, de décalage, en refaisant eux-mêmes certains de ses films. L’artiste américain David Reed a ainsi recréé la chambre de Vertigo en y ajoutant l’une de ses peintures parce qu’il avait toujours voulu voir l’une de ses toiles dans un film d’Hitchcock (cf. photo page de gauche). C’est une oeuvre très drôle. Comme le 24 hour Psycho de Douglas Gordon, qui est à la fois bizarre, conceptuel et plein d’humour.
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Alfred Hitchcock , Catalogue de l’exposition Notorious: Alfred Hitchcock and contemporary art (Museum of Modern Art, Oxford).
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