Premier amour de Beckett, un récit tragique et réjouissant emmené par un immense acteur : Jean-Quentin Châtelain.
« … Elle se mit à se déshabiller. Quand elles ne savent plus que faire, elles se déshabillent, et c’est sans doute ce qu’elles ont de mieux à faire. Elle enleva tout, avec une lenteur à agacer un éléphant, sauf les bas, destinés sans doute à porter au comble mon excitation. C’est alors que je vis qu’elle louchait. Ce n’était fort heureusement pas la première fois que je voyais une femme nue, je pus donc rester, je savais qu’elle n’exploserait pas. » Pour l’eau de rose, il faudra repasser. C’est même plutôt en eau de boudin que tourne le premier amour dont il est question. Beckett attaque le coeur par les tripes sans faire de sentiment et enfonce la plume dans le lard. On se souvient des années lycée où l’on apprend que Beckett faisait partie des auteurs « de l’absurde ». Pour peu que l’on ait fait une sortie « théâtre », on le vérifiait : Beckett, c’était très difficile à comprendre, souvent réservé à « ceux qui savent ».
Premier amour vient mettre à mal toutes ces années d’ennui. Texte de jeunesse, il préfigure toute l’oeuvre de Beckett. Débarrassée du nuage de protection « attention chef-d’oeuvre », l’écriture apparaît concrète, matière organique et vivante, à l’image de ces bouses de vaches sur lesquelles le personnage se surprend à écrire le prénom de son « amour » puique c’est bien ainsi qu’il faudra nommer cet état. « Je n’avais pas de données là-dessus, n’ayant jamais aimé auparavant, mais j’avais entendu parler de la chose, naturellement, à la maison, à l’école, au bordel, à l’église, et j’avais lu des romans en prose et en vers, sous la direction de mon tuteur, en anglais, en français, en italien, en allemand, où il en était fortement question. »
L’acteur Jean-Quentin Châtelain et son metteur en scène Jean-Michel Meyer sont les responsables de cette désacralisation salutaire. Ils nous font entendre ce Beckett féroce, drôle, dont la misanthropie n’a d’égale que la lucidité qu’il porte sur lui-même et ses congénères. Châtelain donne une épaisseur toute terrienne au personnage, n’hésite pas à délivrer comme preuves de bon sens les questionnements les plus absurdes. Un phrasé un peu lourd, une manière de créer le suspens au détour de chaque mot, réussissant le tour de force de toujours nous surprendre quand on pensait pouvoir finir les phrases à sa place. Rusé, il nous promène de fausse piste en fausse piste, là où l’on croyait respirer la violette, on tâtera de la merde. Tout commence au cimetière, l’odeur des morts étant plus supportable à l’auteur que celle des vivants, pour se terminer dans un deux-pièces-cuisine que le personnage s’empresse d’arranger pour en détruire toutes références éventuelles à un nid d’amour. La scène est des plus sobres, quasiment dans la pénombre, seul un cercle de lumière pâle se dessine sur le sol, rond de piste comme celui que l’on fait aux clowns. Sobres, les attirails du théâtre le sont aussi : un chapeau noir et une chaise qui grince sont les seuls accessoires de l’acteur. Jean-Quentin se balade Beckett au bras, finit par se confondre avec lui alors qu’a priori tout les sépare. Pas d’états d’âme au programme, mais de vraies blessures de vie, laissant leurs traces indélébiles, cicatrices visibles et invisibles à aller observer, tout spectacle cessant.
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