Mélange élégant de cinéma burlesque et d’esthétique japonaise, de contemplation urbaine et de dérive nocturne, de culture rap et d’univers mafieux, Ghost Dog, la voie du samouraï est une superbe réussite de Jim Jarmusch. Un cinéaste revenu en état de grâce depuis son merveilleux Dead man, qui nous confie ici son total respect pour les gens en marge de la loi.
Digne représentant du Manhattan underground, icône new-yorkaise dès le début des années 80, « cinéaste-rock » ultime (si tant est que cette expression ciné-rock signifie quelque chose), Jim Jarmusch est indissolublement lié à une époque, pour le meilleur et, parfois, le moins bien. Le meilleur : Stranger than paradise et Down by law, noir et blanc granuleux, minimalisme élégant et humour pince-sans-rire. Le moins bien : Mystery train et Night on earth, ou l’assèchement d’une inspiration, le style transmué en tics, une forme d’automaniérisme tournant fatalement en rond. Jarmusch, cinéaste d’une époque, allait-il rester sur le sable une fois la vague retirée ?
Dead man fut la splendide réponse, film d’une ampleur et d’une richesse insoupçonnables jusque-là : tout en conservant ses plus beaux attributs (plans soigneusement composés, laconisme narratif, élégance des attitudes et des corps…), le cinéma de Jarmusch changeait de braquet. De cinéaste à la mode, de simple icône branchée, Jarmusch accédait au statut de grand.
C’est l’altitude de Dead man que tutoie Ghost Dog. Dans ce nouveau film, Jarmusch mélange avec une rare élégance le cinéma burlesque et l’épure japonaise, le comique et la poésie, le monde des mafieux italo-new-yorkais et l’univers du rap, une vision rêveuse de New York et un personnage fantomatique (remarquable Forest Whitaker, qui réussit le prodige d’être à la fois lourd et aérien, évanescent et incarné), la mémoire des formes et genres anciens et leur subversion décalée.
A l’image de son héros qui communique par pigeons voyageurs mais écoute du rap contemporain sur des autoradios dernier cri, Jarmusch fait ses films un pied dans le passé et l’autre dans le présent le plus immédiat. Ni artiste passéiste se contentant d’imiter les oeuvres d’hier, ni moderniste radical faisant table rase du passé, Jarmusch apparaît plus simplement et modestement comme un contemporain respectueux des anciens et préoccupé par l’idée de transmission.
Jim Jarmusch Ma première impulsion concernant le projet Ghost Dog était de dresser le portrait d’un tueur à gages sympathique. Au début, c’était simplement l’histoire d’un tueur qui allait se faire liquider. Puis, comme avec tous mes projets, j’ai commencé à y agglomérer tout un tas de notations, d’anecdotes… J’ai toujours un petit bloc-notes dans lequel j’inscris des observations, des pensées qui me viennent. Ensuite, je finis par me mettre vraiment à écrire le scénario, et là, j’essaie de relier ces idées entre elles. Je ne me mets jamais à mon bureau avec une histoire précise en tête : ma méthode consiste plutôt en un lent processus d’accumulation.
C’est l’impression que l’on ressent à la vision de Ghost Dog : une accumulation gracieuse de petits détails plutôt qu’un gros bloc massif.
J’ai toujours opéré de cette façon. Peut-être que ce coup-ci c’est encore plus visible, à cause de la structure du film. Mais je ne sais pas trop, car je suis la dernière personne à qui on peut demander d’analyser ses films.
L’idée d’ancrer le personnage dans la philosophie samouraï s’est-elle imposée d’emblée ?
Non, c’est venu en cours d’écriture. Je ne connaissais même pas Hagakuré, le livre secret des samouraïs avant de commencer à écrire. Cela dit, je m’intéressais à la culture samouraï, j’avais lu Le Code des samouraïs. Après avoir lu Hagakuré, j’ai isolé certains chapitres ou paragraphes, tout ce qui me semblait en relation avec mon personnage et mon histoire. Mais je ne les ai inclus dans le scénario qu’après avoir écrit toute l’histoire. Et même au cours du montage, je modifiais la place de ces inserts dans la structure générale du film.
Jusqu’à quel point es-tu connecté à cette culture samouraï ?
Je m’y intéresse depuis un certain temps. Ça vient de mon intérêt pour la culture japonaise en général, pour la philosophie extrême-orientale, pour les films de samouraïs et de kung-fu aussi, évidemment. Tout cet ensemble me fascine. Mais c’est vrai que j’ai intégré cette culture tardivement dans Ghost Dog. Quand je fais un film, je ne fais jamais de recherches spécifiques, j’y ajoute des choses qui m’intéressent déjà. Et c’est à partir de ces intérêts divers que j’essaie de bâtir une histoire. Je ne devrais peut-être pas avouer cette méthode empirique, j’aurais l’air plus malin si je disais (affectant un ton vaniteux) : « Oui, j’avais tout prévu et conçu à l’avance, j’ai tout maîtrisé de A à Z, depuis le début. » Sauf que ce n’est pas la vérité.
Mais c’est cet empirisme, cette méthode au feeling, qui donne au film sa légèreté, sa liberté.
Oui, on pourrait comparer ça au jazz, au be-bop : les mecs prenaient un standard et le transformaient en improvisant dessus. Ils se lançaient dans de longs solos improvisés, mais restaient quand même au sein d’une structure. D’ailleurs, c’est précisément la structure qui permettait cette liberté. J’aime cette dialectique-là, j’aime cette idée d’une structure qui reste ouverte, ce mélange de charpente et de liberté, parfaitement exprimé dans le be-bop. Le hip-hop est de ce point de vue très proche du be-bop sauf que les rappeurs samplent les standards directement. Le be-bop ne sample pas, il cite. Ghost Dog est donc plutôt un film be-bop : il cite des films ou des éléments de culture et les retravaille librement plutôt qu’il ne les sample. J’aime cette liberté, cette façon de faire. Sûr, j’aimerais bien parfois avoir un cerveau tel qu’il me permette d’inventer des histoires en partant de zéro, mais je n’ai tout simplement pas ce type d’imagination.
Ce qui change des concepts clés en main et des films ressemblant à des objets de consommation interchangeables.
Toutes les méthodes sont respectables, c’est la diversité qui est importante. Il y a des cinéastes qui n’ont même pas de scénario, qui commencent à tourner avec une vague idée générale. Moi, j’avoue que je serais incapable de travailler sans scénario : il me faut une carte routière, sinon je ne trouve pas mon chemin. Ce qui compte, c’est que ma carte routière me permette de faire des détours si j’en ai envie.
Pour rester sur la métaphore musicale, peut-on dire que tu as improvisé sur une ligne mélodique qui était le genre « film de gangsters » ?
Absolument. Je dirais les films policiers en général, pas les films noirs. Je suis un puriste en matière de films noirs et, pour moi, le film noir se situe dans les années 30 et 40, avec un style bien particulier de lumière, de personnages et d’histoire, un contexte historique spécifique. Tout cela a évolué dans les années 50, quand les Don Siegel ou Sam Fuller se sont mis à tourner sur les lieux réels mais ce n’était plus exactement des films noirs. Les films noirs étaient plastiquement ancrés dans l’expressionnisme allemand. Ghost Dog est une variation sur le polar au sens plus général.
Ta démarche be-bop sur Ghost Dog est-elle comparable à ce que tu as fait avec le western sur Dead man ?
Oui, dans la mesure où, dans les deux films, j’ai utilisé les genres comme point de départ. Mais après, vogue le bateau. Les genres m’inspirent, mais je m’efforce de ne pas les recopier comme une formule toute faite, j’y greffe mes obsessions et mes marottes.
Es-tu conscient de ta position dans l’histoire du cinéma, quelque part entre classicisme et postmodernité ?
Je n’arrive pas à penser en ces termes. Les gens construisent toujours toutes ces catégories : le classicisme, la modernité, ou alors les hippies, puis les beatniks, puis les punks, etc. Moi, je n’arrive pas à voir les frontières nettes entre ces catégories, je ne distingue pas le point exact où ça a changé. C’est comme observer l’océan : on voit les différentes vagues, mais on ne sait pas où elles commencent, où elles finissent et, à vrai dire, tout ça n’est qu’un seul et grand océan. Dans la culture, c’est pareil, il n’y a qu’un seul mouvement perpétuel. Il y a le blues, qui s’est transformé progressivement en rhythm’n’blues, puis en soul, puis en funk, puis en hip-hop, etc. Certes, tous ces mouvements et ces styles existent, mais ils font tous partie du même océan. En revanche, ce qui me fout vraiment en rogne avec les jeunes cinéastes, c’est quand leur premier sujet de conversation est du genre « Qui est ton agent, comment trouves-tu le fric, qui te finance, combien tu gagnes ?, blablabla. » Putain, pourquoi ces types-là ne me parlent jamais d’Edgar G. Ulmer ou de Pasolini ?! Pourquoi ne parle-t-on pas des films, de leurs origines, de l’histoire du cinéma, de nos goûts et du pourquoi de nos goûts ?! Ça me rappelle un truc drôle. A Cannes, j’ai rencontré David Cronenberg dans l’ascenseur. En tant que président du jury, il n’avait pas le droit de parler, surtout aux cinéastes en compétition. Moi, je ne l’avais jamais rencontré et je n’ai pas pu m’empêcher de lui hurler spontanément mon admiration : « Oh man, Videodrome et Faux-semblants sont deux de mes films préférés de tous les temps. » Quand il est sorti de l’ascenseur, je me suis tout d’un coup senti mal, je me suis dit « Merde, il va sûrement penser que je lui lèche les bottes pour avoir un prix ! » J’étais vraiment emmerdé alors que ma réaction était celle d’un cinéphile de base, sans aucune arrière-pensée. Franchement, je me fiche de la compétition en tant que telle : comment deux films peuvent-ils entrer en compétition ? C’est absurde. J’aime aller à Cannes, être présent, montrer mon film dans un contexte à la fois cinéphile et prestigieux, mais l’idée de compétition est ridicule. Et à côté de ça, Cronenberg a dû me prendre pour un connard lèche-cul essayant grossièrement de placer ses billes ! Alors que moi, c’était « Waoooww, Cronenberg en chair et en os, celui qui a fait tous ces putains de films géniaux ! » Alors, quand les jeunes cinéastes ne parlent pas de cinéma, ça me rend malade. Les films viennent de partout, c’est ce que m’a enseigné Nick Ray. « Tu veux réfléchir à ton prochain film ? Va voir un match de base-ball… Regarde un tableau… Observe le design d’une voiture… Regarde tout ce qui te plaît et qui n’a rien à voir avec ton film, car après, ça aura tout à voir avec ton film. » Quand un jeune cinéaste noue ce genre de rapport, je suis soulagé, mon coeur s’ouvre, enfin quelqu’un avec qui on peut dialoguer. Mais la majorité me frustre. Je ne sais pas moi, quand je lis Dante, ça me touche, ça peut m’éclairer sur ma vie ou le monde actuel… mais la plupart des jeunes cinéastes se fichent de Dante.
N’est-ce pas caricatural de percevoir la jeune génération comme aculturée, sans racines et sans lien aux anciens ?
Quand nous étions jeunes, mes amis et moi combattions l’académisme culturel, les enseignants poussiéreux ou sectaires. On disait « Oui, nous aimons Dante et Shakespeare, mais nous aimons aussi Charles Willeford, Jim Thompson, nous aimons aussi le roman noir, nous aimons ce que vous considérez comme de la sous-culture… » Pour nous, écouter le bluesman Son House, c’était aussi beau et important que d’écouter Mahler. Quand quelque chose est bon, c’est bon, quels que soient l’époque ou le style. Nous voulions le meilleur de tout ! Et l’académie nous rétorquait « Non, non, ça, c’est de la merde, de la distraction vulgaire, l’art, c’est autre chose. » Et aujourd’hui, je me retrouve presque dans la position inverse, je me sens obligé de défendre les vieux trucs : « OK, j’aime le Wu-Tang Clan, mais j’écoute aussi Purcell, j’écoute de la musique baroque duXVIIIème. » Et les jeunes me répondent « Hein, de quoi tu parles, là ? » Ce qui ne fait pas partie de la « culture pop » est dédaigné, pas écouté, pas vu. C’est quand même désespérant. Moi, aujourd’hui comme hier, je me bats pour les mêmes choses : tout ce qui te touche, tout ce qui t’émeut, possède de la valeur. Tout ce qui est beau et bon est magique, nourrissant. Il faut être ouvert à tout, il faut être réceptif à la beauté, d’où qu’elle vienne. Les artistes fous et déjantés, les créateurs kamikazes ne datent pas d’aujourd’hui, il y en avait déjà en l’an 1500. Les anciens aussi peuvent être nos héros et nous inspirer. Pourquoi ne s’intéresser qu’à la dernière sensation branchée ?
Ce rejet conjugué des anciens qui ignorent la nouveauté et des jeunes qui ignorent les anciens, n’est-ce pas le sujet profond de Ghost Dog ?
Sans doute, je ne sais pas… J’aime ce qui me touche, je me moque d’où ça vient et de quelle époque ça date.
Quand même, le film évoque beaucoup la « vieille école », l’idée d’éthique et de transmission d’une génération à l’autre.
Lors d’un séjour au Japon, il y a une dizaine d’années, je parlais avec de jeunes cinéastes locaux. Je leur disais mon admiration pour Ozu. Pour eux, Ozu n’était qu’un vieux schnock qui faisait du cinéma à la papa. J’étais interloqué ! Je leur répondais « Mais enfin, regardez ses films ! » Mais non, ils étaient dans un trip de rejet systématique des aînés. Bon, je peux aussi comprendre cette attitude à un moment donné, il faut bien se rebeller, combattre l’ordre ancien. Je me souviens qu’en pleine période punk je me suis engueulé avec un type à propos de l’album de Neil Young, Tonight’s the night. Je disais « Quel putain de grand disque ! », et l’autre répondait « Beurk, c’est de la merde hippie ! » Je me foutais de l’étiquette collée sur Neil Young, hippie, baba, vieux cheval fou… Ce qui m’importait, c’est que ce disque était brut, sombre, sans compromis, d’une force incroyable. Et, en même temps, j’adorais le meilleur de la scène punk. Mais je ne vois pas pourquoi ça m’aurait empêché de rentrer chez moi et d’écouter un disque de Charlie Parker.
Aujourd’hui, tu peux toujours dire à ton copain de l’époque que Neil Young est toujours là, bien debout.
Exactement. Mais je me souviens que même à l’intérieur du mouvement punk il y avait les mêmes fractures que celles que j’évoquais tout à l’heure. D’un côté, il y avait les fans des Sex Pistols, pour qui les Pistols représentaient le son et l’éthique pure et dure du punk. De l’autre côté, il y avait un groupe comme Clash, beaucoup plus ouvert, qui intégrait le reggae, le rockabilly, le dub, etc. Deux écoles différentes, deux approches finalement aussi belles l’une que l’autre. L’une pure et monomaniaque, l’autre beaucoup plus éclectique.
Dans Ghost Dog, tu t’inspires des samouraïs sur le plan philosophique, éthique. Mais n’est-ce pas aussi une question esthétique, comme si l’élégance et l’épure gestuelle des samouraïs se transfusaient dans ta mise en scène ?
D’une part, Le Livre secret des samouraïs se réfère sans cesse à l’esthétique, d’autre part le livre est en soi un objet esthétique, tant du point de vue littéraire que calligraphique. Il est structuré en petits paragraphes et, entre chacun d’eux, il y a de beaux symboles graphiques… C’est vrai que dans ma mise en scène j’essaie de tendre vers l’épure, d’éviter le gras, et Hagakuré est écrit de cette façon : c’est un livre dépouillé, « maigre », très simple. Rien qu’en ouvrant ce livre, on ressent un plaisir esthétique du fait de sa mise en pages, de sa typographie, de la qualité du papier. C’est comme pour un livre de poésie : les blancs dans la page sont aussi importants que le texte. Dans ses poèmes, Mallarmé fait souvent référence à la blancheur, à l’espace entre les mots, au vide de la page… Contenu, contenant, fond, forme, tout ça fonctionne ensemble.
On a le sentiment que tu es proche du personnage de Ghost Dog par certains aspects : la précision du geste, l’éthique dans le travail, la maîtrise flegmatique, le côté vieux sage.
J’aimerais bien avoir toutes ces qualités, j’aimerais bien être aussi précis et sûr de moi que Ghost Dog. Mais ce serait bien prétentieux de ma part de l’affirmer et en plus, ce serait faux. Je n’ai jamais atteint dans mon domaine l’accomplissement et la sérénité de Ghost Dog dans le sien. Mais c’est ce à quoi j’aspire. J’ai lu un entretien de Kurosawa juste avant sa mort. On lui demandait « Qu’est-ce qui vous pousse à continuer à votre âge ? » Sa réponse était magnifique : « Le jour où j’aurai appris comment faire un film, le jour où je maîtriserai tout de A à Z, alors j’arrêterai. » Evidemment, même s’il avait vécu cent cinquante ans, ce jour ne serait jamais arrivé : pour lui, l’apprentissage était un processus perpétuel. Cette réponse était d’autant plus superbe qu’elle venait d’un grand maître. J’en ferais ma devise de vie, ma philosophie : si je savais exactement ce que je fais, j’arrêterais immédiatement ! C’est marrant, parce que, à chaque fois que je termine un tournage, je me dis « Ça y est, maintenant je sais comment j’aurais dû m’y prendre ! » « Mais c’est trop tard, Jim, maintenant il faut passer au montage » (rires)… On passe sa vie à apprendre, toujours apprendre… Du moins, je l’espère.
Les livres sont importants dans Ghost Dog. A une époque où l’on a l’impression que le livre va être balayé par la technologie, c’est très émouvant. Comme une forme de résistance, discrète mais tenace.
Les jeunes ne lisent plus, du moins en Amérique, mais les livres sont des objets tellement extraordinaires. On peut les porter sur soi, voyager avec, les échanger de main en main, les prêter, puis on peut échanger des idées, confronter son opinion sur tel ou tel livre… C’est pour ça que lorsque Ghost Dog prête un livre, il demande non seulement qu’on le lui rende mais, surtout, qu’on lui renvoie un avis, un commentaire. L’échange ne concerne pas seulement l’objet livre mais aussi son contenu. C’est le sens d’un livre comme Rashomon : deux personnes peuvent lire le même livre, la même histoire, mais chaque interprétation est différente et personne n’a tort, tout le monde a raison, chaque lecture est valable puisque c’est une affaire d’interprétation personnelle. A partir de là, échanger des idées et des interprétations ne peut être qu’enrichissant. C’est pareil avec les films. Quand je montre mes films, parfois les spectateurs m’expliquent des choses dont je n’avais même pas conscience, ils me livrent des interprétations auxquelles je n’avais jamais pensé. Ça m’intéresse beaucoup. D’une certaine manière, ce qu’ils pensent est beaucoup plus intéressant et valable que ce que je pense, car lorsqu’on fait un film, il est impossible de le voir « pour la première fois ». Et la plus forte expérience de spectateur, c’est de découvrir un film pour la première fois.
Les mafieux italiens y sont brossés de façon très drôle. Ce sont des gens violents, racistes, mais tu parviens à aimer et faire aimer ces personnages, sans les exempter de leur bêtise.
Je ne veux pas juger mes personnages, les mafieux pas plus que les autres. D’habitude, les films de mafia glorifient la mafia, comme dans Le Parrain, ou alors ils s’en moquent, comme dans Mafia blues. Je ne voulais ni les glorifier ni les parodier. C’est vrai que dans Ghost Dog ils sont drôles, mais mon intention n’était pas de me moquer d’eux. Je ne les méprise pas. Ce sont des guerriers à l’ancienne, ils ont un code et des pratiques qui tombent en désuétude, le monde moderne les dépasse, celui des multinationales s’impose et les submerge. Leurs méthodes sont obsolètes, mais c’est justement ce qui me les rend sympathiques. Encore une fois, je ne les juge pas. Ce sont des hors-la-loi, et pour cette raison, je les respecte. Sans glorifier leurs actes, je respecte tout groupe qui se tient aux marges de la loi. J’ai des amis Hell’s Angels, d’autres qui sont connectés au crime organisé, je connais des membres de gangs dans la communauté hip-hop… Ghost Dog ne fait pas partie d’un gang, c’est un solitaire ; mais je ne juge pas les gangs, c’est leur vie, leur façon de se créer une identité. Comme tout le monde, ils ont besoin d’appartenir à une communauté, et je respecte ça. Dans le film, Ghost Dog croise un groupe de rappeurs. Je ne voulais pas les filmer selon le cliché hollywoodien du nasty nigger, c’est pourquoi je les montre comme des gens dans la rue, qui sont juste là, qui dansent et qui rappent, qui se livrent à une activité artistique. Ghost Dog lit un passage de Hagakuré que je cite de mémoire : « Si on est ouvert à tous les chemins, on parvient mieux à reconnaître le sien. » Je crois très profondément à ces notions d’ouverture et de respect des différences.
Pourquoi ce respect particulier pour les hors-la-loi, qui sont aussi parfois des assassins ?
Parce que les lois sont faites avant tout pour ceux qui détiennent le pouvoir ou l’argent. Sous couvert de démocratie et de grandes phrases, les lois permettent aux puissants de contrôler les autres. Je respecte les hors-la-loi parce qu’ils ne veulent surtout pas être contrôlés par le système. Je m’identifie à cette attitude.
De ce point de vue, Ghost Dog est-il un film politique ?
On peut dire que tout est politique et on peut tout analyser sous l’angle politique. D’un autre côté, je n’essaie absolument pas de transmettre quelque message que ce soit, ce n’est pas mon style. Maintenant, on peut prendre tel polar de Jean-Pierre Melville et le voir sous un angle politique. Mes intentions ne sont pas consciemment ou directement politiques, mais si on veut, on peut trouver dans mes films une signification politique au sens large à partir du moment où tout est lié. Ma seule intention claire quand j’entreprends un film, c’est de raconter une histoire. Je ne sais même pas si on peut qualifier cela d’art : ce n’est pas à moi de le dire. Par exemple, Ghost Dog montre des Noirs, mais je n’ai pas voulu faire un film « sur la condition des Noirs américains aujourd’hui ». J’étais inconscient de cet aspect pendant l’écriture, je ne pensais pas du tout en termes raciaux. C’est vrai qu’en choisissant un héros noir américain je voulais montrer mon respect pour certains aspects de la culture liée à ce personnage. Mais c’est tout : je serais incapable de développer une théorie politique à partir de là.
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Jim Jarmusch, Ghost Dog, la voie du samouraï de Jim Jarmusch, avec Forest Whitaker, John Tormey, Tricia Vessey.
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