Quelques mois avant Bowie, les rappeurs new-yorkais de Public Enemy ont été les premiers musiciens d’envergure à vendre un nouvel album via Internet, tirant ainsi la langue à leur éternel ennemi : l’industrie lourde du disque. Leur leader Chuck D, figure emblématique de l’activisme hip-hop, analyse iciles changements annonciateurs d’une révolution qui n’en est qu’à ses débuts.
D’ici à cinq ans, Internet sera présent dans la majorité des foyers de la planète, comme la télévision. A ce moment-là, il y aura plus d’un million d’artistes et cinq mille labels en ligne », prédit Chuck D. L’Ennemi Public numéro un ne focalise peut-être plus autant l’attention des médias qu’il y a dix ans, lorsqu’il sortait des albums parmi les plus marquants des années 80, mais il ne baisse pas la garde : vigie éclairée obstinément à l’affût, on le retrouve aujourd’hui au front sur le terrain des nouvelles technologies.
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Désormais associé au label « en ligne » Atomic Pop, après s’être séparé de sa maison de disques historique Def Jam, Public Enemy (dont le nouvel album était disponible sur le Web en mai, deux mois avant sa mise en vente en magasin) devance l’appel et montre la voie. Deux raisons essentielles à cette obsession : la première, qui illumine régulièrement le visage de Chuck D d’un sourire de triomphe mal contenu, c’est la pagaille indescriptible que flanque actuellement la révolution technologique dans l’industrie du disque, cible favorite de ses rageuses diatribes depuis plus de dix ans. La seconde, qui assombrit son regard à chaque évocation, c’est sa crainte de voir les plus démunis, et en particulier les Afro-Américains, rester sur le bas-côté faute d’avoir eu les moyens de maîtriser les techniques. Une course contre la montre effrénée s’est engagée pour le contrôle des nouvelles applications d’Internet au monde de la musique. Les enjeux sont énormes. Assise sur ses certitudes, ronronnant sur ses profits, l’industrie du disque qui pèse quelque 70 milliards de francs par an rien qu’aux USA s’est laissé prendre de court et ne sait plus comment parer les innombrables menaces pesant sur son futur. L’arrivée soudaine du fameux MP3 a mis le feu aux poudres. A priori, le MP3 n’est qu’un format de compression de sons offrant une qualité optimale. Rien de très affriolant donc. Sauf que cet outil, qui s’est répandu comme un virus ces deux dernières années sur les campus américains, permet de rapatrier des centaines d’heures de musique, souvent gratuitement, sur son ordinateur. Et de mettre cette musique à la disposition de tous sur Internet. Dans la plus parfaite illégalité bien sûr.
Sachant que « MP3 » est actuellement le mot le plus recherché sur le Web après « sexe », on a une meilleure idée de l’étendue de l’épidémie. Et on comprend mieux la mobilisation générale de l’industrie face à ce qu’elle qualifie de vol éhonté. Sous son impulsion, de futurs formats verrouillant la duplication sont en chantier et une nouvelle législation se met en place pour condamner le piratage sur Internet. Une question que Chuck D voit d’un œil amusé : « Je n’ai pas peur du piratage. Je sais que les plus malins peuvent récupérer gratuitement mon disque sur le Web. De toute façon, une fois l’album dûment payé en format MP3, rien n’empêche d’en faire des copies pour ses amis. Où est la différence avec les cassettes, les CD ou ceux qui enregistrent tout simplement des morceaux à la radio ? Le piratage n’emmerde que les grosses corporations qui entendent récupérer chaque centime. Moi, je fais de l’art. Ce qui m’intéresse, c’est que le plus grand nombre ait accès à mon travail. »
De fait, la question du copyright n’est pas tout. Pour espérer survivre au xxie siècle, les maisons de disques risquent de devoir réviser radicalement leur façon de fonctionner. Elles qui ont bâti leur empire sur le marketing, la distribution et l’édition, ont du souci à se faire. Car avec Internet, la tentation est grande pour les artistes de se passer de tout intermédiaire en procédant directement du concepteur au consommateur. Pour Chuck D, il ne s’agit pourtant pas de rayer l’industrie de la carte. Juste « de la forcer enfin à partager. Avant, l’artiste dépendait des maisons de disques pour accéder au public. Il y avait toujours quelqu’un pour faire la sélection, pour décider de façon arbitraire quel artiste aurait sa chance ou non. C’est terminé. Désormais, les artistes peuvent exposer et vendre leur musique sur le Web à moindres frais et bénéfices maximaux. »
Reste quand même l’argument de la promotion et du marketing, avancé par les maisons de disques. Jusqu’à présent, la plupart des artistes investis sur le Web sont des personnalités en vue, drainant déjà un large public, des Beastie Boys à Frank Black et de Prince à Public Enemy. Facile donc d’ameuter les fans sur leur site Web. Mais qu’en sera-t-il pour les groupes inconnus ? Qui viendra voir leur site si personne n’a entendu parler d’eux ? « Il faudra être plus fin que les autres, trouver le moyen de faire parler de soi, raisonne Chuck D. A l’heure actuelle, je constate que la majorité des artistes n’a aucune chance de signer un contrat avec une maison de disques. Pourtant, je pense qu’il y a de la place pour tout le monde. Sauf que beaucoup devront désormais se contenter de vendre 800 exemplaires au lieu de 80 000 et qu’ils pourront difficilement en vivre. »
Sans aller donc jusqu’à se passer des maisons de disques, signer avec un label « en ligne » présente déjà quelques avantages non négligeables : stockage et transport étant éliminés, les coûts sont moindres. Résultat : le disque revient moins cher pour le consommateur, tout en rapportant davantage à l’artiste. Pas folles, les grandes majors l’ont bien compris, qui multiplient actuellement les partenariats pour occuper le terrain de la vente en ligne.
A condition d’attraper à temps le train en marche, tout n’est pas perdu pour les dinosaures. D’ailleurs, il n’est que de voir le nombre d’anciens ténors des grandes corporations se convertir au Web pour se dire que le système capitaliste a encore de beaux jours devant lui. Et qu’Internet n’est peut-être pas ce formidable espace d’égalité et de justice rêvé par Chuck D, tant les probabilités semblent grandes de voir réapparaître les bonnes vieilles recettes du passé et se reconstituer les mêmes empires boursouflés.
Lorsqu’on se fait l’écho de ces doutes auprès de Chuck D, qui ne tarit pas d’éloges sur son nouveau partenaire Al Teller, ancien président de CBS et actuel président du label spécialisé Internet Atomic Pop, la réponse fuse, définitive et sans appel : « Il faut bien se mettre dans la tête cette notion cruciale : pour la première fois dans l’Histoire, le public a précédé l’industrie discographique dans sa maîtrise de la technologie. Ce sont les internautes qui contraignent actuellement les maisons de disques à s’ajuster. Le rapport de force étant inversé, artistes et consommateurs ont tout à y gagner. Le public va vite comprendre l’intérêt de se constituer ses propres compilations sur le Net à moindres frais. Quant aux majors, elles ne seront plus en position de dicter leur loi. Elles vont devoir négocier pour sauver leur peau. »
Chuck D est tout aussi optimiste concernant les bienfaits d’Internet pour le mouvement hip-hop, « qu’il va aider à unifier en donnant l’occasion de s’exprimer à de nombreux jeunes vidéastes, graphistes et photographes gravitant dans le milieu ». Sur ce, vif comme l’éclair, Chuck D fonce chercher son Macintosh portable « C’est le haut de gamme à 18 000 f, mais d’ici deux ans tout le monde sera équipé, assure-t-il avant de confesser, radieux, « Je ne me déplace plus sans mon ordinateur. Tu veux voir notre clip-vidéo de Do you wanna go our way « , demande-t-il en glissant dans la fente une simple disquette le nouveau format Zip-Disc, que Public Enemy est un des tout premiers groupes à proposer à la vente. « Ce clip a été réalisé par des étudiants. Je rencontre des dizaines de kids qui maîtrisent les nouvelles technologies et cherchent à s’investir dans le hip-hop. Ils filment en vidéo numérique, le montage et les effets sont simplifiés. Avec Rap Station, le projet multimédia sur lequel je travaille en ce moment, on n’aura même plus besoin de MTV. C’est un nouveau verrou qui saute. »
Nous y voilà : Rap Station. L’arme fatale. Après le site publicenemy.com, la radio en ligne Bring The Noise verra bientôt le jour en prélude au gigantesque site portail Rap Station. « Il s’agit d’un gros moteur de recherche qui permettra aux internautes de se connecter et de naviguer sur tout ce que la planète compte de sites hip-hop. Je vois ça comme un formidable pipeline sans frontières. Les B-boys pourront voir les vidéos des artistes, consulter les biographies, écouter et acheter les disques et surtout accéder à quelque quatre cents programmes radios de rap à travers le monde. » Le rêve. A condition d’être équipé. C’est là où le bât blesse. Une ombre passe sur le visage de Chuck D. « Les populations défavorisées sont les moins préparées à affronter les nouvelles technologies et par là même le siècle à venir. Il s’agit d’un combat à armes inégales qui doit mobiliser toutes nos énergies pour être gagné. C’est le message que je veux faire passer auprès de ma communauté : réveillez-vous, ne loupez pas le coche car nous ne nous en relèverons pas. Aujourd’hui nous sommes à la traîne, demain nous retomberons en esclavage, à la merci du pouvoir et des machines. Je connais les miens. S’ils savent qu’ils peuvent trouver des disques moins chers et l’accès à des centaines de radios, ça va les inciter plus que n’importe quoi d’autre à acquérir le matériel. Cela dit, Internet, comme la télé, a son revers : il ne faut pas consommer sans conscience au risque de devenir une marionnette entre les mains des manipulateurs. Je crois que l’enjeu majeur du xxie siècle sera la préservation de l’esprit humain face aux machines. Il faudra batailler ferme contre le pouvoir économique, qui contrôle déjà le pouvoir politique aujourd’hui. On s’achemine vers la plus profonde lutte sociale de tous les temps. Le clivage va s’élargir encore d’un cran entre les ayants et les sans. Les premiers maîtriseront les technologies, et les autres, ceux qui n’auront pas eu en main les clés de la connaissance, resteront à la porte et pour longtemps. Franchement, les premières années du prochain millénaire, je les sens mal. C’est là que tout va se jouer. A mon avis, on n’a pas fini d’en chier. »
Public Enemy, There’s a poison goin on (Pias).
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