Depuis onze ans qu’il avait déserté la chanson pour se consacrer au roman, Yves Simon intriguait. Son influence de plus en plus évidente sur la nouvelle chanson française devait un jour ou l’autre le remettre en jeu. La preuve est faite avec Intempestives, nouvel album audacieux.
Longtemps nous avons gardé d’Yves Simon des souvenirs saumâtres du lycée, où il incarnait cet idéal masculin tellement adulé des filles qu’il nous agaçait grandement. Le genre littéreux, gratteur de guitare dans les cafés, fumeur de Gauloises bleues, joueur de baby-foot durassophile, ténébreux promeneur solitaire constamment entouré de créatures écarquillées sans qu’il ait à produire le moindre effort.
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On détestait Yves Simon, pour une poignée de bonnes raisons contre une infinitude de mauvaises, mais c’était ainsi : on lui aurait volontiers tordu une jambe ou deux. Dans les allées du bahut, il poussait comme des champignons des clones d’Yves Simon, de l’espèce des jeunes Werther en jeans Wrangler et foulard mauve, qui venaient désherber tous nos semis sentimentaux d’une seule oeillade à l’adresse de nos convoitises. Des types de première et terminale qui citaient dans le texte des écrivains dont on ignorait qu’ils fussent autre chose que des noms de rues ou de squares.
Quelques dizaines d’années plus tard, lors d’une séance de signatures en province, un type approche de l’étal où Yves Simon dédicace son dernier roman et l’apostrophe : « Vous écrivez des livres, vous ? Je vous pensais seulement chanteur. » Là-dessus, la fille pour laquelle Yves Simon est en train de signer son ouvrage rebondit, également étonnée : « Ah, parce que vous faites des disques aussi ? » Yves Simon rapporte cette anecdote lorsqu’on le taquine à propos du slogan qui accompagne la publicité pour son dernier album Intempestives dans les journaux : Yves Simon, l’écrivain, se fait à nouveau compositeur et interprète. Cette façon polie de susurrer qu’il a été chanteur dans une autre vie, une vie forcément lointaine et oubliée, a de quoi sidérer. « Pour pas mal de gens, ça peut effectivement paraître un peu bizarre, mais je pense avant tout au public très jeune qui achète mes livres et notamment aux ados qui ont aimé La Dérive des sentiments. Quand j’ai sorti mon précédent album, il y a plus de dix ans, certains d’entre eux n’étaient pas en âge de l’écouter, ils ne m’ont donc jamais connu comme chanteur. Pour eux, je suis seulement un romancier. »
On se dit aussi que le propriétaire d’autant de casquettes doit avoir une sacrée grosse tête, un nombril large comme la place Dauphine où il réside. On se trompe là encore. Immédiatement sympathique, Yves Simon déboulonne l’image de bellâtre des belles lettres et de chanteur concerné qu’on lui prête quelquefois, parlant plus volontiers des autres, de vous ou de n’importe qui pourvu qu’on en arrive le plus tard possible à lui-même. Il aime la conversation mais fuit l’interrogatoire, admet les devoirs de promotion mais refuse la propagande. Il a un disque tout neuf à vendre mais feint d’ignorer qu’on est essentiellement là pour ça. Pas pressé, après pourtant onze ans de désertion discographique, de disséquer les entrailles souvent passionnantes et mystérieuses d’Intempestives sans doute le disque le plus audacieux, musicalement parlant, de sa carrière.
On avait laissé Yves Simon le chanteur à la sortie des années 80, avec un précédent album sans caractère (Liaisons, 1988), fruit déconfit et sans pépins ni pulpe d’une collaboration avec Goldman. La lassitude pointait et finissait par gagner l’homme, qui décidait peu après de raccrocher la guitare au clou, de passer le flambeau à de plus jeunes et plus vifs que lui pour se consacrer au roman, activité plus conforme et surtout plus confortable quand la quarantaine a sonné depuis longtemps. « J’avais sorti dix albums en quinze ans, j’ai calculé que ça représentait trois années pleines de ma vie passées en studio ! On venait juste de tous les rééditer et, quand j’ai aligné tous ces disques sur mon piano, j’ai pensé que c’était bien d’en finir là, sur un chiffre rond. Pour moi, la chanson était liée à l’idée de jeunesse, il fallait donc savoir tirer un trait. Comme écrivain, je crois que j’attendais une confirmation de l’extérieur, un prétexte pour ne plus me consacrer qu’à ça et je l’ai obtenu avec le prix Médicis en 91 pour La Dérive des sentiments. »
Yves Simon ne se voyait plus chanteur s’en allant faire le zouave sur les plateaux des Années tubes quand, au même moment, les fauteuils profonds des émissions littéraires lui tendaient leurs accoudoirs. Idem pour les salons et les feutrines du monde des livres, moins barbares et plus doux d’aspect que les coulisses houblonnées des salles de music-hall.
De toute façon, depuis toujours, il n’était qu’un chanteur en transit, tellement mal à l’aise sur les planches qu’il n’y remontait plus depuis des lustres, aménageant peu à peu des espaces béants entre ses disques, fuyant la nostalgie seventies lorsqu’on voulait le réduire à deux ou trois tubes que les gens savent de lui Au pays des merveilles de Juliet, J’ai rêvé New York, Diabolo menthe. L’écriture à plat (huit romans, des recueils de nouvelles et de poésies, deux essais depuis 71) aura constitué sa réserve d’oxygène quand il menaçait d’étouffer, coincé entre des couplets et des refrains devenus encombrants lorsqu’ils ne servent plus qu’à masturber les souvenirs des autres.
Dix ans sabbatiques hors des murs de la variété et le revoilà finalement, désormais dans la cinquantaine, quelques centaines de pages en plus derrière lui et, parce qu’il est toujours bon de détromper ses principes, un onzième album de chansons. « A un moment, j’ai pensé que c’était pas bien d’arrêter quelque chose qu’on sait faire. Et puis il y a eu quelques déclics comme ce reportage vu à la télé sur la souffrance des femmes afghanes. J’ai regardé ça et je cherchais un moyen de réagir, parce que commençait à s’installer une espèce de conscience malheureuse, comme à chaque fois qu’on est révolté par quelque chose face auquel on se sent impuissant. Un roman n’aurait servi à rien parce que c’est pas la bonne distance. Il restait peu de solutions : écrire un article dans un journal ou une chanson. J’ai choisi la chanson parce que c’est ce que j’ai de plus simple et direct à ma disposition. Et puis, si j’ai arrêté si longtemps, c’est parce que je n’avais plus de goût pour la musique, j’attendais que l’envie revienne. La musique d’aujourd’hui correspond mieux à ce que j’aime, c’est beaucoup moins cloisonné et stérile qu’avant. »
Lucide, Yves Simon, à propos de ses albums trop vite emballés pendant la décennie 80. Alors la musique sera la grande affaire de son retour. Aperçue dans sa discothèque, une pile d’albums récents signés Radiohead, Blur, Tricky jusqu’à Kruder & Dorfmeister ou Bran Van 3000. Les aurait-il déballés en évidence juste pour nous ? Et pour le journaliste de Elle, sortirait-il ses vieux Sting et Dire Straits ? Non, on l’entend clairement sur Intempestives : Yves Simon a des goût sûrs, assumés, qu’il a essayé de traduire à sa façon, sans tomber dans le jeunisme puéril ni dans la mayonnaise postmoderne. « Je suis allé chez les disquaires, j’ai acheté des tas de choses, dans tous les styles, je me suis imprégné de matière sonore et j’ai tenté mon propre mélange. »
Un mélange éclaté (éclatant, parfois) d’électronique concassée, de guitares obliques et surtout de cordes lumineuses et spectaculaires inspirées par Georges Delerue. Une façon de rendre un hommage de plus à Godard, à la musique du Mépris qui l’obsède et d’éponger l’un de ses plus grands regrets : « J’ai rencontré Delerue plusieurs fois et je lui avais fait promettre que si je réalisais un film un jour, il en signerait la musique. Malheureusement, il est mort et je n’ai toujours pas fait de film. » Alors il reste ces panoramiques de violons qui balaient Intempestives, fondent, enchaînés parmi une jungle polie des machines, transportent une voix qui préfère souvent la psalmodie au chant, le récit intime plutôt que le lyrisme dépoitraillé.
Yves Simon est un chanteur distant, un diseur à voix basse de grandes aventures, un surfeur de vagues à l’âme. Il interprète la Bible (Sarah et Tobie), dédie une chanson à Florence Rey (Pardonnez), une autre à Basquiat, rassemble maladroitement ses souvenirs comme Perec (Je me souviens, la chanson grossière de l’album), solde quelques comptes avec les années 80, l’air du temps, les golden boys, les mannequins, la fin du siècle. » Intempestives, ça vient aussi de Nietzsche, des Considérations intempestives. La seconde considération intempestive, c’est « Allégeons-nous de l’histoire ». L’idée, c’est de ne pas garder sa mémoire pour soi, de la faire exister par l’écriture. » La mémoire vive d’Yves, c’est un véritable jeu de dominos où se bousculent idoles et héros, personnages historiques et anonymes rencontrés par hasard, femmes afghanes et Mitterrand, Linda Evangelista et Salman Rushdie, Godard et l’art, Gainsbourg toujours.
Depuis ses débuts (Au pays des merveilles de Juliet, pour La Chinoise Juliet Berto), Yves Simon est un name-dropper, un champion hors catégorie de la citation, quitte à passer parfois pour une groupie : « J’ai toujours ressenti le besoin d’exhiber mon panthéon, mon panorama culturel. La chanson est le vrai noeud stratégique de nos sentiments et de nos goûts. » Dans Les Gauloises bleues, il édifie une stèle à Jefferson Airplane, Boris Vian, Duke Ellington. Dans J’ai rêvé New York, il ose le dialogue imaginaire avec Lester Young ou Hendrix. On pourrait comme ça en répertorier des dizaines, personnages illustres dans l’ombre desquels il aime se tapir, ailes de géants qui l’empêchent de marcher seul.
Et puis il y a ceux qui lui ont fait l’honneur de leurs bonnes grâces : Deleuze ou Michel Foucault, qui ont salué ses romans, et surtout Mitterrand, qui l’avait élu confident littéraire privilégié. On aurait beau jeu, avec le recul, de lui reprocher telle amitié indéfectible avec celui que tout le monde courtisait hier alors que lui n’avait rien fait pour ça : « Quand j’entends parler des écoutes téléphoniques, des rapports avec Bousquet, de tout ce qu’on a appris par la suite, évidemment je suis troublé comme n’importe qui. J’ai accepté de rencontrer Mitterrand souvent et j’avais le sentiment de fréquenter un personnage historique c’est une chance qu’on n’a pas le droit de laisser passer. Maintenant, je n’ai jamais fait une pratique de ma vie d’artiste de rencontrer les politiques, tout ça était bien séparé. Je ne me suis notamment jamais senti manipulé, parce que, sous leurs airs malins, les politiques ont quand même de gros sabots et on les entend venir de loin. Quand ils essaient d’envoyer au front certains représentants qui ont le pouvoir de parole, ça se voit tout de suite. »
Pour sa tontonmaniaquerie supposée, on repassera. Engagé volontaire dans tous les combats de la gauche humaniste dans les années 80, il y a laissé plus de plumes qu’il n’a récolté de lauriers. Solidarnosc ou Sakharov, Rushdie pour lequel il a contribué à lancer une pétition mondiale, autant de causes qui l’ont rapproché des ors républicains et éloigné de sa condition première de chanteur, qui ont un peu saturé son image publique, trop bien-pensant pour être honnête. Maintenant, il est en réserve, conserve ses amitiés à gauche mais évite les engagements intempestifs.
On se surprend nous-mêmes à venir sur le tard à ses disques. Pour ça, Yves Simon peut dire merci à Julien Baer. Sans les conseils de ce dernier, peut-être n’aurions-nous jamais songé à nous pencher plus avant sur ces chansons lointaines et floues, fréquentées jusqu’alors en pointillé. Julien Baer que la propre mère d’Yves Simon confond parfois avec son fils lorsqu’elle l’entend à la radio aime notamment les bulles légères de Diabolo menthe, celles qui finissent par donner la nausée à leur auteur. Il préfère qu’on lui parle de ses albums des années 70, ou qu’on lui reconnaisse des mérites de romancier plutôt qu’un talent de limonadier pour Diane Kurys.
La littérature fut le premier amour fou de ce fils de cheminot et d’une mère infirmière, élevé près de Nancy, pensionnaire dans un lycée technique où il avait été aiguillé par hasard. Refuge dans les livres, avec un premier triumvirat d’idoles littéraires : Sartre, Camus, Stendhal. Plus tard, il découvre Le Clézio et prend conscience que la littérature peut être jeune, l’écrivain sexy. Il se fabrique un nouveau triangle : Le Clézio, Céline, Albert Cohen. Il trouve son compte dans leurs dissemblances. « Vers 20 ans, je suis monté à Paris et comme j’habitais un petit appartement, j’ai abandonné la guitare électrique de mes premiers groupes de rock pour une guitare acoustique. »
Premier album, dans la décrue des années 60, qu’il renie avec raison : une horreur de jeunesse où il braille comme un veau de lait. Il écrit un premier roman et, avant même qu’il ne soit publié, un second dans la foulée. « Je me disais que si le premier marchait, je ne serais pas bloqué pour écrire le deuxième ou que s’il ne marchait pas, je ne me sentirais pas écoeuré pour écrire le suivant. » Beau calcul : Les Jours en couleur et L’Homme arc-en-ciel (on sort à peine du Flower Power et ça se voit) atterrissent en librairie la même année, 1971. La chanson reviendra le saisir par hasard. « J’ai obtenu mon premier contrat de disque en passant dans une émission littéraire sur France Culture. Il y avait là un type qui a commencé à me matraquer en direct parce qu’il estimait que mon livre, qui commençait par « Des fois c’était… », n’était pas écrit en français. Le producteur de l’émission, un peu dégoûté par ce qui s’était passé, m’a proposé de participer à une autre émission qu’il faisait à la télé. Par hasard, j’ai dit pendant l’émission que j’écrivais aussi des chansons et j’ai chanté Les Gauloises bleues à la guitare un type du label RCA m’a vu et m’a aussitôt appelé. »
Comme ça, depuis vingt-cinq ans, Yves Simon avance sur deux fronts parallèles, fréquente deux mondes qui ne se connaissent que de loin et dont il constitue l’une des rares passerelles. Il est enchanté d’apprendre que Houellebecq s’apprête à sortir un disque. Il dit aussi ne souffrir d’aucune schizophrénie et apprécier au contraire d’avoir affaire à deux industries différentes, deux sortes d’interlocuteurs, pas du tout aux mêmes journalistes : « Les uns me reposent des autres. » De fait, Yves Simon est un homme reposé.
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