Du cul, des bosses, du muscle et des poils : les hommes de Tom of Finland, virils et ultrasexuels, affichent des formes hypertrophiées sorties de la clandestinité porno pour être maintenant fêtées par le monde de l’art. Aujourd’hui disparu, un dessinateur finlandais annonçait le corps gay contemporain.
Peut-on inventer un corps ? Fabriquer une silhouette intime, façonnée à l’aune de ses fantasmes, contre la norme physique et morale en cours ? Créer un genre physique et le voir repris par d’autres, c’est le travail contre nature de formatage des chairs (et des sexes) entrepris secret, dans la clandestinité de revues spécialisées de la fin des années 50, par un obscur dessinateur finlandais devenu quarante ans plus tard le fondateur d’une nouvelle norme esthétique : le corps gay surmusclé, hypertrophié et revendicateur, auréolé d’une mâle attitude au toucher musculaire et velu. L’histoire souterraine de l’invention d’un physique contemporain, né des « dirty drawings » de Touko Laaskonen, passé à la postérité sous le pseudonyme de Tom of Finland.
Autres temps, autres moeurs : au tout début des années 60, un Finlandais (graphiste publicitaire dans le civil) publie des dessins de lutte masculine, des portraits de motards draguant des marins, des scénarios d’enlèvement et de héros ligotés. En ces temps de censure contre la représentation de l’acte homosexuel, il use d’autant de prétextes narratifs pour dénuder les fesses de ses protagonistes. Le genre fait alors florès dans les pages des magazines américains consacrés au culturisme : Physique pictorial, Athletic model guild.
Mais avec ses oeuvres au trait ultraréaliste, en noir et blanc, gorgées de détails anatomiques d’une précision médicale et surdimensionnés, Tom of Finland devient vite le maître, la référence absolue du dessin pornographique homosexuel. L’auteur mystérieux mais révéré qui sortira de l’anonymat pendant les années 70 de planches à l’esthétique grossière, dans un certain style pompier, voire d’un goût douteux, comme en témoignent ses quelques dessins fétichistes d’uniformes nazis, reflets de ses premières expériences homosexuelles pendant la Seconde Guerre mondiale.
Suivront des dessins de plus en plus explicites, passant en revue, du fist fucking à la masturbation dans les bois, tout le vocabulaire sexuel gay, dans un cadre tantôt bucolique de champs, de fermes et de garçons vachers, tantôt hardeux-graisseux façon bars de Hell’s Angels.
Un classique de back-rooms qui s’expose aujourd’hui à Paris dans l’un des lieux les plus officiels qui soient : le Centre culturel finlandais. Le lieu de la rétrospective Tom of Finland n’est pas anodin, sa date non plus : près de dix ans après la mort de l’artiste (en 1991, à 71 ans, des suites d’un emphysème), ses dessins figurent parmi de prestigieuses collections d’art contemporain à Los Angeles et à San Francisco.
Un gros morceau de culture gay que le grand public découvre en France à l’heure d’une certaine « mode homo » et, plus sérieusement, d’une nouvelle revendication pour la confusion des genres. Avec ses personnages aux pectoraux d’übermen, moulés de cuir et d’uniformes militaires, Tom of Finland fait un peu figure de grand-père pétri de fantasmes de machos bien costauds, à la limite de la caricature. Un modèle pré-queer, avant l’époque du gender-crossing, précédant l’extravagance des drag-queens et l’esthétique politique des drag-kings, avant même l’idée d’une culture gay. Et pourtant omniprésent dans le paysage urbain actuel, au vu des canons de beauté masculins venus de la mode homo : le cheveu ras dans la nuque, les épaules musclées sous des vêtements près du corps.
Ce qui n’étonne en rien Pierre, 65 ans, déambulant dans l’exposition, qui se souvient avoir découvert les dessins du Finlandais à l’aube des années 60 : « Aujourd’hui, quand on pense homosexuel, on pense Gay Pride et on voit de grands hommes bodybuildés. Mais à l’époque le modèle du milieu, c’était les « folles perdues », un style d’homme très efféminé qui a complètement disparu depuis. Tom of Finland fut le premier à dessiner les hommes avec de telles musculatures. C’était la révolution ! Il a eu une importance énorme parce qu’il a donné à la communauté homosexuelle une dignité. Il mettait en scène des mecs baraqués qui pouvaient se bagarrer. Après ça, on a tous fait de la musculation. Son influence a été considérable sur le milieu. »
Quelle notoriété pouvait bien avoir un tel travail dans le Paris de l’époque ? « C’était bien sûr illégal de vendre ces dessins. Mais on en trouvait en kiosque vers Bonne-Nouvelle et Richelieu-Drouot. Il y avait aussi un Arménien qui vendait clandestinement ce genre de revues dans son appartement, du côté de la Bibliothèque nationale. Je l’avais connu par des amis universitaires. On achetait des histoires en petits fasci- cules. » Un culte né du secret, d’une diffusion clandestine, un signe de re- connaissance de plus en plus explicite au fil des ans, de l’ouvrier à lunettes et du flic des Village People à Adam Ant, en passant par les T-shirts Tom of Finland des rockers de Judah’s Priest. Il y aurait même eu un impact vestimentaire, certains fans se faisant fabriquer des bottes à double sangle identiques à celles des personnages du Finlandais. Une influence revendiquée par le photographe Robert Mapplethorpe, qui ex- plora avec une crudité semblable le fétichisme des combinaisons en latex, et admirée d’un autre explorateur de l’érotica gay, Andy Warhol. Une sorte de lien souterrain entre le lyrisme cuir du Scorpio rising de Kenneth Anger et les cuissardes des premiers défilés Jean-Paul Gaultier.
Plus qu’esthétique (un dessin que l’on peine à apprécier, tant il reste au premier degré même si c’est ce qui fit sa force), l’influence de Tom of Finland serait donc politique et militante. « On a beaucoup insisté sur la présence des uniformes dans ses dessins, mais au-delà du fétichisme que Tom avait pour eux, ils symbolisaient surtout l’appartenance à une même famille », commente Durkh Dehner, président de la Fondation Tom of Finland, les cheveux tirés dans une longue natte blonde. « Dans les années 50, quand un homme en rencontrait un autre, c’était la nuit, une fois, et ils ne se revoyaient plus jamais. Dans ses dessins, Tom montrait des couples d’hommes souriants, heureux, confiants. Des figures fortes et rassurantes. C’est en partie pour cela que ses dessins ne devinrent acceptables qu’au milieu des années 70. »
La première exposition de Tom of Finland remonte à 1980, dans une galerie new-yorkaise. Près de vingt ans plus tard, à en croire l’écrivain Guillaume Dustan, son influence n’a pas faibli : « Mais c’est notre mère à tous ! Tom of Finland est un génie parce qu’il a raconté des histoires de mecs qui baisent entre hommes comme des hommes, à une époque où on ne parlait que de tantes. Et il a fait la classe, il a répété et répété ses histoires jusqu’à ce que le monde change. Tom of Finland est un visionnaire parce qu’il utilise une imagerie de la virilité mais que ses hommes ne sont ni des ogres ni des machos. Chez lui, on se sert de toutes les protubérances, mais dans le bonheur. »
Que faire de cette esthétique routarde, peu sophistiquée, à l’ère des photos sensuelles et androgynes de l’Américain Jack Pierson ? « Mais je trouve les dessins de Tom of Finland sublimes ! Ça me plaît parce qu’ils ne sont pas chic. C’est un artiste populaire qui veut faire passer un message. Il a inventé la culture gay. Il a un discours positif, il veut transformer le monde, sans jamais parler de sa souffrance. C’est de la magie, de l’oxygène à l’état pur. C’est ma tante à oxygène. »
Un enthousiasme pour les vertus surnaturelles de Tom of Finland partagé par le président de la Fondation, encore tout ému au souvenir des centaines de jeunes hommes « à large carrure et taille fine » rencontrés en clubs à Los Angeles. « Les corps ont changé, c’est évident. Ce qui m’amène à une autre question, et je suis très sérieux : j’ai l’impression que les jeunes hommes ont aujourd’hui de plus grands pénis, comme dans les dessins de Tom of Finland. Les lecteurs de Tom auraient-ils réussi à faire pousser leur sexe ? »
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Tom of Finland, the art of pleasure (Taschen).
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