Une semaine avant la sortie de leur film, bien remis de leur Palme d’or cannoise et des polémiques qui ont suivi le palmarès, Luc et Jean-Pierre Dardenne reviennent ici à l’essentiel : leur travail sur Rosetta avec Emilie Dequenne, après leur impressionnant Promesse. C’est avec chaleur, intelligence et modestie qu’ils montrent comment concilier rigueur artistique et plaisir du spectateur, principes éthiques et intérêt du public.
Comment avez-vous digéré La Promesse, votre premier succès critique et public ?
Jean-Pierre D’abord, ce film nous a fait voir des pays qu’on ne connaissait pas. Le cinéma est bien aussi pour ça : il permet de voyager. Je suis allé pour la première fois aux Etats-Unis, à Tokyo. Et puis d’un autre côté, on a eu peur. On s’est dit « Il faut encore qu’on fasse des films après ça. » Quand on s’est remis à travailler, on a eu du mal à quitter le couple Roger/Igor de La Promesse. On s’est dit qu’on allait faire maintenant un film avec une jeune femme, ce qui nous a aidés à les quitter.
Vous aviez peur d’être prisonniers de La Promesse ?
Jean-Pierre On se demandait si on n’y avait pas mis toute notre énergie, si on aurait assez de jus pour s’atteler à un autre film.
Luc Grâce à l’expérience de La Promesse, on a tout de suite trouvé un producteur en France pour le projet Rosetta. Nous étions aussi beaucoup plus libres. Une image nous collait à la peau : celle de cinéma social, de cinéastes qui parlent de choses qui intéressent peu de monde. Après La Promesse, les institutions belges ont vu que nous avions un succès d’estime et un succès public ; du coup, on se sentait plus libres et on osait faire ce qu’on voulait. Quand on se sent plus libre, la création est meilleure.
Avez-vous eu du mal à retrouver l’inspiration ?
Jean-Pierre On a eu du mal parce qu’on a été sollicités pendant des mois sur les sorties de La Promesse : on a accompagné le film partout parce qu’on était inconnus au bataillon. Tout ça te vide. Tu deviens décentré, tu ne sais plus où tu es. Il nous a fallu revenir sur nos bases. Ça a pris un peu de temps. On a commencé à travailler sur Rosetta en octobre 97.
L’étincelle de départ, c’était une jeune femme ?
Luc Oui : on imaginait une silhouette, qui a fini par être incarnée par Emilie. Après, on a imaginé une situation dans laquelle on la placerait. Tout en faisant un film, on voulait parler du monde, de la réalité sociale. Quand on a trouvé cette situation, assez banale, de quelqu’un qui est dehors et qui veut entrer dedans, et qu’on s’est dit que la jeune femme serait obsédée, assiégée par cette idée, on a commencé à vraiment travailler. Qu’est-ce que c’est, quelqu’un qui veut entrer coûte que coûte ? D’où l’idée de la guerre, d’une caméra qui la suivrait, courrait avec elle. Pour elle, le travail est une espèce de forteresse à prendre d’assaut. C’était montrer comment on vit quand on est dehors, en situation de guerre.
C’est vrai qu’elle survit dans les bois un peu à la façon de Rambo.
Jean-Pierre L’image de la guerre nous a accompagnés tout au long de notre travail. Elle nous a aidés à écrire le scénario. Ainsi, on voulait que le personnage ne soit pas pris dans une intrigue qui précède, que le film avance avec le personnage, que les situations arrivent avec lui. Et entre nous, dans nos discussions sur tous les aspects du film, on employait beaucoup cette métaphore de la guerre : « Ça c’est l’arrière, ça c’est le front… »
Quand la première version du scénario a-t-elle été prête ?
Luc Assez vite, mais ce n’était pas bon. On tenait le personnage, mais l’intrigue était encore trop forte, trop pesante. On voulait que le spectateur soit dans une situation d’incertitude par rapport à ce qu’allait faire Rosetta dans les instants suivants. Que va-t-il lui arriver ? Comment va-t-elle réagir ? Le seul fil de fiction était « elle cherche un travail, elle veut l’avoir ». C’est mince : il fallait donc qu’on place dans le cadre ou au bord du cadre des possibilités multiples pour que le spectateur soit en attente. L’exemple le plus frappant, c’est quand Rosetta laisse son copain dans l’eau : là, pendant un moment, on se dit que cette fille est capable de choses surprenantes. Le film continue avec une nouvelle possibilité, on sait désormais que Rosetta est capable de tuer même si elle ne le fera pas nécessairement.
Jean-Pierre Notre problématique, c’était comment tenir avec un seul personnage et maintenir l’intérêt du spectateur. C’est aussi pour ça que le scénario a beaucoup bougé au moment du tournage. Comment faire un film qui fonctionne avec juste un personnage qui cherche du travail, comment faire avec ça du cinéma et surtout pas de la sociologie ? La sociologie dirait que les jeunes chômeurs ne se comportent pas du tout comme Rosetta.
Quand on voit Rosetta, on a du mal à imaginer un scénario au départ : peu de dialogues, peu de personnages.
Luc On s’est beaucoup intéressés aux gestes. Par exemple la pêche : on s’est souvenus de la manière dont nous pêchions gamins, même si on n’a jamais rien attrapé (rires)… On est partis d’une intrigue très construite, on l’a déconstruite et on s’est focalisés sur les détails du personnage, sur ses accessoires, ses gestes. Décrire sa façon de pêcher, c’est une demi-page de scénario.
Jean-Pierre Le résumé du film, c’est ça : moins de fiction et de narration, plus de gestes, plus de matière vivante. C’est par la répétition et la maîtrise de tous ses gestes que l’actrice devient Rosetta. Une grande partie du film, c’est Rosetta qui fait des gestes, comme des automatismes. Tout ce travail devait être très précis. Rosetta se définit par ses gestes, ses objets, son rythme. Il fallait qu’elle trouve le bon rythme. Par exemple, le changement de chaussures dans le bois : la pierre, la déchausse, la chausse des bottes, tout ça est dans le film en temps réel, sans montage. Il était très important de trouver le bon timing sinon, la scène était fichue. On y a passé un temps fou, Emilie se trompait souvent.
Le paradoxe intéressant du film, c’est que pour quelqu’un qui ne fait rien professionnellement ou socialement, Rosetta n’arrête pas de bouger et de courir.
Jean-Pierre C’était un de nos partis pris : on ne voulait surtout pas qu’elle glandouille. On voulait montrer quelqu’un de frénétique. Un petit soldat, quelqu’un qui part faire la guerre : elle se cache, elle planque, elle attaque… C’est ce comportement guerrier qui nous a aidés à écrire le scénario plutôt qu’une intrigue.
Comment le scénario fonctionnait-il avec les lieux ?
Luc On connaît les lieux par coeur, on les avait bien en tête. Le seul lieu qui n’était pas déterminé au départ était le camping on savait qu’on allait prendre un camping mais on ne savait pas lequel. Tout le reste, on savait : la gare routière, la route, le stand de gaufres… Tout le film était pensé en fonction des lieux.
Peut-on résumer votre méthode par un travail de rabotage, d’élagage, de retranchement ?
Luc Oui. Le scénario de départ est toujours plus large, et nous, on va vers le nerf. En même temps, on trouve d’autres trucs pendant le tournage. Par exemple, on a pensé au bidon d’eau de coureur cycliste deux semaines avant de tourner. Mais on élague beaucoup. On a supprimé un personnage d’assistante sociale, la mère avait un rôle plus présent au départ… Dans nos têtes, c’était un corps abandonné au bord de la route. Donc on n’essayait plus d’en faire un personnage actif. Elle était là comme un corps qu’il fallait porter, ce qui nous a amenés à supprimer trois ou quatre scènes.
Le parti pris de la caméra portée s’est vite imposé ?
Luc Oui, ça rejoint l’histoire de la guerre. On espérait rendre cette tension guerrière en cadrant comme on a cadré. Parfois, elle se cogne au cadre comme elle se cogne aux portes, elle ne trouve pas sa place dans le cadre, elle déborde… Elle ne prend jamais de distance. Dans la scène avec Olivier Gourmet (le patron de la fabrique de gaufres), on a essayé de calmer le filmage, de la regarder heureuse d’apprendre. Là, elle va bien, on lui colle moins au train.
Pour les prises de vue, il y avait beaucoup de répétitions, beaucoup de marques ?
Luc En général, on commence par travailler seuls avec l’actrice. L’un de nous deux teste la position de la caméra. Quand on sent qu’on tient la scène, on appelle l’ingénieur du son, le directeur photo et le cadreur. Là, on cherche de nouveau, on teste la scène avec tout le monde, on retravaille. Quand le cadreur a ses marques, le pointeur intervient par rapport au cadreur. Une fois qu’on a tous les timings, acteurs et équipe technique, on y va. Mais il n’y a pas de marques millimétrées, l’actrice peut faire deux pas au lieu de trois, ça crée une tension très forte sur un plateau. L’un de nous deux suit le cadreur et l’autre est au moniteur. Puis, on revoit la prise tous les deux et on confronte nos points de vue. On ajuste, on règle, parfois aussi on trouve des choses en comparant nos points de vue. Le cadreur, comme nous, a le son HF dans les oreilles ; en cadrant, il est déjà dans le film.
A un moment, elle bouche les interstices de la fenêtre de la caravane avec du papier toilette. Ce genre de détail est déjà dans le scénario ?
Luc Oui. Cette fille s’enferme. Elle est compressée, elle est tout le temps dure, c’est un bloc de béton, dans le bus elle ferme la fenêtre parce qu’elle n’aime pas le vent… On voulait des détails comme ça, des gestes qui montrent qu’elle s’enferme. Et c’est peut-être l’idée du personnage qui s’enferme qui, à force, nous a donné l’idée du suicide.
Comme dans La Promesse, au coeur du film, il y a une trahison. Mais une trahison nécessaire, qui ne charge pas le personnage qui trahit.
Luc On a besoin de ça pour travailler. On essaie de poser une question, mais sans faire tout un discours : c’est une question qui doit venir de l’intérieur. La question est la suivante : « Je suis dans des conditions rudimentaires, dans une situation de survie, le dos au mur, etc. Est-ce que je tue l’autre ? Est-ce que je prends sa place ? » Voilà la question centrale du film. La trahison est une manière de tuer l’autre.
Le risque dramaturgique de la trahison, c’était de perdre Rosetta, d’être contre elle.
Jean-Pierre C’est ce qui est intéressant. Ça remue des enjeux moraux très forts. Les enjeux se posent aux personnages comme au spectateur. Quand Rosetta trahit, elle va jusqu’au bout, franco.
Est-ce que, quitte à ne pas le mettre dans le film, vous inventez une biographie plus complète aux personnages, pour vous aider (vous ou les acteurs) à mieux travailler ?
Jean-Pierre Non, mais on a chacun notre solitude mentale dans le processus créatif, qui diffère peut-être du travail en commun.
Luc J’avoue que dans ma tête j’ai imaginé un père pour Rosetta.
Jean-Pierre Tu ne me l’as jamais raconté.
Luc Non. C’était personnel, mental.
Vous avez mis du temps à trouver Emilie ?
Luc On a fait savoir par tous les médias francophones qu’on cherchait une fille entre 15 et 17 ans. On a reçu 2 000 réponses. On en a retenu 300, qu’on a filmées avec une caméra vidéo. Puis on en a gardé une dizaine avec qui on jouait une demi-journée, puis trois, puis deux, et là, on travaillait toute une journée. Emilie nous avait déjà convaincus la première fois, avec son regard, sa voix, la façon dont elle faisait exister la baraque à gaufres… En retravaillant avec elle, on a senti qu’elle pouvait aller très loin, même si elle avait plein de choses à apprendre.
Jean-Pierre On a senti que dans la vie elle avait la même détermination que Rosetta.
Luc Quand elle a joué la scène où elle doit avoir la place, il est évident que c’était, pour elle, avoir le rôle. Elle devait à un moment lancer une chaise : elle la lançait avec une force !
La dépense physique, pour vous et toute l’équipe, était-elle proportionnelle à ce qu’on voit dans le film ?
Luc Ce film nous a crevés.
Jean-Pierre Le cadreur aussi. On a cassé trois éléments de caméra. Il y avait régulièrement un membre de l’équipe à l’hôpital, plein de petits trucs comme ça… C’était très physique.
Luc Dans le scénario, Rosetta avait un problème physique, des difficultés respiratoires. Finalement, on a remplacé ça par le mal de ventre.
Comment vous sentez-vous par rapport à ce courant qu’on nomme « cinéma social » ?
Luc Ce n’est pas nous qui utilisons ces catégories. On ne sait jamais vraiment ce que ces catégories recouvrent, il faut nous expliquer. Souvent, c’est une manière de ne pas penser au film, de ne pas en parler. On le met dans une case et c’est bon. Nous, on essaie surtout que nos films ne soient pas du discours social.
Jean-Pierre Ces tiroirs ne veulent rien dire. Je préfère encore les catégories de Pariscope : « comédie dramatique », « drame psychologique » (rires)… Par exemple, le chômage ne nous intéresse pas en tant que « sujet », on ne fait pas un film « sur » le chômage. Ce qui nous intéresse, c’est le personnage.
Luc On essaie quand même avec nos films de faire le portrait en filigrane d’une époque, mais ce qui nous intéresse, ce sont plutôt les questions morales fortes. « Dans telle situation, je suis amené à tuer Untel. Qu’est-ce que je fais ? » Il faut aller chercher le spectateur loin au fond de lui-même et pas seulement à la surface confortable des choses.
Jean-Pierre Il ne faut surtout pas se contenter de conforter le spectateur dans l’idée qu’il est du bon côté.
Luc Bien sûr qu’il y a des exploitants et des exploités. Mais il faut dépasser ce schéma simple et aller vers des questions plus profondes et plus complexes.
Jean-Pierre Quand Rossellini fait Allemagne année zéro, c’est quoi ? Un film social ? Un film de dénonciation ? Non, c’est un grand film.
Une référence appropriée pour vous serait peut-être Pialat ?
Jean-Pierre Quand on travaille, notre question est la vérité des êtres filmés. Le problème du cinéaste est là.
On sent que ce que vous filmez découle d’un lent travail d’observation et d’imprégnation.
Jean-Pierre Les lieux sont ceux de notre enfance, ce sont de vieilles obsessions. La gare de bus, ça faisait longtemps qu’on voulait la mettre dans un film. On va sur les décors avant de tourner ; les trajets du personnage, on les fait nous-mêmes avant.
Etes-vous encore de grands spectateurs de cinéma ?
Luc Ce qu’on entend par cinéphile à Paris, on ne l’est pas ! Vous êtes trop assidus et pointus pour qu’on suive. Ça fait quasiment dix mois qu’on n’a pas vu grand-chose, à cause du travail sur Rosetta.
Jean-Pierre Ça me perturbe de voir d’autres films pendant qu’on travaille. On se dit qu’on est nuls à côté… Je préfère ne rien voir. J’ai arrêté d’aller au cinéma depuis plus d’un an. En vieillissant, je deviens monomaniaque, je revois souvent les mêmes films.
Luc Par exemple, je revois tous les ans soit L’Intendant Sansho, soit Les Contes de la lune vague de Mizoguchi. Ou Vivre de Kurosawa, pour rester avec les Japonais. Tu ne tueras point de Kieslowski, je ne l’ai vu que deux fois, mais j’irai le revoir dès qu’il repassera. Allemagne année zéro est un autre film de chevet. Rome, ville ouverte aussi. On est allés assez tard à la Cinémathèque. Je revois tous ces films comme un cinéphile normal va revoir les films de ses 16 ans. Moi, je vais revoir les films qui m’ont marqué à 25 ans. Le dernier film de chevet que je ne peux pas omettre, c’est Un Condamné à mort s’est échappé de Bresson.
Rosetta a ce côté Rambo par sa manière de survivre dans les bois. Allez-vous voir les gros films américains courants ?
Luc J’ai raté La Ligne rouge de Malick, mais on voit beaucoup de films américains.
Jean-Pierre Je préfère quand même Samuel Fuller à La Ligne rouge.
Luc J’ai bien aimé Mission : impossible, mais ce film n’est pas exactement de la production américaine courante.
Jean-Pierre Moi, j’ai beaucoup aimé Volte/face.
Luc Volte/face, c’est extraordinaire !
Jean-Pierre Ce n’est pas simplement un plaisir du samedi soir, mais un film grandiose.
Vous regardez les films par plaisir pur, ou aussi professionnellement ?
Jean-Pierre Je regarde les films de Pialat avec beaucoup d’attention : comment fait-il pour arriver à ce qu’on voit sur l’écran ? Comment il monte ? Comment il cadre ? Putain !… Une des monomanies que j’évoquais, c’est Pialat.
Comment clore les polémiques stupides nées du palmarès cannois ?
Luc On a une vieille tante qui a regardé le palmarès à la télé. On a la Palme d’or, formidable, elle téléphone aux proches… Puis à un moment, elle laisse le combiné et se rapproche de la télé. Mon père se demande ce qui se passe. La tante dit « Je croyais qu’on allait la leur retirer ! » Mon père, lui, dit « Hé, c’est pas un match de foot. » Elle : « Ben oui, on annule bien les buts, alors… » (rires)… Mais notre tante est très superstitieuse.
Jean-Pierre Il faut rester simple. A partir du moment où tu présentes ton film en compétition, t’es heureux d’avoir la Palme. Ou alors, tu ne le fais pas et tu es cohérent. Mais faut pas dire que ce n’est pas important une fois qu’on l’a. Bon, beaucoup de grands films n’ont jamais eu la Palme d’or, on est tous d’accord là-dessus, mais quand on l’a, c’est formidable.
Luc En Belgique, la gloire nationale, c’est Emilie. Dans son village, il y avait 300 personnes pour l’accueillir.
Jean-Pierre Il y a aussi un côté « Les Français, on les a eus. Ils ont eu le Mondial, mais nous, on a été chercher la Palme chez eux » ! L’autre jour, un des chauffeurs de bus de la gare où on a tourné nous voit, il s’arrête et nous dit « Hé, les Français ! » avec un gros bras d’honneur (rires)…
Et en Flandres ?
Luc Pareil. Le roi nous a reçus. Pourquoi ? Non seulement pour la Palme, mais parce qu’il a bien senti que, comme avec Eddy Merckx, nous étions un facteur d’unité nationale !
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