Inventeurs d’une fusion à chaud entre world-music et techno, les génétimagiciens de Leftfield ont mis quatre sombres années à donner suite à leur important Leftism. Et si le nouveau Rhythm & stealth commence en décevant, sa fréquentation assidue en révèle les impensables contours et détours.
« Qui, de la poule ou de l’oeuf, est arrivé en premier ? » Dans la langue anglaise, le même doute atroce assaille les amateurs de dance-music indansable, de groove en pente, dérapant : qui, de Leftfield (le groupe) ou de leftfield (l’expression désignant tout un pan fissuré et perméable de la musique électronique), est arrivé en premier ? « Quand nous avons commencé sous ce nom, il y a dix ans, l’expression n’était pas du tout utilisée en Angleterre. Maintenant, elle est entrée dans le domaine public. Ça décrit la marge de la dance-music, c’est même devenu une rubrique dans certains magazines. »
En cet été londonien 99, Leftfield a pourtant du mal à se souvenir de son importance. Leftfield est convalescent. Les yeux ont toujours un peu de mal à s’habituer à la lumière du jour, après avoir passé des années dans la pénombre du studio : c’est d’une démarche mal assurée que progresse le cheminement de pensée de Paul Daley, moitié de cerveau du groupe. Depuis le fondamental Leftism en 95, lui et Neil Barnes n’ont plus vu les projecteurs, à peine la lumière du jour. Blocages, fausses routes, relations rendues délicates par une promiscuité devenue intolérable à force de sécheresse d’idées : difficile de donner suite à de telles propositions de musiques.
« Il n’y a pas de mariage heureux en art. Laurel et Hardy se détestaient, ça n’empêchait pas leur duo de fonctionner. Neil a une famille, il s’en occupe le week-end. Moi, je préfère aller faire le DJ : je n’ai jamais réussi à grandir. » En quatre ans, Leftfield a même souvent abandonné en chantier son casse-tête, cocufiant le studio pour des plaisirs plus faciles, moins exigeants : investir les platines de clubs provinciaux ou se goinfrer de toutes les nouveautés, histoire de voir si son inspiration volage ne couchait pas, par hasard, avec la concurrence.
Après avoir sorti l’un des tout premiers albums importants de cette histoire de l’électronique anglaise alors en brouillon, le duo aura largement laissé sa place à d’autres disques marquants des Chemical Brothers à Orbital, d’Underworld à Fatboy Slim. Il faut ici se souvenir qu’en ce début d’années 90, cette musique était gentiment parquée sur des maxis, souvent consignés à des fonctions précises (faire danser et donner du travail à une catégorie socioprofessionnelle depuis largement revalorisée : les remixers), interdite d’entrée dans les salons des plus de 25 ans.
En osant envisager un album articulé et finalement très peu fonctionnel, Leftfield allait provoquer un glissement de terrain dont l’industrie du disque n’avait prévu ni la possibilité, ni l’heure, ni la date : personne n’aurait envisagé ce transfert du dance-floor vers le domestique, de l’underground vers le mainstream. Car dans sa longue retraite Leftfield eut beaucoup de guerres à mener : contre la frigidité de ses muses, contre une réputation trop vaste… Mais aussi contre une concurrence qui, soudain, avait pris le pouvoir. « Nous étions vraiment frustrés d’être coincés en studio, incapables de relever les défis que lançaient les autres disques. C’est dingue ce qui s’est passé entre Leftism et Rhythm & stealth. Soudain, la dance-music est devenue la norme, récupérée par les jingles de la télévision, les BO, les musiques de pub. C’était un vrai challenge que de tenter d’apporter du neuf, quand tant de sons et d’idées avaient progressé. »
Une accession au pouvoir qui, fatalement, avait besoin des suffrages d’un électorat pourtant jusqu’ici réputé réfractaire aux idées de l’électronique : les rockers, les trentenaires, les rockers trentenaires. Grâce notamment à ses concerts, Leftfield est ainsi devenu, plus encore que les Chemical Brothers ou les gothiques Death In Vegas, la propriété d’un public qui n’achetait ni techno ni world-music, mais qui en accepte ici le point de jonction. « Dès le début, nous n’avons pas eu peur d’utiliser des guitares, qui étaient alors montrées du doigt dans la techno. Notre musique a toujours été plus dure, plus tranchante que celle de nos collègues. Et puis, nous avons été les premiers à utiliser une voix venue du rock : Johnny Lydon. On ne peut pas tricher : nous venons de là, du punk-rock… »
Le soulagement d’avoir enfin vaincu les inhibitions et achevé un second album, Rhythm & stealth, est palpable dès les premières minutes de l’interview : Leftfield revient de loin. « J’ai parfois eu l’impression d’être enfermé dans une tour d’ivoire. C’est pour ça que j’ai été vraiment délivré en recevant enfin un exemplaire terminé de notre nouvel album. Et en même temps, je me sens un peu perdu, désoeuvré : depuis des années, nous travaillions sur notre musique chaque jour et j’ai du mal à m’habituer à ce changement d’environnement. C’est bizarre d’être dans une pièce avec des fenêtres. »
Car dépassé par une invention trop vaste pour lui, ce Leftism qui allait servir de plan de vol à toutes les manipulations génétiques entre techno et world-music à venir, le duo a ensuite commis la pire erreur possible : substituer la réflexion à l’instinct, le bon sens aux sens. En se mettant à réfléchir sa musique, en écoutant d’une oreille flattée ceux qui soudain conceptualisaient cette musique du hasard l’ethno-techno, ce genre de tiroirs-caisses , Paul Daley et Neil Barnes ont alors eu le sifflet coupé, terrifiés et paralysés par les enjeux que l’on plaçait sur leur musique. Quand on lui demande s’il a l’impression que son groupe a été surestimé, Paul se crispe, rigole, puis avoue : « Je n’arrive pas à croire que toutes ces louanges nous sont destinées. J’entends sans arrêt des musiques plus intéressantes que la nôtre et personne n’en parle. »
Pas facile de survivre à un album ainsi célébré, à des articles comme celui de The Face où Leftism est décrit comme « le meilleur album de dance-music jamais enregistré » un avis récemment partagé par un panel de DJ internationaux. Parti en commando, en formation légère et la fleur au fusil, le duo s’est ainsi soudain retrouvé aux commandes d’un char d’assaut impossible à manoeuvrer, sérieusement encadré par un mythe en marche. Une légende nourrie par le silence prolongé et vice versa. Une spirale dont peu de groupes s’échappent : on pense ici à My Bloody Valentine, aux Stereo MC’s. « Quand la machine Leftfield est lancée, elle est plutôt facile à conduire. Ce qui a été compliqué, ça a été de la faire sortir des ornières. » Ou de tenter de lui faire prendre un virage un peu sec, ou de se lancer dans une marche arrière. « Là, oui, la moindre manoeuvre demande deux années d’efforts. Pendant des mois, nous avons été victimes d’une panne d’essence. A vrai dire, j’ai même souvent pensé qu’on ne s’en sortirait pas. Nous sommes passés par des phases où pendant des semaines tout ce que nous enregistrions était bon à jeter. C’était une simple redite de Leftism. J’en arrivais à croire que nous avions tout dit sur ce premier album. C’était effrayant. Petit à petit, nous avons perdu contact avec la réalité, nous nous enfermions dans notre studio et là, il a fallu se sortir de ce piège du perfectionnisme. C’est sans doute pour ça que l’album a pris quatre ans : parce que nous avons passé plus de temps en vacances, à décompresser, qu’à enregistrer. Cela dit, la première chose que je fais en arrivant à l’étranger, c’est de chercher un bon club (rires)… C’est pourtant grâce à ces vacances régulières, en prenant enfin un peu de distance, que nous avons recommencé à y voir clair. A chaque retour de vacances, nous effacions tout ce que nous avions jusqu’ici enregistré. »
Lorsqu’on leur demande ce qui les a remis sur les rails, ils répondent « Une chanson, enregistrée avec le rappeur Roots Manuva Dusted. Elle nous a enfin surpris. A partir de là, nous avons trouvé un nouveau ton et le disque s’est enfin organisé. Nous sommes partis avec une masse considérable de sons et de musiques, pour ensuite passer des mois à épurer, à vider. Nous voulions un disque moins musical, plus minimal. Et surtout, ne pas donner aux gens ce qu’ils attendaient. Car l’industrie avait tracé une voie royale pour nous : on nous imaginait pop-stars, jouant dans des stades aux Amériques. Nous étions affolés, nous avons même envisagé d’enterrer Leftfield pour échapper à cette pression. Il nous fallait disparaître. »
Leftfield, sur son premier album, avait inventé un nouveau langage, que le duo parlait couramment, sans le moindre accent. Et soudain, il décida d’apprendre une langue étrangère, de ne plus utiliser le moindre vocabulaire, la moindre grammaire déjà rodés sur Leftism : une décision aussi courageuse que largement trop sévère. Car Paul et Neil ne sont visiblement pas très doués pour les langues étrangères, uniquement à l’aise dans leur idiome maternel, régulièrement singé par la concurrence, mais jamais encore vraiment traduit en actes aussi spectaculaires que Leftism.
En s’éloignant de ses buts jouer à l’instinct, mélanger sans suivre les dosages de la recette , Leftfield joua ainsi longtemps contre son camp. Une pénible lutte contre nature qui transpire parfois sur Rhythm & stealth, sur les bas-du-front Double flash et 6/8 war ou sur Reno, exercice de style où Leftfield s’humilie à singer Leftfield, en oubliant sa plus grande force : son instinct, primitif et charnel. « Nous avions tellement peur de jouer la sécurité que nous avons passé trop de temps à nous poser des questions, à tout reconstruire. Nous aurions pu perdre notre identité, oublier d’où nous venions. »
D’où vient Paul Daley, c’est pas beau et ça sent le pipi de chat : ça s’appelle Ramsgate, petit bout de chose balnéaire fouetté par la Manche. Mais pour un trentenaire comme lui, ça veut dire beaucoup : c’est précisément là, au large des côtes du Kent, qu’était autrefois amarré le bateau diffusant les ondes pirates de Radio Caroline, où le gamin, puis l’adolescent, apprit en direct les mélanges entre musiques sud-américaines et dub jamaïcain, lumière Beach Boys et noirceur Hawkwind. « Je l’écoutais chaque nuit, avant de passer à John Peel, qui est une influence fondamentale dans la scène anglaise actuelle : dans ses émissions, on pouvait entendre du punk-rock aux côtés de disques africains, de l’electro ou du reggae… L’éclectisme et la culture de la scène dance viennent de là. » Une belle école de jeux sans frontières, dont Rhythm & stealth continue, des années plus tard, la mission d’oecuménisme, d’espéranto.
Pourtant, après quatre années d’attente, Leftfield déçoit. Mais après quatre années et une semaine d’attente, Leftfield ravit : car Rhythm & stealth se mérite, se gagne. Il ne se révélera pas aux touristes pressés, réservant ses charmes aux plus patients : il faut s’y perdre, passer par des faux plats, des jungles inhospitalières, des pièges. « La noirceur du disque vient de ce que nous écoutions à l’époque : les premiers Human League ou Ultravox, Japan, Kraftwerk, Low de Bowie… C’était comme retomber en enfance. »
Rarement, depuis le OK computer de Radiohead, un disque avait réclamé autant d’écoutes, exigé une telle attention. Ça nous rappelle que quand on était plus jeune, on n’avait pas beaucoup de disques, alors on les écoutait souvent. Du coup, la notion de musiques « difficiles » ou « exigentes » n’avait pas cours : de Kraftwerk à Nico, tout devenait easy-listening après cent écoutes. C’est la malédiction de Rhythm & stealth : ordonner la même disponibilité, la même patience dans un monde où tout s’est accéléré. Car il aura fallu au moins quinze écoutes pour commencer à discerner des reliefs dans les désormais intimes Dusted ou Poorman, à littéralement être obsédé par la science rythmique de Phat planet, à distinguer une matière, riche et éblouissante, dans les apparentes volutes de fumée d’El Cid ou Swords.
Il y a surtout là l’ébouriffant Afrika shox, déjà vissé sur le podium des meilleurs singles de l’année : une furie débitée mécaniquement sur un beat old-school, semant terreur et glaciation sur son sombre passage. Une vidéo, signée du malade Chris Cunningham, se charge d’ailleurs d’accentuer encore le malaise de cette chanson désaxée. Un morceau pourtant enregistré dans l’allégresse en compagnie d’un héros de jeunesse, Afrikaa Bambaataa, venu en masse avec des membres belges et français de la Zulu Nation. « J’aimais la noirceur de son Planet rock et je voulais le forcer à revenir à ces musiques menaçantes. Il a changé ma vie le jour où je l’ai vu sur scène, au milieu des années 80. »
Un hommage aux pionniers du hip-hop auxquels Leftfield devait bien un renvoi d’ascenseur, pour avoir appris ici même la joyeuse discipline du beat. Pas étonnant, donc, d’entendre Paul parler avec joie et fierté de sa dernière marotte : une collection maniaque de tous les disques ayant samplé Leftism il écarte les bras pour décrire la masse de vinyles que ces larcins représentent. Pourtant, aucune coquetterie juridique derrière cette manie : élevé à cette culture de vol créatif, du recyclage espiègle, Leftfield n’a encore jamais intenté de procès à quiconque ayant samplé ses disques, estimant normal que l’information continue de tourner, d’être détournée. « Ces vols sont beaucoup plus flatteurs que tous les commentaires décrivant Leftism comme un tournant dans l’histoire de la dance-music. Ce n’est soudain plus de la théorie, mais du concret. »
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Leftfield, Rhythm & stealth (Hard Hands/Small/Sony).
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