Pour son premier grand rôle, Chiara Mastroianni est une magnifique princesse de Clèves dans le film de Manoel de Oliveira, La Lettre. Avec ce personnage, « la fille de » s’affranchit définitivement de son ascendance et gagne ses galons de comédienne à part entière. Rencontre avec une fille de saltimbanques, sereine et angoissée, perfectionniste et contemplative, qui n’aime rien tant que se trouver sur un plateau.
La première fois qu’on l’a rencontrée, elle n’en menait pas large. Quelques semaines avant le Festival de Cannes, elle venait de découvrir La Lettre, l’adaptation à la fois très fidèle et très personnelle de La Princesse de Clèves qu’a concoctée Manoel de Oliveira. Nos compliments bredouillés ne suffisaient pas à la convaincre de la qualité exceptionnelle de sa prestation : elle n’a jamais été si belle et si bonne comédienne que dans ce film d’une déconcertante splendeur. Mais elle semblait en douter.
Déjà habituée des labyrinthes ruiziens (Trois vies et une seule mort, Le Temps retrouvé), du fantastique farceur à la Danièle Dubroux (Le Journal du séducteur) comme du meilleur « psychologisme » à la française (Comment je me suis disputé… d’Arnaud Desplechin), Chiara Mastroianni était visiblement décontenancée par le système de représentation stylisé et distancié du vieux maître toujours vert.
Le bon accueil du film à Cannes et les louanges unanimes de la presse ont contribué à la rassurer, mais elle semble avoir toujours autant de mal à s’accepter en amoureuse fuyante et retenue. « Manoel est quelqu’un de très difficile à cerner. Même aujourd’hui, je ne peux pas dire que je le connaisse tellement mieux qu’avant. J’ai l’habitude d’avoir un peu plus de contacts avec les metteurs en scène. Ses directions de jeu, fondées essentiellement sur les gestes et les postures, c’était le jour et la nuit par rapport à ce que j’avais connu avant. Il fallait bannir tout ce qui est réaliste et, au début, j’ai eu vraiment du mal. J’avais tout le temps envie de lui poser des questions. J’ai un peu essayé et il a mal réagi. « Pourquoi ? » est la plus mauvaise question à lui poser. »
S’il a déclaré aimer son « regard triste » qui convenait si bien au personnage, Oliveira a considéré Chiara comme un simple élément serait-il central et essentiel de sa figure d’ensemble. Il l’a magnifiée sans même qu’elle s’en aperçoive, en la corsetant strictement, sans même daigner répondre à ses propositions pleines de bonne volonté. La jeune comédienne a vite compris qu’il fallait faire avec, se soumettre à la rigueur de son regard plutôt que d’entrer dans une rébellion sans issue : « Il fallait se débrouiller dans ce carcan, parvenir à nager là-dedans. Du jour où j’ai accepté d’être passive, ça s’est bien passé. Que mes initiatives ne soient pas les bienvenues était difficile à accepter. Mais je suis en plein apprentissage de mon métier, et j’ai pris cette expérience comme une occasion d’apprendre. Le film de Manoel m’a beaucoup aidée pour la suite, comme gymnastique pour se concentrer. »
Si elle a vite dû admettre qu’un regard à la dérobée ou un demi-sourire constituaient le summum du climax oliveirien, Chiara ne se fera jamais tout à fait au côté « feu sous la glace » de Mademoiselle de Chartres devenue princesse de Clèves. Comme elle sur le plateau, son personnage lui semblait manquer parfois de révolte (« Je l’aurais voulue un peu plus sanguine »). Et le traitement décalé de certaines séquences continue à lui paraître « aberrant » : la mort de François de Guise (joué par Stanislas Merhar) ou le cri vite étouffé qu’elle pousse en apprenant par la télévision que le duc de Nemours, alias Pedro Abrunhosa quelque chose comme le Pascal Obispo portugais , a été victime d’un accident de voiture.
Inutile de lui expliquer que tout l’intérêt du projet d’Oliveira réside dans ce décalage entre des comédiens très marqués « jeune cinéma français » ou un chanteur de variétés et l’intrigue du texte classique. Elle est bien placée pour le savoir : ce fameux décalage, c’est en grande partie elle qui le porte sur ses épaules encore restait-il à l’assumer pendant les sept semaines de tournage. « Quand j’ai découvert le film, mon estomac ne s’est décontracté que quand je disparais au dernier quart d’heure, et mon cou s’est rétréci de quinze centimètres pendant la scène de la télévision. Encore aujourd’hui, ça me fait éclater de rire, comme des spectateurs ont ri à la projection à Cannes : je ne peux pas m’empêcher de trouver ça super mal joué. Mais comment dire à quelqu’un comme Oliveira de mettre du bleu sur le mur à la place du rouge ? Il tenait à ce geste de surprise avec la main devant la bouche, je ne sais toujours pas pourquoi. Comme je n’ai toujours pas saisi son obsession des chapeaux. Pour lui, les femmes bien portent des chapeaux : c’est comme ça et pas autrement. De toute façon, j’ai toujours beaucoup de mal à me supporter à l’écran. Mon père, lui, n’allait même pas voir ses films, il disait que ça ne l’intéressait pas. C’est comme faire des photos et ne pas les faire développer, ce qui m’arrive d’ailleurs assez souvent. »
Si on compatit à ses doutes de composante oliveirienne docile mais déstabilisée, tout en persistant à tenter de la convaincre que toutes ses questions restées sans réponses se retrouvent résolues à l’écran, on ne peut s’empêcher de penser que Chiara Mastroianni aurait tout de même dû savoir à quoi s’attendre. La trilogie qui n’en est pas une Le Couvent (1995), Voyage au début du monde (1997) et La Lettre constitue en effet un exemple étonnant de collaborations successives entre un cinéaste et trois membres d’une même famille. Mais ce cas n’est pas unique, puisque Raoul Ruiz a lui aussi enchaîné Trois vies et une seule mort (1996), Généalogies d’un crime (1997) et Le Temps retrouvé. Avec les trois mêmes dans le désordre, Marcello Mastroianni, Chiara puis Catherine Deneuve, auxquels il convient d’ajouter Christian Vadim pour Le Temps retrouvé.
Si le rôle du producteur Paulo Branco n’est pas mince dans ce vaste complot artistico-familial, nul doute que Ruiz et Oliveira s’en sont emparés avec une délectation un tantinet perverse. « D’autant que dans Trois vies…, mon père me tuait… Mais je n’ai pas pensé d’abord à ces antécédents familiaux en acceptant la proposition de tourner avec Manoel. Tourner avec Oliveira, ça ne se refuse pas. Je l’avais d’ailleurs rencontré pour la première fois sur le tournage du Couvent. J’étais en vacances au Portugal, parce que mon père y tournait un autre film. Je n’ai toujours pas vu Le Couvent, je ne vois pas systématiquement les films de ma mère, je voyais plus ceux de mon père. Ne vivant pas avec lui, j’avais plus de facilité à le voir à l’écran. Pour moi, Manoel était lié à mon père, plus qu’à ma mère, peut-être parce que Voyage au début du monde a été son dernier film, et que le mimétisme entre Manoel et lui y était incroyable, c’est un film que j’aime beaucoup. Ma mère m’avait prévenue des contraintes physiques, alors que mon père avait été beaucoup plus libre. Je n’en ai pas beaucoup parlé avec eux, mais je les avais entendus parler de Manoel : on aurait cru qu’ils ne parlaient pas de la même personne. Et puis je ne pouvais pas vivre cette expérience de la même façon qu’eux, même avec le même metteur en scène, parce que eux ont connu beaucoup de choses et avaient beaucoup plus d’expérience que moi. Ils s’adaptent donc plus facilement. »
Amusante et féconde pour le cinéphile épris des univers archicohérents de Ruiz et Oliveira, cette manière non concertée mais acceptée de marcher dans les traces de ses parents devient un lourd handicap quand il s’agit de faire face aux questions pas toujours amènes d’une certaine presse et à la sempiternelle accusation d’être d’abord « la fille de ». Le moins que l’on puisse dire, c’est que Chiara n’a pas l’air de se frapper : « Je suis consciente d’alimenter le côté « la fille de » en tournant avec Oliveira et Ruiz. Mais tant pis, je trouve amusant qu’il y ait encore un autre épisode à cette histoire, même si je n’ai pas le sentiment de continuer le combat. Le refrain « la fille de », je crois que je l’entendrai toute ma vie, alors pourquoi se priver d’expériences passionnantes à cause de ça ? De toute façon, je suis fière d’être la fille de comédiens qui ont fait leur métier avec une telle passion. Et puis après tout, je m’en fous. Ce qui compte vraiment, c’est le choix des films. C’est humain de me définir comme ça, surtout à cause du rôle de la presse, mais je ne suis pas très paranoïaque par rapport à ça sinon, je n’aurais pas fait ce métier. Je n’allais pas m’empêcher de faire ce que j’avais envie de faire parce que je suis « la fille de ». Les gens me paraissent plutôt bienveillants à mon égard, et puis les enfants d’acteurs qui se plaignent me gonflent. »
Pas plus torturée que ça sur le chapitre de son ascendance, Chiara connaît sa chance de départ et ce qui lui reste à accomplir pour échapper le plus possible à une approche un peu trop évidente. Même si sa voix rappelle beaucoup celle de sa mère, surtout dans les intonations des fins de phrases, on ne peut pas dire que sa « tenue de combat » (haut très vague, jeans retroussés et un genre de tongs) fasse très Saint Laurent. Les Français ne peuvent pas lui donner de « la fille de Deneuve », ce qui serait réducteur, et les Italiens n’oseront jamais l’appeler « la Mastroianni », car ce serait ridicule… Alors Chiara sait qu’elle a de bonnes chances de se faire rapidement un prénom. « Je n’ai jamais été trop agressée, sauf à l’école, quand j’avais une bonne note. Je crois que le pire est passé… »
Le pire a été l’arrivée dans le système scolaire « normal » à 12 ans, après des années passées dans le système parallèle ludo-mnémo-artistique Montessori, sans notes ni classements, où l’éveil créatif de la petite Chiara comptait plus que la moindre notion de représentation sociale : « Ce n’est qu’en débarquant au collège pour la 5ème que j’ai pris conscience que mes parents étaient ce qu’ils étaient. »
Interrogée il y a trois ans sur la vocation de ses enfants, Catherine Deneuve poussait de gros soupirs et se disait « fataliste ». Elle-même fille de comédiens de théâtre, elle pouvait difficilement s’y opposer. « Mais c’est vrai qu’elle n’a pas eu de bol. Au départ, je crois même qu’elle a été un peu déçue. Mon père, lui, était assez content. Petite, j’allais le voir quand il tournait. Je me souviens que sur La Cité des femmes, des enfants devaient lui faire des grimaces dans un train. Fellini m’avait mise dans le tas, et il a pris sa place parce qu’il considérait qu’il ne fallait pas faire des grimaces à son père. J’avais 8 ans, j’ai vu le film beaucoup plus tard et je me suis aperçue que j’avais été coupée. Mais jouer la comédie n’était pas mon rêve de petite fille. »
En riant, Chiara avoue quand même une autre expérience enfantine, dans la série « on n’échappe pas à son destin » : « C’était Peau d’Ane à l’école maternelle ! Je voulais faire le Prince, parce que j’étais très amoureuse de Jacques Perrin, mais ma meilleure copine voulait le faire aussi. Je me suis retrouvée à faire Peau d’Ane. Je connaissais par coeur toutes les comédies musicales de Demy. » Le bac en poche, « sans redoubler », elle s’inscrit à la fac avec son camarade Melvil Poupaud, « pour rassurer les parents et pouvoir sécher les cours ». Tous les deux choisissent un grand classique des glandeurs : un deug en communication à Censier. Manque de pot, c’est la seule filière où l’appel est systématique. Elle n’insiste pas et passe en italien. « Pour me rassurer, je me disais que je deviendrais prof d’italien. Mais j’en ai eu vite ras-le-bol et c’est Melvil qui m’a aidée à franchir le pas, à me faire accepter le fait que je voulais devenir comédienne. J’ai commencé à faire des essais. »
Après quelques cours de théâtre suivis sans grand enthousiasme et quelques refus à différents castings, André Téchiné la retient pour Ma saison préférée (« Après m’avoir quand même laissée mariner pendant six semaines ») où, comme un fait exprès, elle se retrouve à interpréter la fille de sa mère. « Après, ça s’est enchaîné. Je n’ai jamais eu l’impression d’être bizutée. Mais je n’aurai jamais la sensation que c’est parti, d’être lancée : je sais que rien n’est jamais acquis, qu’il y a beaucoup de concurrence et peu de rôles, peu de bons films. Au début, quand je n’étais pas prise pour un rôle, j’en pleurais. »
Si elle déteste les acteurs qui passent leur temps à se plaindre, Chiara connaît la cruauté du métier, surtout pour les femmes : « Etre acteur, c’est ne vivre que dans le désir de l’autre, passer son temps à l’attendre, puis accepter qu’on peut ne pas correspondre à la vision du metteur en scène et ne pas en faire une affaire personnelle. Alors que mes parents enchaînaient les films : ce ne sont pas les meilleurs exemples pour refléter la réalité de ce métier. Quand mon père me disait qu’il fallait être fataliste, que ça viendrait quand ça viendrait, j’avais envie de lui demander comment il se sentait au début de sa carrière ! »
Si elle dit mieux supporter les intervalles entre les tournages depuis qu’elle a un fils, Chiara adore la vie d’équipe et les hôtels. Depuis toujours, ses vacances ont été synonymes de plateaux de cinéma : « C’est une habitude liée à l’enfance. Pendant les vacances, mes parents travaillaient. J’adorais et j’adore toujours l’ambiance des tournages. Quand j’étais petite, ma mère trouvait ça dingue que je sois la seule personne à pouvoir poser mes fesses sur un cube et regarder l’équipe travailler, sans jamais m’ennuyer. Je n’ai jamais connu que ça, et encore aujourd’hui, j’adore regarder les autres tourner. Alors que quand c’est moi qui tourne, attendre me rend folle. Mon père, c’était pathologique : il s’emmerdait quand il ne tournait pas. De « vraies » vacances avec lui, c’était un cauchemar. Il n’était bien que sur un plateau. »
Quand elle ne tourne pas, Chiara va au cinéma de façon intensive. Et si elle apprécie Rome et le rythme italien, elle se déclare incapable de vivre dans une ville pauvre en cinémas : « Rien ne me stimule plus que d’aller voir des films. C’était là bien avant que je joue moi-même. » En revanche, elle a beaucoup de mal à se supporter à l’écran et s’abstient de prendre le métro quand son visage y est placardé sur des affiches vantant les mérites du Bon Marché. Elle préfère faire de la publicité plutôt qu’un film auquel elle ne croit pas, mais déteste voir le résultat. « C’est comme si ce n’était pas moi. Les photos, ça me fait chier, je trouve ça pénible, la promotion, tout ça. Mais comme je suis perfectionniste, je veux que ça soit le mieux possible. »
« Perfectionniste et angoissée » comme sa mère, « contemplative » comme son père, elle ne s’intéresse vraiment qu’à deux choses : son fils et les films, les siens et surtout ceux des autres. D’où son envie de se lancer un jour dans la production, « pas forcément des films où je jouerais. J’ai besoin qu’il y ait des choses qui se passent, sinon je m’emmerde. Je suis quelqu’un d’anxieux, j’aime bien me dire que tout est encore à faire. »
En attendant, elle essaie de passer son permis de conduire. Huit ans de tentatives, un record : « Je suis paresseuse pour les trucs qui ne m’intéressent pas. J’ai des complexes quand je lis des interviews d’acteurs qui font plein de trucs. Lorsque je ne tourne pas, j’essaie de profiter des choses dont je me coupe quand je tourne : je m’invente des trucs à faire, je fais des listes. Mais je me sens plus exister quand je tourne, parce que je fais ce qui me plaît. »
Tout cela dit d’un ton placide, en fumant cigarette sur cigarette, sans perdre une miette de ce qui se passe autour d’elle. Comme les plus grandes, elle n’a l’air de rien, ne la ramène pas, se recharge en sensations et attend tranquillement l’heure de la métamorphose. Il lui suffira alors d’un regard pour livrer toute une gamme d’émotions. Oliveira ne s’y est pas trompé : Chiara Mastroianni n’a pas besoin de faire grand-chose pour irradier.
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La Lettre de Manoel de Oliveira, avec Chiara Mastroianni, Françoise Fabian, Pedro Abrunhosa, Antoine Chappey, Stanislas Merhar.
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