Avec l’impressionnant The Contino sessions, Death In Vegas retrouve logiquement sa place au sommet des musiques électroniques anglaises. Un sommet sombre et escarpé où les voix invitées, de Jesus And Mary Chain à Iggy Pop, amènent humanité et violence à des textures charnelles et psychédéliques.
On ne le sait pas toujours, mais la plupart des proverbes ont été écrits par des ânes bâtés. Il en existe par exemple un, à la stupidité phénoménale, qui dit « Les voyages forment la jeunesse ». Demandez donc au leader de Death In Vegas, Richard Fearless, à l’enfance brinquebalée d’Afrique en Europe, comment le déracinement peut bousiller une enfance : les voyages déforment la jeunesse.
Un autre proverbe, aussi crétin, affirme « On choisit ses amis, mais on ne choisit pas sa famille ». Richard Fearless n’a pas eu le choix : il n’avait ni famille ni amis. Car élevé pendant quelques années en Afrique, où son père avait été envoyé en mission d’ingénieur militaire, il se retrouva fort dépourvu quand la brisure fut venue : au divorce de ses parents, on envoie l’enfant Richard vers le seul endroit où la famille peut compter de vagues racines, l’Angleterre. Un terrain neutre et glacial, où Richard ne possède alors qu’un unique repère, sa soeur, installée à Londres. Et un seul lien avec le monde qui brille : la musique, qui le maintient en vie depuis l’austérité étouffante d’un pensionnat pour gosses de riches, où il a échoué grâce à une bourse gouvernementale.
Gosse sans patrie et sans le sou, Richard apprend alors à vivre le mépris des futurs lords, leur condescendance. Mais son bouclier est, très jeune, solide : il mesure trente-trois centimètres de diamètre, est en vinyle noir et porte en lui plus d’intelligence, de douceur et d’amitié que tous ces abrutis aux voies déjà tracées. « Si je n’avais pas eu mes disques où me réfugier, je n’aurais jamais pu tenir le coup. Je ne vivais que pour les week-ends, car je savais que je pourrais aller à Londres, acheter des disques. Ma chance, c’est que ma soeur habitait avec une journaliste du NME, qui me tenait au courant de tout, m’amenait aux concerts. Je n’avais que 14 ans, mais j’étais déjà obsédé par le reggae, Gainsbourg grâce à ma mère , Dr John, Suicide… Et je détestais déjà que l’on m’impose de la musique : je n’écoute pas la radio, baisse le son de la télé. Je refuse de fréquenter n’importe quoi, je trouve la musique insultante dans les magasins ou les restaurants. La musique, pour moi, doit être un choix, un acte militant. Du coup, ma connaissance de la musique populaire est assez pauvre. »
Si, pendant des années, l’électronique a joué à l’homme sans visage, on lui découvre régulièrement de vraies gueules de pop-star, identifiables et sexy comme si l’Angleterre ne pouvait se passer de cette pièce manquante du puzzle. Pas très fier d’être incapable de se contenter juste de la musique,
Richard Fearless se souvient de l’époque où, lui aussi, punaisait Lou Reed ou My Bloody Valentine sur les murs de sa chambre. Car chez Death In Vegas, les valises sont ainsi pleines à craquer de marottes collectionnées depuis l’enfance, mal rangées dans une musique capharnaüm, de Joy Division (« un de mes groupes préférés de tous les temps ») aux Specials (« nous avons le même amour pour quelques disques jamaïcains des sixties »). Une musique qui « se souvient fatalement de tous ces disques que j’ai écoutés. Elle n’a pas pu échapper aux accords mineurs du Velvet, qui ont bouleversé ma vie quand j’étais gosse. Je n’ai aucune intention d’échapper à mon passé de fan de rock, c’est même pour ça que j’utilise des musiciens sur scène. Je suis ravi que des gens de plus de 30 ans puissent apprécier notre musique, que ma mère aime certaines chansons. »
Plus de deux ans ont séparé la sortie de Dead Elvis de celle de The Contino sessions. Deux ans de divorce crade avec son acolyte Steve Hellier, d’isolement forcené pendant lesquels les Chemical Brothers ou Fatboy Slim, avec lesquels Fearless partageait les platines du club Heavenly Social, ont escaladé les échelles de l’underground pour devenir le mainstream. Une bénédiction pour Fearless, dont la longue retraite le fera oublier des gazettes et des projecteurs. Il s’aménagera ainsi une confortable aire de tranquillité où chercher, loin de l’agitation, des solutions gonflées et fichtrement personnelles aux questions que posaient déjà ses platines à l’époque du Heavenly Social : comment résumer quinze années d’amour charnel pour les musiques en un seul set ? Comment effectuer une fusion des genres sans tartiner la grosse colle ? Comment mélanger sans dissoudre ? Comment mixer toutes les couleurs sans forcément obtenir une bouillie noirâtre ?
Pour toute réponse, on ira bientôt revoir en France Death In Vegas, désormais impressionnante machine de guerre sonique sur scène, portée par un groupe brutal et charnel, capable de s’adapter avec une finesse insoupçonnable à tous les lacets qu’emprunte ce songwriting. L’occasion pour Richard Fearless de laver un affront subit à l’époque de Dead Elvis, quand sa maison de disques l’avait convaincu d’aller faire le DJ dans un supermarché culturel parisien. « Je leur avais pourtant dit que je n’étais pas un singe savant. Et là, je me suis retrouvé sur une estrade avec deux platines déséquilibrées, une table de mixage absolument pas adaptée et quelques spectateurs qui n’avaient aucune intention de danser. Tous les disques sautaient, le mix a été catastrophique. Je crois que j’aurais été moins embarrassé si on avait mis des toilettes sur scène et si j’avais fait caca en public. »
Qu’il soit chef d’orchestre de Death In Vegas ou designer en chef de sa société de graphisme, Richard Fearless ne connaît qu’une manière de travailler : ne jamais y mettre les mains. Il avoue ne rien comprendre aux instruments et être incapable de se servir d’un Macintosh, ayant cruellement besoin d’un traducteur pour expliquer ses idées à la machine. Sous haute influence de Warhol, qui lui a transmis le goût du Velvet et de la Factory, il s’est offert fin 97 un de ces lieux forcément nés d’un cerveau maniaque : The Contino Rooms, un confortable studio dans lequel sont installés ses ateliers graphiques et un studio d’enregistrement, histoire de ne jamais voir la lumière du jour, de ne jamais cocufier son inspiration avec le menu fretin de la vie extérieure. Madame Fearless est ravie. « En 98, je n’ai pas souvent mis le nez dehors. Je n’avais encore jamais eu un endroit à moi, où passer mes jours et mes nuits, sans jamais regarder ma montre. D’ailleurs, il n’y a pas d’horloge dans notre repaire. »
Immergé dans son studio-caisson, il a ainsi passé plus d’un an uniquement relié au monde extérieur par un ingénieur du son déjà primordial sur son premier album, Tim Holmes. « Ce qui m’a plu, chez Richard, c’est qu’il déteste la facilité, a une trouille bleue de la norme, reconnaît Tim Holmes. Mon travail, c’est de traduire en musique, en actes, ses idées, ses concepts. Pour lui, ça doit être très frustrant d’entendre des sons et des mélodies dans sa tête sans pouvoir vraiment les en faire sortir. Alors je reste en studio, des nuits entières s’il le faut, pour obtenir ce qu’il cherche. » Ainsi, The Contino sessions, et son psychédélisme effondré, crasseux, aura nécessité une méthode de travail méticuleuse, à des années-lumière de l’enregistrement chaotique et artisanal de Dead Elvis, élaboré dans la chambre de son ancien associé Steve Hellier, en pliant le matelas et en poussant les meubles. Un Steve Hellier depuis méchamment licencié pour manque total d’intérêts communs et refus d’implication, après avoir été recruté pour avoir eu la bonne idée de posséder un mini-studio. « Du coup, sur le nouvel album, j’ai vraiment cherché à m’éloigner du son de Dead Elvis, de ces méthodes anarchiques de travail, de cette période de trouble, que j’ai vécue comme un divorce… Et puis, entre l’enregistrement du premier et du nouveau, j’ai découvert plein de nouvelles musiques, des disques psychédéliques de Skip Spence, 13th Floor Elevator, Roky Erickson ou Moby Grape, dont nos chansons tiennent forcément compte. Il était aussi temps de rendre hommage aux voix qui ont bercé mon adolescence : Iggy Pop, Jim Reid de Jesus And Mary Chain ou Bobby Gillespie de Primal Scream… Seul Jason Pierce de Spiritualized a refusé, faute de temps. »
De tels invités, fatalement, débarquent avec leur manger : inutile de préciser que le festin des Contino sessions sera passablement épicé et tartare, apprenant à l’électronique anglaise les manières sauvages et brutes d’un certain rock américain : Stooges, Chocolate Watch Band, Seeds. Bref, le dance-floor, par un curieux glissement de terrain, s’est retrouvé en plein milieu d’un garage mal éclairé et infesté de cafards, sans doute sous l’influence une nouvelle fois dévastatrice et noire d’Iggy Pop, le tout premier à avoir répondu présent à l’appel de Richard Fearless. « Il n’avait aucune raison d’accepter, il a pourtant immédiatement été emballé et a renvoyé son texte, très sombre et sublime. J’étais mort de trouille quand il est venu enregistrer le morceau Aisha. Je n’osais même pas lui parler. De quel droit, moi, parlerais-je au chanteur des Stooges ? Aujourd’hui, je regrette amèrement de ne pas lui avoir posé des centaines de questions. »
Quand on rédigera le livre d’histoire de cette fin de siècle, il y aura une date à la Marignan 1515 : Manchester 1989. C’est là que tout se joue, que le rock claque la porte de sa ligne officielle, que l’Angleterre dévisse. Soudain, les frontières deviennent perméables, les échanges culturels monnaie courante. « Dans la foulée des Stone Roses et des Mondays, tous les fans de rock indé se sont retrouvés en train de danser. Mais pour moi, la mutation avait commencé bien avant, avec la découverte du dub. Quand j’ai entendu les premiers maxis de techno en provenance de Detroit, je me suis senti en territoire connu : j’y retrouvais la simplicité, les rythmes et l’austérité du dub. »
Pendant quelques beaux mois, il exista à Londres un refuge secret pour ces coeurs brisés par le poids des vinyles, pour ces hommes de bon sens certains qu’un bon disque vaut largement un mauvais ami : le club Heavenly Social. Avant que la mode ne vienne à son tour y traîner, se bousculaient là quelques beaux spécimens de maniaques de musiques tels que décrits par Nick Hornby : musiciens, fans, professionnels. Quand on demande à Richard Fearless s’il eut l’impression d’y trouver un home sweet home, ses yeux se troublent : le proverbe a tort, on peut donc bel et bien choisir sa famille. « Je n’oublierai jamais les premiers mois, quand les Chemical Brothers étaient derrière les platines, dans un petit pub. Soudain, des DJ se sont précipités pour passer non pas ce qu’ils auraient balancé en club, mais ce qu’ils écoutaient à la maison. C’était le dimanche soir, tout le monde était décontracté, on se retrouvait entre amis, la musique était variée. »
On a souvent dressé des murs idiots, massifs, entre les musiques à danser et les musiques à penser avec toute l’arrogance et le quant-à-soi que peut impliquer une telle hiérarchisation des genres. Heureusement, le mur de la honte est aujourd’hui bouffé par les vers et les flux migratoires n’inquiètent guère plus que quelques douaniers constipés. Ainsi, chez Death In Vegas, on se demande si le cerveau contrôle toujours les gestes, s’il n’y aurait pas, du côté des tripes ou des pieds, des poussées d’indépendantisme, des petites révoltes contre le pouvoir central. Car pour un All that glitter (le groovy générique du Cinéma de Jamel sur Canal+) à l’éducation remarquable, pour un kraftwerkien Rocco, pour un Rekkit réussissant avec majesté la fusion à froid entre les boucles cinglées de Can et une vision mélodique très anglaise de la techno, il y a aussi ces moments où le muscle tape sur la table, comme ce méchant Dirt aux beats et guitares morveux, chicoreurs. C’est dans cette voie que s’est engouffré The Contino sessions, remonté du dance-floor et de ses lumières même noires pour digérer dans quelque allée sombre et glauque ses drogues psychédéliques.
Un disque important pour la rénovation du psychédélisme, de la trempe d’un Deserter’s songs (Mercury Rev), d’un Loveless (My Bloody Valentine), d’un Ladies & gentlemen we are floating in space (Spiritualized), tous ces disques qui repeignent en noir les spirales multicolores de l’acid-rock, tous ces disques aux cerveaux aussi savants qu’amochés, amnésiques. Car The Contino sessions, s’il possède une mémoire phénoménale, a perdu l’usage de la cohérence, parle une langue primitive et ombreuse, nettement moins suave et sophistiquée que celle de Dead Elvis. Cette fois-ci, sûr qu’il n’y aura plus personne pour menotter Richard Fearless aux rigides barreaux du big-beat : avec plus de brio, mais aussi plus de risques que les Chemical Brothers, il se rallie ici à la cause du songwriting le plus dense et le moins dance. Il faut reparler, ici, de rock. Un rock retourné à l’état sauvage, aussi gothique qu’un cauchemar de Tim Burton, un rock moderne et sale.
Beaucoup plus de sueurs froides que de sueur, donc, dans ces chansons étouffées, asphyxiantes, à la paranoïa palpable. Ainsi progresse Death In Vegas : un coup architecte, un coup démolisseur. Un coup cultivé, l’autre culturiste. Une rencontre entre érudition et sudation qui fait toujours la gloire des sets de DJ de Richard Fearless. « Je suis avant tout DJ, spécialiste de l’electro et des musiques de Detroit. Mais je ne supporte pas l’étroitesse d’esprit des puristes, qui restent de glace quand je glisse un dub dans mon set, comme j’exècre cette petite boîte dans laquelle on a essayé de m’enfermer, le big-beat, ce terme insultant pour tous les sentiments et toute l’âme que j’ai essayé de faire passer dans ma musique. Le big-beat, ce n’est que de l’habillage, du rock modernisé, du décor sonore pour masquer le manque de chansons. La majorité des disques que je reçois pour passer en soirée me dégoûtent, je ne sais plus quoi jouer. Ma valise de DJ est pleine de vieux trucs. Je sors furieux de chez les disquaires. Heureusement qu’il reste Detroit. »
Il suffit de le voir fureter dans les bacs des disquaires - il avoue dépenser plus de mille francs par semaine en disques uniquement pour sa consommation personnelle, sans compter ceux qu’impose sa fonction de DJ ou de l’entendre littéralement saliver à l’idée de bientôt retrouver son studio pour se convaincre que l’homme est dangereux et heureux un obsessif assumé. « J’ai toujours aimé les obsédés, des auteurs comme Edward Bunker. Dead Elvis, le livre de Greil Marcus, expose les obsessions de fans de Presley. C’est à la fois malsain et fascinant. »
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Death In Vegas. The Contino sessions (Deconstruction/BMG).
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