Après Nettoyage à sec, Anne Fontaine retrouve le personnage qu’elle avait créé dans son premier film. Augustin roi du kung-fu est une belle comédie d’auteur, une approche grinçante et tordante de la phobie, bien servie par des acteurs en état de grâce.
Avancer à reculons puis faire volte-face, transmuer l’embaumement en emballement, passer au pilon les préjugés. S’amender. Qu’attendions-nous, succédant à un Nettoyage à sec amidonné, sorte de Théorème chez les ploucs sans fantaisie ni lévitation, du retour d’Augustin, enfanté par Anne Fontaine en 1995 ? Pas grand-chose. La déclinaison des frasques et bégaiements d’un irritant aspirant comédien qui forgeait sa dimension comique en épuisant la patience d’individus réels, faire-valoir pris au piège de sa candeur préfabriquée ? La duplication, cette fois tournée dans le XIIIème arrondissement (comme Mon curé chez les Thaïlandaises, à en croire le titre de ce nouvel opus ?), d’une oeuvrette maligne dont le dispositif, à mi-chemin des interviews traquenards de Raphaël Mezrahi et des Surprises de Marcel Béliveau, générait rapidement son propre épuisement (le fim durait une heure tout rond et c’était très bien ainsi) ?
Le prologue de ce Roi du kung-fu qui voit Augustin harceler d’une cabine téléphonique des directeurs de casting attise nos craintes : un monologue sans contrechamp, claustration et affirmation renouvelée du caractère autarcique du personnage. Sauf que nos a priori se voient rapidement bafoués. Il ne s’agissait là que d’un sas, stade de décompression avant l’élévation vers des hauteurs qu’on n’aurait pu (su) anticiper. « J’avais l’impression de ne pas avoir vraiment fait le tour d’Augustin. J’avais créé, avec Jean-Chrétien Sibertin-Blanc, l’acteur qui l’incarne, un portrait, une chronique, mais il n’y avait aucune situation qui lui permettait d’évoluer, ni surtout de faire l’expérience de l’altérité. C’était un personnage qui avait une forme de fantaisie et d’aberration mélangées, qui était totalement inadapté à la société d’aujourd’hui, mais qui n’allait nulle part, comme emmuré en lui-même. D’une certaine façon, il se pulvérisait. Or, ce qui m’intéresse, c’est d’avoir une vision romanesque sur son destin. Le titre est évidemment à prendre au deuxième degré, et j’en connais les dangers, car ce n’est pas une comédie française type, et le ton n’appartient pas à un genre préétabli. Il se trouve qu’avant j’avais fait avec Nettoyage à sec un drame psychologique, le fameux « DP »cher à Pariscope. Nettoyage à sec était à mon avis un film beaucoup moins risqué que celui-ci, avec quelque chose de plus classique dans son propos et dans sa fabrication, un film que j’ai probablement fait avec cette idée de devenir adulte dans le cinéma. Avec le nouveau, je me suis sentie beaucoup plus libre, avec mes personnages comme avec l’idée du cinéma. »
A l’image de sa réalisatrice, Augustin nourrit de nouvelles ambitions, devenir l’égal d’un Bruce Lee, d’un Jet Li, projeter sa carcasse keatonienne (décidément, on n’en sort plus. Le cinéma français trouvera-t-il un jour son Fatty Arbuckle ?) dans des théâtres et sur des écrans dévolus aux films d’arts martiaux. Le kung-fu lui autorise enfin ce rapport au monde et cette immersion dans la fiction auxquels il n’avait pu accéder dans son premier film, il accorde à Augustin un corps, et un territoire où il pourra l’éprouver, ce Chinatown parisien peuplé de figures tout aussi déplacées que lui. Un quartier que le cinéma avait jusque-là laissé en friche. « Il m’a semblé évident qu’Augustin devait aller, non à Hong-Kong comme je le croyais d’abord, mais tout près de la Seine, dans le quartier chinois, que je ne connaissais que de manière superficielle. Or, je me suis rendu compte que c’était un quartier intérieur, avec peu de signes sinisants. Certes, il y a ces temples, ces pagodes en ciment sur l’esplanade des Olympiades, mais ce sont surtout les gens qui font le quartier. J’ai alors eu l’idée de styliser, de rehausser toutes ces choses qui existent mais de manière discrète pour avoir ce sentiment de dépaysement très près de chez nous, pour que cela s’intègre dans le conte et dans l’idée du rêve d’Augustin. Le XIIIème arrondissement n’a en fait rien de particulier ; ce qui est frappant, c’est ce qui est caché, enfoui, ce qu’on trouve sous le béton, sous les parkings : des temples sublimes, pleins de vieux Chinois ou de Cambodgiens qui honorent Bouddha. Personne ne peut les voir de l’extérieur, il faut vraiment connaître, fouiller. »
Avant que ne lui apparaisse en rêve un vieux moine de Shaolin l’exhortant à remonter aux sources culturelles et géographiques de l’art, Augustin recevait un enseignement par une voie (voix) exclusive : il enregistrait la bande sonore des films qu’il consommait dans les salles duXVIIIème et se repassait inlassablement cet éboulement de cris, ahanements et expulsions laryngiennes, parents de sa diction précipitée. Au commencement était le Verbe, ou plutôt le Ki-aï, ce cri aux vertus paralysantes. Augustin, plus à l’aise dans la tautologie que dans les katas, reste d’abord une langue et une silhouette. Le corps est encore empesé, engoncé, et ne viendra déchirer les plans de sa gestuelle désordonnée que par à-coups ponctuels, véritablement bienvenus. « Le vrai enjeu est ce que son corps cache, cette opacité affective et sexuelle plus que ce que son corps maladroit essaie de faire. Ce garçon est une sorte de vierge. Comment décongeler tout ça, éveiller une sensualité inerte ? C’est ce qui est a priori impossible à faire émerger qui m’intéresse. »
Phobique, il ne supporte pas qu’on le touche ou se retrouve en proie à des évanouissements, se dissout. Cela déterminera sa première rencontre, avec Ling, acupunctrice exilée, pour laquelle Augustin, lardé d’aiguilles, finira par se piquer de sentiments. Difficile d’y résister puisque c’est Maggie Cheung qui opère. On se souvient qu’à la sortie d’Irma Vep Godard affirmait « préférer la Chinoise d’Anne Fontaine (une femme de chambre qui apparaissait dans Augustin) à celle d’Assayas ». Transfuge, elle se révèle un personnage de comédie étonnant, prouesse que sa balbutiante maîtrise de la langue française ne saurait entacher, mais plutôt servir. « Quand je l’ai rencontrée, elle ne parlait pas du tout le français et avait peur d’incarner une Chinoise étrangère, peur du folklore que ce genre de truc pourrait provoquer. Mais physiquement elle correspondait totalement au personnage que j’imaginais ; elle avait ce charisme et cette finesse sans que sa beauté soit devant elle, une très belle voix, rauque, et ce mélange de mystère et de grâce. J’ai été la première étonnée quand j’ai vu que les scènes d’acupuncture faisaient rire, je ne soupçonnais absolument pas son potentiel comique, alors qu’elle a tout de suite trouvé le sujet drôle. »
Qu’Augustin provoque chez sa partenaire un élan identique pourrait souffrir d’improbabilité. Mais Anne Fontaine et Jacques Fieschi, coscénariste en provenance lui aussi d’un autre continent (de chez Sautet), s’adonnent à des prodiges d’écriture, tissent sur un rythme aiguisé ce canevas avec toute l’élégance, mâtinée d’absurde, requise pour nous faire adhérer à chaque incongruité de leurs propositions. Ainsi un second personnage, René, porté par un Darry Cowl sans âge ni équivalent dans le cinéma français, s’entichera à son tour sans qu’à aucun moment l’ambiguïté ne soit levée sur la teneur de cet amour, filial ou homosexuel d’Augustin, projetant le jeune homme dans une arène de désir et d’affects indéniablement gonflée. « Personne ne le faisait tourner depuis des années, alors que Darry Cowl a une réelle présence poétique. Ce n’est pas un type avec une technique, c’est un grand flippé, un dyslexique, et travailler avec lui n’a rien de facile. Il faut attendre le moment magique, ça met parfois longtemps. Il y a tellement chez les acteurs de gens « beiges », qui sont certes de bons matériaux de travail, mais là il fallait quelqu’un qui existe avant même d’être comédien. J’aime la façon dont il a mené sa vie, sa carrière, c’est un vrai aventurier, pas un petit-bourgeois. Même si je suis mal placée pour le dire, à cause de Nettoyage à sec, je ne supporte plus un homosexuel dans un film, c’est devenu une figure obligée, comme les scènes de cul où il faut aller de plus en plus dans la transgression que ça en devient un lieu commun. Au moins, avec Darry, on peut faire autre chose, on n’est pas obligé d’expliciter le rapport. Il était très gêné de jouer un rôle où il fallait exprimer des sentiments, l’idée même faisait résistance, on ne lui avait jusque-là pas donné de partition pour. »
Un plan, emblématique par son infime discrétion, atteste bien de cette confusion des sentiments : celui, a priori anodin, de René relégué au fond du champ, flou, façonné par le trouble, brouillé et affaibli par la jalousie, épiant lors d’une fête son protégé qui focalise le regard de Ling. Tout aussi éthérée et évanescente, la sexualité échoue à affirmer son emprise sur quiconque. Augustin cède à la panique du viol quand Ling s’enhardit à lui planter aux abords du pubis une aiguille de taille conséquente. René s’asperge de Voyou pour n’enlacer que Morphée dans son lit de petit garçon. Et Boutinot (Bernard Campan, bluffant dans l’effacement et l’épure) ne peut s’autoriser à se départir de ses préceptes de fidélité. C’est pourtant une fausse étreinte, un ressort de comédie le quiproquo au sein d’un film réfutant toute idée de mécanique qui précipitera la destinée d’Augustin. Adviendra alors la métamorphose, l’incarnation véritable et l’accession au rêve par procuration. Non plus underground, dans le ventre de Chinatown, simple palier transitoire, mais vers d’autres cieux, sur un écran très grand format. Cet accomplissement est aussi celui d’Anne Fontaine, délaissant les tables à repasser pour le grand large.
Augustin roi du kung-fu d’Anne Fontaine, avec Jean-Chrétien Sibertin-Blanc, Maggie Cheung.