Personnage controversé à la pointe des avant-gardes de l’art et du punk, Genesis P-Orridge est mort·e le 14 mars à 70 ans. Rencontre en 1999, à l’aune d’une série de rééditions de la discographie de Throbbing Gristle.
Pour la première fois en presque dix ans, tu reviens en Angleterre. Comment t’y sens-tu ?
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Genesis P-Orridge - Je m’étonne en fait d’avoir pu vivre si longtemps en Angleterre. La première partie de ma visite a été consacrée au Nord, où vit encore ma famille. Et soudain, j’ai eu l’impression d’atterrir en 1955. L’attitude des gens, leur obséquiosité et leur ignorance du monde urbain - je vis à New York depuis trois ans - m’ont sidéré. Ils n’ont pas la moindre idée de ce qu’est la vraie vie, ne connaissent rien de l’isolement, des brassages raciaux, des crimes, du stress, des drogues… Ils vivent dans une bulle. Et là où beaucoup trouveraient cette protection rassurante, moi je la trouve effrayante.
Qu’as-tu ressenti en allant à Londres ?
Là, j’ai eu l’impression de venir non pas de New York mais d’une autre planète. Je n’arrivais pas à croire que ces gens aient l’arrogance d’imaginer que leur petite ville est le centre du monde. Ce n’est qu’un village qui passe son temps à admirer son nombril. Je suis abasourdi de voir que les Anglais s’intéressent encore au football, que les mêmes présentateurs animent les mêmes émissions ignobles à la télévision, continuent des années après d’insulter à ce point l’intelligence. Le premier soir où je suis arrivé, je ne parvenais pas à dormir et j’ai allumé la télévision : trois émissions sur le jardinage à la suite. Je n’ai pas pu regarder plus d’une minute Top of The Pops : j’avais l’impression d’assister à une parodie très cruelle de la culture. Soudain, j’ai compris pourquoi j’avais eu autant de problèmes avec la police en Angleterre. J’étais en totale inadéquation avec la culture anglaise, même avec la prétendue culture alternative. Pour moi, aller trop loin, repousser les limites était une nécessité, un devoir pour une personne créative.
A t’entendre, on a presque l’impression que ton exil a été une bénédiction. Sur le coup, l’as-tu vécu comme une chance de repartir de zéro ou comme une tragédie ?
Ça a été un traumatisme terrible au début. La marque Panasonic m’a proposé de réaliser une gigantesque installation multimédia à Tokyo et j’avais gagné tellement d’argent que je suis resté six mois en Asie. Au Népal, j’aidais des moines à servir la soupe populaire à des réfugiés tibétains, à des mendiants, à des enfants sans abri, à des lépreux… Un matin, à mon hôtel, je reçois un fax d’un copain : « Scotland Yard a fait une descente dans ta maison de Brighton. Surtout ne reviens pas ». Il avait vu des dizaines de flics entourer ma maison et juste au moment où ils allaient enfoncer la porte avec un bélier, il leur a donné les clés. Visiblement, les flics étaient très déçus de ne pas pouvoir utiliser leur jouet (rires)… Il est resté avec eux pendant qu’ils ont fouillé la maison de fond en comble. Quelqu’un avait dit à la police que j’organisais des messes noires dans mon sous-sol, que des femmes y étaient violées et fécondées lors de cérémonies satanistes. On leur avait dit qu’à la naissance des bébés, ces mêmes femmes étaient contraintes de manger leur bébé. Ils cherchaient aussi des cadavres, car les mêmes informations faisaient état de tortures mortelles. La police a alors dit qu’elle surveillait ma maison depuis douze mois, qu’elle était très inquiète. Comment, dans ces conditions, ont-ils pu oublier qu’il n’y avait même pas de sous-sol dans ma maison ? Visiblement, lors de leur raid, les flics étaient affreusement déçus de ne pas découvrir « la pièce ». Je n’ai trouvé que des années plus tard l’origine de la dénonciation : un livre écrit par un chrétien fondamentaliste, où il tentait de prouver que des sacrifices humains avaient toujours lieu en Angleterre. Il lui fallait un bouc émissaire pour réactiver cette trouille alors mourante des satanistes. J’étais une cible facile. Une vidéo du groupe a été diffusée lors d’une émission de télé sur les mauvais traitements infligés aux enfants, ça a chauffé les esprits. Et dans un documentaire, une femme au visage masqué était interviewée, racontait ce qu’elle avait vécu dans mon sous-sol… Des journalistes du Daily Mail l’ont retrouvée : elle ne connaissait ni mon adresse ni mon nom, a inventé de toutes pièces un nom ridicule de secte, du genre Les Sorcières des Chevaliers Noirs… Elle a fini par avouer qu’elle n’était qu’une actrice à qui on avait confié un rôle pour les caméras. Aucun des « chrétiens » qui avaient monté ce faux documentaire grossier n’a été arrêté, n’a eu sa maison fouillée. Et moi, pendant ce temps, je servais la soupe aux pauvres. Un vrai travail de chrétien (rires)…
Pourquoi ne pas être alors rentré pour défendre ton honneur ?
J’avais les enfants avec moi et j’étais certain qu’on allait trouver un moyen pour m’en retirer la garde. Partir a été un bon moyen de claquer la porte aux hypocrisies anglaises, à l’étroitesse d’esprit, à la paranoïa, à la perversité. Je ne voulais plus vivre dans un pays où les médias et la police marchent main dans la main, sans même se soucier de vérifier leurs informations. Je suis alors allé voir les moines tibétains et je leur ai dit « Vous ne devinerez jamais, je suis moi aussi en exil ! » Ça les a beaucoup fait rire. L’un d’entre eux, un conseiller spirituel du dalaï-lama, m’a alors suggéré de partir en Californie. Le soir, à l’hôtel, je suis tombé sur une lettre que j’avais reçue six mois auparavant et que je n’avais jamais ouverte. Elle était signée Michael Horowitz, le père de Winona Ryder, qui est responsable des archives Timothy Leary (inventeur du LSD). Il possède la plus grosse collection au monde de livres sur les drogues. Il m’avait vu en concert avec Psychic TV et sa lettre était un courrier de fan, qui s’achevait ainsi : « Si un jour tu as besoin d’un refuge, appelle ce numéro. » Une coïncidence troublante. Quelques jours après, il venait me chercher à l’aéroport de San Francisco.
Depuis que tu avais quitté tes parents dans les sixties, ta vie n’était, de toute façon, qu’une longue fuite.
C’est vrai. Quand j’étais môme, dans le nord de l’Angleterre, je ne me sentais déjà pas à ma place. J’étais constamment passé à tabac à l’école. Le pire, c’était à l’adolescence, à Birmingham, dans une école privée où j’ai été torturé. On me jetait dans les escaliers, on me rouait de coups de pied. D’abord parce que j’avais l’accent de Manchester, puis parce que j’avais les cheveux longs. Un prof m’a même fait traverser la cour de récréation devant tout le monde en me traînant par les cheveux. Un copain avait eu le culot d’écrire un poème pour le cours d’anglais. Ça a tellement horrifié les durs qu’ils l’ont tabassé jusqu’à le laisser mourant il a été sauvé par la chirurgie. Pour un poème ! Aujourd’hui, je remercie ces salopards, ils m’ont donné ma motivation. Car comme j’étais tout seul, j’avais du temps pour réfléchir. En ce sens, Throbbing Gristle m’a servi de thérapie, m’a réappris à vivre avec les autres. C’était ma revanche sur les bullies (petits durs des cours de récré)… Je leur répondais par une agression sonique, par le scandale. Car entre-temps, ces ordures étaient devenues politiciens, banquiers, l’establishment.
La musique te servait-elle de refuge ?
Elle est devenue ma passion très jeune, vers 11 ans, en 61. On m’avait offert un petit magnétophone à bandes avec lequel je faisais des collages, en piquant des bribes à la radio, au micro. C’était de la pure magie. Etant assez âgé, j’ai une position privilégiée par rapport à la technologie : je suis né dans l’après-guerre, quand il n’existait rien et j’ai tout vu naître sous mes yeux, de la télévision jusqu’au sampler. Par la suite, j’ai découvert que d’autres s’amusaient aussi avec des bandes, de John Cage à Burroughs. Mes bandes, c’était mon jardin secret, mon refuge. Entre 11 et 15 ans, j’ai passionnément chanté dans une chorale, dans les églises. J’en ai conservé un amour des harmonies. Par contre, je détestais les Beatles, je ne supportais que les Stones, puis les Pretty Things. Mes parents aimaient les Beatles, ça ne pouvait pas être pour moi. Moi, je voulais être Brian Jones, androgyne. Il était la confirmation que j’attendais : je ne suis pas anormal (rires)… Puis, à 15 ans, j’ai été encore plus conforté dans mes certitudes en découvrant Kerouac et Burroughs, des livres que m’avait achetés mon père. « Merci, enfin, je sais que j’ai raison ! » Les livres ont pendant des années été mes seuls compagnons. Mes parents m’ont alors donné le grenier de la maison, où je pouvais faire ce que je voulais : du bruit, des collages, des peintures, des enregistrements. Mon cousin me fournissait en musique : Bob Dylan, John Coltrane, Albert Ayler… Je suis finalement parti de la maison en 68, après être régulièrement allé à Londres ou à Brighton en stop. Je traînais dans les clubs comme UFO ou dans des laboratoires d’art, où les beatniks et les hippies échangeaient des idées, des journaux comme Oz, des musiques psychédéliques et des drogues. Je n’en perdais pas une miette. J’ai donc très vite connu le Velvet Underground, les radios pirates, je me sentais chez moi pour la première fois de ma vie. Des gens qui jusqu’alors se sentaient marginalisés ont alors pu quitter leur îlot de solitude pour vivre ensemble. Après seulement trois semaines à l’université, je faisais déjà partie d’une troupe qui réalisait des happenings. J’étais, pleinement et complètement, psychédélique (rires)…
Quel avenir imaginais-tu pour toi ?
Un avenir d’écrivain, mais en 69, un groupe qui s’appelait The Exploding Galaxy est venu jouer dans mon université ils faisaient du théâtre improvisé. Ils ont demandé « Qui est bizarre et merveilleux dans ce public ? » J’ai répondu « Moi, moi ! » et j’ai joué avec eux. Si bien que je les ai souvent revus à Londres. Sous l’influence de John Cale, je m’étais alors mis au violon, que je reliais à un écho. Quand un groupe venait jouer en ville, je réussissais à me joindre à eux pour le dernier rappel. Ensuite, j’ai déménagé à Hull pour y joindre une communauté de fêtards, qui est devenue COUM Transmissions, mon premier véritable collectif. Nous improvisions de la musique, des performances. Nous étions des snobs, certains d’avoir raison, méprisant les musiciens de rock comme les hippies. Car comme dirait Charlie Manson, nous étions des beatniks, surtout pas des hippies. Pour être mieux défoncés, on ne mangeait presque pas ça nous permettait d’avoir des visions qui alimentaient notre écriture, notre poésie. Dès que je lisais ou entendais quelque chose d’intéressant, je transmettais immédiatement l’information à un maximum de gens. Trop de choses étaient alors underground, introuvables, il aurait été criminel d’être égoïste. La première fois que j’ai rencontré Burroughs, en 70, il n’avait même plus d’éditeur, ses livres étaient épuisés. Tous ces artistes m’avaient aidé à vivre : à mon échelle, je devais les aider à trouver un public. Nick Drake, Pearls Before Swine, The Incredible String Band, Timothy Leary, Dr Strangely Strange, Burroughs, la house de Chicago : je n’ai pas arrêté d’être un ambassadeur des gens qui m’ont bouleversé. Au fond de moi, je suis un vieil idiot sentimental (rires)…
Beaucoup ont découvert le piercing avec la pochette de l’album de Psychic TV Dreams less sweet, en 83. Tu as été l’un des premiers à défendre le piercing en Europe : un engagement qui t’a coûté cher.
Au tout début des années 80, un ami très proche Mr Sebastian, qui tenait un salon de tatouage à Londres a été le premier à introduire le piercing en Angleterre. Il ne le faisait qu’à titre privé et avec Psychic TV, nous avons été les premiers à divulguer ce secret très bien gardé par la communauté gay. On en parlait dans notre courrier du fan-club, si bien que Mr Sebastian est devenu le perceur officiel de notre Temple ov Psychick Youth. Dans un même élan, la presse musicale et les tabloïds se sont emparés de l’affaire, ça les dérangeait… Une année avant moi, Mr Sebastian a reçu la visite de Scotland Yard, lors d’une descente en masse dans les milieux homos. On l’a immédiatement condamné pour la réalisation de ces piercings, en exhumant une vieille loi militaire qui interdisait à quiconque de s’infliger la moindre douleur. Ça datait de la guerre, quand les types préféraient s’automutiler plutôt que d’aller au front… L’inculpation était donc de « graves blessures volontaires » le plus sérieux chef d’inculpation après le meurtre sans intention de donner la mort. Pour eux, on brisait la peau, il y avait donc blessure. A ce titre, ils ont même condamné des tatoueurs, comme si c’était de la scarification. Nous avions l’impression de vivre un épisode de Monty Python. Ça a fini au tribunal d’Old Bailey, où l’on juge généralement les assassins et les espions. Des types ont pris quatre années ferme pour s’être fait des piercings. Mon nom était inscrit sur les carnets de rendez-vous pour des piercings chez Mr Sebastian, c’est sans doute comme ça que mes ennuis ont commencé : ils tenaient enfin là un motif pour me suivre. Mon postier m’a alors prévenu que tous mes courriers étaient ouverts et lus.
Pour beaucoup de gens, ton Temple ov Psychick Youth était plus une secte qu’un fan-club. L’a-t-on trop pris au sérieux ?
Dans les réunions du Temple, je disais, en désignant ma porte d’entrée : « Je ne plaisante pas, nous sommes en guerre, nous pouvons être attaqués d’une minute à l’autre. Ne restez pas ici si vous n’êtes pas prêts à lutter quand l’heure viendra ». Je sentais que ça me tomberait dessus un jour. Toute ma vie n’a été qu’une escalade vers ce point de non-retour où j’ai dû fuir. J’avais été militant politique dans les années 60, l’un des premiers squatteurs anglais en 68, j’avais organisé des manifestations pour les droits des gays, participé à des opérations coups de poing avec les militants pour la libération des animaux, pris la parole à des congrès anti-apartheid… Si la police possède un ordinateur qui répond à la question « Qui sont les gens qui disent des choses qui ne nous plaisent pas ? », alors j’ai de grandes chances de me retrouver sur le podium (rires)… Je suis devenu une sorte de champion de la culture alternative, dont les autorités n’ont jamais aimé les sarcasmes, le manque de respect, les farces. Ce qui était sérieux, dans le Temple Ov Psychick Youth, c’était les outils, les techniques anciennes de magie de magie sexuelle notamment, comme la collection de fluides intimes, l’utilisation de l’orgasme pour atteindre l’extase… Nous nous sommes contentés de vulgariser des choses connues, d’offrir des alternatives simples, des solutions abordables. Nous étions juste en guerre contre le conditionnement des gens, contre cette manie qu’ont certains de cacher les informations. Ça, c’était le côté sérieux du Temple. Mais toute la structure était très ironique, satirique : il y avait un côté jeu très marqué dans notre propagande. Ça me sidère qu’aujourd’hui encore, des gens prennent nos idées avec autant de sérieux. En Amérique, il existe même un Temple Ov Psychick Youth déclaré comme une religion auprès de l’Etat sans qu’on m’ait demandé quoi que ce soit. Toute leur « religion » est basée sur des textes que j’ai écrits il y a des années, qu’ils appellent les « livres saints ». Mais ils mettent en garde leurs membres en leur disant que j’ai trahi leur religion. « Même si Genesis P-Orridge a écrit les livres saints, nous ne l’aimons pas » (rires)… Ils me reprochent de ne plus pratiquer un culte que j’avais inventé uniquement pour démystifier la religion. Nous avons dissous le Temple le jour même où j’ai senti le danger de devenir une religion et de me prendre au sérieux. Ça aurait été si facile de devenir un gourou, d’organiser un suicide en masse à la Jim Jones. J’aurais pu m’en servir pour gagner une fortune ou jouir d’un pouvoir.
Avec Throbbing Gristle, t’étais-tu déjà senti prisonnier d’un personnage, d’une mouvance la « musique industrielle » ?
J’avais très peur que nous finissions par devenir populaires, car nous avions seulement prévu d’être détestés (rires)… Mais là, nous finissions par jouer devant des milliers de personnes en Amérique, par devenir un simple groupe de rock, diffusé par la BBC… Au Lyceum de Londres, en 81, le public portait un uniforme, avec les mêmes chapeaux, les mêmes bottes, la tenue officielle de la musique industrielle… C’est là que j’ai quitté Throbbing Gristle, car nous étions devenus les héros d’un mouvement, d’une mode. Toute l’ironie qu’il y avait dans le fait d’appeler notre label Industrial Records et notre « tube » Discipline avait été négligée. Nous avons été dépossédés de notre invention, c’était effrayant. C’est devenu un truc assez facho, dont quelques groupes se faisaient l’écho. Car ils ont beau le nier aujourd’hui, moi qui connaissais très bien Joy Division et A Certain Ratio à leurs débuts, je peux dire qu’ils étaient fascinés par le fascisme, son côté décadent… Même s’ils n’adhéraient pas à ces doctrines dans leur intégralité, ils étaient bouleversés par certains de leurs aspects comme l’érotisme de la transgression. Puis une nouvelle génération de groupes industriels est arrivée, fascinée par la politique même de ces doctrines. Et là, tout ce cirque m’est devenu intolérable.
Le côté provocateur de tes groupes a souvent occulté la musique. Aujourd’hui encore, l’influence de Psychic TV ou Throbbing Gristle est pourtant très vivace, de Marilyn Manson à Aphex Twin, de Plastikman à Alec Empire… Là aussi, malgré toi, tu es une sorte de gourou.
Pendant des années, je me suis interdit de regarder en arrière. Si le journaliste Simon Ford ne s’était pas mis en tête d’écrire mon histoire, j’aurais peut-être même fini par oublier ces années-là. Mais quand je vois Marilyn Manson, Ministry ou Nine Inch Nails, c’est difficile de ne pas faire le rapprochement. Idem pour la génération Plastikman, Aphex Twin : Fred Giannelli, qui jouait dans Psychic TV, est très copain avec eux et ils se revendiquent comme héritiers de Throbbing Gristle. Ça m’a énormément surpris de voir que notre musique était toujours pertinente en 1999, qu’elle avait ouvert des portes. Nous avons laissé beaucoup d’idées en friche, que d’autres ont développées pour nous. Car ce qui nous intéressait, ce n’était pas de cultiver, mais de semer, de passer sans arrêt à un autre sujet. Trouver une formule et la répéter jusqu’au succès n’a jamais été mon truc. La tranquillité, la sûreté n’ont jamais été mes motivations.
Il y a pourtant deux curieuses excroissances dans ta discographie, ces deux singles outrageusement pop de Psychic TV : Godstar et la reprise des Beach Boys, Good Vibrations. Comme si soudain, tu avais cherché à prouver au monde que tu étais aussi capable de ça.
C’est presque un hasard. Godstar est né lors d’un concert atroce à la Haçienda de Manchester. On s’ennuyait sur scène, alors notre guitariste Alex Ferguson s’est mis à jouer un riff à la Keith Richards et je me suis mis à improviser ces paroles au sujet de Brian Jones, le guitariste mort des Stones. En sortant de scène, nous étions déçus par le concert, mais amusés par cette improvisation. C’est uniquement parce que sa naissance avait été conceptuellement intéressante que nous avons conservé Godstar. Ecrire une pop-song, surtout par hasard, c’était vivre une nouvelle expérience, je ne m’en serais jamais cru capable. Dans la foulée, la reprise de Good Vibrations était une blague de mauvais goût. J’ai longuement réfléchi à la reprise la plus improbable pour nous, c’est comme ça que j’en suis arrivé aux Beach Boys car tout le monde disait que nous ne savions pas chanter, pas jouer. Et puis, ça me rappelait un bon souvenir : c’est la chanson qui passait à la radio au moment où, pour la première fois, j’ai glissé ma main dans la culotte d’une fille.
Throbbing Gristle n’a donné qu’une trentaine de concerts, mais chacun est légendaire.
Mon idée était d’abandonner toute idée de contrôle. Le seul cadre, c’était des rythmiques électroniques, mais nous passions notre temps à leur fausser compagnie, à improviser, notamment les paroles. Ça tombait bien, car je suis incapable de mémoriser un texte (rires)… Nous sommes souvent allés très loin, j’ai même failli en mourir. Un jour, je faisais des expériences sur le delirium, je voulais voir où je pouvais aller quand j’ai été littéralement emporté, possédé… Et quand je suis allé à Haïti, ils se sont foutus de ma gueule : « Quoi ? Ça te fout la trouille ? Nous, on fait ça chaque semaine ! » Janis Joplin, Hendrix et Jim Morrison réussissaient à le faire. Mais comme ils n’avaient pas été entraînés, ça les a tués. Moi, j’ai eu la chance de rencontrer un grand prêtre cubano-africain qui m’a appris à ne pas court-circuiter mon cerveau. Grâce à ses « cartes », je peux désormais souvent aller me promener dans ces territoires.
Throbbing Gristle a toujours été en périphérie du mouvement punk : trouvais-tu le punk-rock trop conventionnel ?
A l’université, j’étais copain avec John Krivine, le fondateur de la boutique punk Boy, qui était la rivale de celle tenue par Malcolm McLaren sur King’s Road. Comme ce dernier avait utilisé les Sex Pistols pour le lancement de sa boutique, John nous a demandé d’inaugurer la sienne, avec un groupe punk qu’il était en train de monter, Chelsea. C’est moi qui ai fait passer les auditions de Chelsea, car John Krivine n’avait trouvé qu’un chanteur, un homo prostitué qui s’appelait Gene October. J’ai recruté un jeune mec à la guitare, qui allait devenir quelques années après Billy Idol. Il s’appelait alors Bill Broad (rires)… Quand nous avons fait notre fameux show Prostitution en 76 à l’Institute for Contemporary Art, plein de punks y sont venus. Le scandale en raison de la nature très sexuelle de la performance et de l’utilisation de fluides humains a été énorme. Quelques semaines après, les Sex Pistols démarraient. Nous vivions donc parallèlement au punk, mais j’avais un problème avec leurs concepts : « Apprenez trois accords et formez un groupe. » Moi, je pensais qu’il n’y avait pas besoin de connaître un seul accord ! Eux, ils voulaient encore et toujours jouer du rock’n’roll juste un peu plus vite. Nous n’étions pas là pour les filles, pour les contrats, pour les drogues.
A force d’être le leader d’un groupe de mavericks, es-tu devenu un maverick à l’intérieur même de ton groupe ?
Jouer était pour moi une mission. Les autres membres se contentaient souvent de jouer alors que moi, j’étais obsédé par la pureté des concepts, des idées. La façon dont ça sonnait était le dernier de mes soucis. Ce qui était important, ce n’était pas le résultat, mais d’observer le cheminement. Ouvrir des portes n’était pas vraiment mon but : nous voulions en fait détruire le mur dans son intégralité. Nous avons creusé une mine, jeté en vrac l’or, les diamants et la boue, pour creuser toujours plus loin.
Des groupes comme Human League ou même Depeche Mode se sont alors copieusement servis : eux n’ont gardé que l’or, qu’ils ont fait fructifier.
Très vite, des groupes ont traduit nos idées en une langue facile, sans risque, en donnant aux gens l’illusion qu’ils écoutaient des chansons radicales. Mais la pop-music radicale ne peut pas, par définition, exister. Throbbing Gristle n’a jamais voulu faire de chansons populaires. Ce qu’a fait Human League est classique dans ce milieu-là : ils ont simplifié mes idées, transformé la musique en muzak. Mais je pense qu’on se souviendra de moi plus que d’eux. Mes disques ont changé la vision de la musique, la vie même de certaines personnes. Human League s’est contenté de les faire danser au pub. C’est comme le piercing : il y a quinze ans, on voulait me mettre en prison pour ça. Aujourd’hui, tout le monde en a.
C’est comme quand tu as commencé à te passionner, dès 87, pour la house : les fans de musique industrielle étaient outrés.
Tous les groupes de musique industrielle m’ont montré du doigt, m’ont accusé de trahison quand nous avons sorti Superman en 87 sans doute le premier disque anglais d’acid-house. Aujourd’hui, tous font de la dance. Mais je me devais de raconter ce que j’avais vu à Chicago, transmettre l’information. Début 85, Psychic TV devait donner un concert à Chicago et avant, nous avons été invités sur une radio universitaire, où j’ai demandé à mixer en direct, à faire un collage à partir de tonnes de cassettes et de boucles rythmiques. Soudain, un jeune Black, étudiant sur le campus, déboule dans le studio : il avait écouté l’émission et voulait me rencontrer. C’était Derrick Carter (devenu l’un des plus célèbres DJ house de Chicago). Il m’a dit « Viens avec moi, je vais t’emmener dans des magasins de disques que tu vas adorer. » On déboule alors dans une minuscule boutique, avec quelques maxis seulement dans les bacs. Derrière le comptoir bossait un de ses copains, Derrick May (l’un des fondateurs de la techno de Detroit). Il lui a dit « Tu aurais dû écouter ce que ce mec vient de faire à la radio, c’était vraiment acid ! » Moi, je croyais qu’il voulait dire « psychédélique » personne, hors de ces boutiques spécialisées de Chicago, n’avait encore entendu parler d’acid-house… J’ai acheté quatre maxis et je ne les ai écoutés qu’à mon retour en Angleterre. Je n’arrivais pas à en croire mes oreilles : les beats étaient exactement les mêmes que chez les musiciens de Jujuka, c’était la première fois qu’on arrivait à recréer ça correctement dans un pays anglo-saxon. J’ai tout de suite fait des cassettes pour des copains, comme Andy Weatherall, Danny Rampling, Tim Simenon ou Dave Ball… Les deux premiers sont devenus DJ, le troisième a formé Bomb The Bass et le quatrième The Grid. « Les copains, j’ai trouvé la clé, je sais enfin comment on peut adapter le psychédélisme à la dance-music ! » Car depuis des années, nous organisions déjà des soirées psychédéliques, que nous appelions « raves ». Nous interdisions l’entrée aux gens vêtus de noir.
Tu entres dans ta cinquantième année : comment conserver cette intransigeance, cette curiosité ?
Ma vie a basculé en 95, après mon terrible accident. Là, j’ai reçu une extra-vie, dont je jouis pleinement : ma vie privée et sexuelle n’a jamais été aussi riche que depuis que je suis tombé amoureux à New York de Miss Jackie. Pourtant, j’ai vraiment cru y passer : j’étais alors à Los Angeles, dans la villa du producteur Rick Rubin, en train de bosser avec Love & Rockets. Pendant la nuit, la maison a pris feu et David J, leur bassiste, et moi nous sommes retrouvés coincés sous les toits. Il a réussi à s’échapper par une fenêtre et moi, comme un idiot, j’ai tenu à sauver deux bandes de leur album et sa guitare préférée qui traînaient dans la pièce. Le temps que je balance ça par les fenêtres, je me suis retrouvé pris au piège par les flammes, j’ai glissé sur le rebord de la fenêtre et me suis retrouvé deux étages plus bas, le dos écrasé contre un escalier de béton. J’ai passé des mois à me faire reconstruire. J’en ai profité pour également reconstruire ma vie. Quand on devient, comme moi, une sorte de référence, le plus dur, c’est de conserver son excitation pour le futur. J’ai parfois l’impression d’être devenu une sorte de personnage de cartoon, une caricature : je voudrais ne plus avoir de compte à rendre à mon passé. Je voudrais maintenant avoir le droit de changer quotidiennement. De changer de nom, de sexe, de style… Beaucoup de gens qui ont changé de sexe me disent « Je me sentais enfermé dans un corps d’homme ou de femme et maintenant, je suis libéré. » Moi, je me suis toujours senti prisonnier dans mon corps, point à la ligne. Je ne serais pas plus heureux si j’étais une femme. Je voudrais être autre.
Propos recueillis par Jean-Daniel Beauvallet
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