Avec La Vie ne me fait pas peur, la cinéaste Noémie Lvovsky creuse son sillon autobiographique : la criante frénésie d’un groupe de lycéennes ordinaires, quatre filles dans le vent ébouriffant des inépuisables seventies. Rencontre avec une sprinteuse, rebelle sans pause, pour qui le cinéma a longtemps été source de cauchemars.
La vie ne me fait pas peur ! Curieuse affirmation, en forme de dénégation et d’exorcisme, qui cache un étrange objet : la version allongée d’un téléfilm antithèse des longs métrages en version abrégée qui abondent sur le petit écran. Plus précisément, il s’agit ici d’une partie condensée, remontée de Petites, long métrage diffusé en juin 98 sur Arte, complétée par une suite tournée un an plus tard avec les mêmes actrices.
Cette conception hybride (deux films en un, deux époques différentes) ajoute à la singularité de l’entreprise, au côté déconstruit de ce film fragmentaire, qui avance par à-coups sans constituer un tout linéaire. C’est là la grande force du film de Noémie Lvovsky qui, tout en relatant un épisode biographique et certes romancé de la jeunesse de l’artiste (les quatre cents coups d’un groupe de quatre lycéennes inséparables), disjoncte en permanence, passe sans complexes du coq à l’âne, d’un sérieux relatif à un délire total, d’une scène de famille naturaliste à un quasi-clip musical. Si le cinéma est un art impur, La Vie ne me fait pas peur est le paradigme de cette théorie.
Grâce à ce jusqu’au-boutisme, on ne tombe jamais dans les travers anecdotiques et psychologiques du genre. Comme le dit avec une pénétration lapidaire l’une des interprètes principales, Julie-Marie Parmentier (qui joue le rôle de Stella) : « Par rapport aux autres films sur l’adolescence qui sont souvent gnangnan, Noémie a su apporter une profondeur et une gravité sans jamais tomber dans le pathétique. (…) C’est une période entre rires et larmes… » D’où une certaine propension à l’hystérie, à la traduction abstraite et théâtralisée des malaises, traumas familiaux, carences affectives et de l’éternelle « difficulté d’être » de l’adolescence.
Rituels multiples et hilarité chronique font bon ménage. La Vie ne me fait pas peur est tout sauf un film autiste, mais tout ce qui est de l’ordre du sensible, de l’affectif ne s’y exprime pas de façon intelligible ni rationnelle. Voir les incantations magiques avec lesquelles officient Stella, Magali, Inès et Emilie quand elles sentent frémir la pulsion amoureuse : un objet quelconque (paillasson, chewing-gum) dérobé à la victime désignée de leur flamme sera le doudou transitionnel le « bibi » qui permettra de passer aux choses sérieuses dans la deuxième partie, située trois ans après. Voir l’irrépressible crise de rage de Stella quand, sans raison objective, elle larde de coups une de ses camarades de classe.
A l’instar des proto-punks qui sévissaient à l’époque du début du film, 1974, ces filles de Français moyens, comme les chantait Sheila dix ans plus tôt, sont des french dolls à la fois chichiteuses et sauvages, camées à la progestérone pubertaire. Cette pop-rock attitude se reflète non seulement dans la construction musicale du montage, soulignée par le mélange savant de tubes pop, de variété et de musique classique qui ponctue la vie ludique de ce girls’ band, mais aussi dans la préciosité acidulée de leurs jeux, de leurs costumes criards et décors quotidiens. Cris primaux et couleurs primaires, musiques soûles (la plus entêtante : Ballroom Blitz de The Sweet) servent de soubassement à la furie souterrainement érotique de la libido adolescente.
Les héroïnes de La Vie… s’amusent comme des folles (de leurs corps), mais parfois on s’attendrait presque à ce que les rires hoquettent jusqu’au vomissement, qu’ils fassent pisser… le sang. D’ailleurs, on n’est pas loin du gore dans la scène du pacte de sang. Au lieu du cérémonial gentillet ambiance scout, les doigts s’entaillent généreusement ; ça baigne dans l’hémoglobine. En même temps, cet allegro furioso ne tourne jamais à la marche funèbre, au requiem tragique attendu de tout film psychologique français bien élevé style le tout à fait admirableVent de la nuit de Garrel, dont le dramatisme frise le grotesque.
Moins émouvant, mais aussi moins classique que le fameux Travolta et moi de Patricia Mazuy, qu’il rappelle par ses excès métonymiques, par sa tendance archi-féminine à transmuer instantanément les tourments intérieurs en manifestations naturelles ou signes surnaturels (cf. Thérèse d’Avila, Jeanne d’Arc), La Vie ne me fait pas peur ouvre une nouvelle brèche. Adieu les nuances, les demi-teintes proustiennes et les tergiversations des jeunes filles en fleurs bien de chez nous, adieu les je-t’aime-moi-non-plus pialatiens. Pour Noémie Lvovsky, dont les personnages flirtent avec la sorcellerie « Satan vous aime et la mort songe à vous », dit une lettre anonyme des filles à un prof , la vie est un enfer, mais un enfer gai, bruyant et plein de clarté. Lucifer est le dieu de la lumière, ne l’oublions pas.
Vincent Ostria
A quand remonte votre désir de cinéma ?
Ça fait con, réponse toute faite, mais c’est à partir du moment où j’ai vu les films de Truffaut. Je suis alors passée d’un excès à l’autre. Avant, je détestais le cinéma, je le percevais comme quelque chose ayant à voir avec le sadisme. Je n’en voulais pas, pas y aller, pas voir de films… Certains films avaient eu sur moi enfant un pouvoir trop grand, maléfique, générateur de cauchemars. L’idée qu’avec le cinéma, beaucoup plus qu’avec la peinture ou la littérature, on pouvait lâcher les pires fantasmes, les plus dégoûtants, les plus… enfin, c’était un truc d’allumé. Et puis j’ai vu Baisers volés, puis tous les Doinel, et ça a été la révélation. Une possibilité de cinéma autre que celle de me donner des cauchemars la nuit. Se dire que ça peut être un truc qui aide à vivre. Si je me sentais impudique, je me disais alors qu’il était possible d’être pudique comme Truffaut ou comme le personnage de Christine joué par Claude Jade. C’était des trucs de gamines, j’avais 13 ans ! Et ensuite, Arnaud Desplechin m’a conforté dans l’idée qu’un film n’était pas un plongeon dans un gouffre. Et que le cinéma je sais que c’est un cliché peut rendre l’existence plus vivable, au moins durant le temps de la projection. J’ai alors eu envie d’en écrire, plus que d’en faire.
A la sortie d’Oublie-moi, on a eu la tentation d’établir une famille Desplechin/Ferran/Lvovsky.
Je ne peux pas la réfuter, ça me flatte plus que ça me gêne. Desplechin, j’ai travaillé avec lui sur La Vie des morts et La Sentinelle, il est mon ami, mais il est aussi mon aîné, j’ai besoin de le considérer comme tel même s’il a à peine quelques années de plus que moi. Et je reste toujours terriblement intéressée, curieuse et admirative de son travail, de sa façon de travailler, de son rapport à la fiction. J’ai l’impression que j’ai encore plein de choses à apprendre de lui, entre autres à quel point il aime le romanesque. Il le repère, il sait l’analyser, le décrire, se l’approprier. Je me sens tellement terre à terre face à lui, incapable de décoller et d’être à ce point dans le spectacle. Je me rappelle qu’à propos de La Vie des morts, il me disait qu’il voulait qu’on perçoive le film comme un spectacle de cabaret, alors que c’était quand même un film autour d’un type qui s’était suicidé. J’aurais pu être tentée dans mon travail de me laisser happer par trop d’états d’âme, de sentimentalisme, ou pire… Arnaud m’a appris à toujours privilégier le spectacle. Et son influence peut être écrasante. Se mesurer à lui est d’ailleurs assez décourageant. Je pense qu’Oublie-moi, je n’ai pas pu le faire indépendamment de lui, j’avais peut-être le besoin enfoui et inavouable de lui prouver quelque chose, alors que sur Petites et La Vie ne me fait pas peur, j’étais plus libérée, moins complexée.
Considérez-vous La Vie ne me fait pas peur comme une comédie ?
Si c’est une comédie, ce sera forcément malgré moi. Si je cherche à ce que ça le soit, je n’y arriverai pas. Je n’ai pas cette capacité à consciemment insuffler des composants comiques. Au moment où je tourne une scène, qui sera perçue comme drôle, elle ne me fera pas rire. J’ai plus besoin d’en éprouver la cruauté.
Comment avez-vous conçu Petites et La Vie ne me fait pas peur ?
Je sortais de mon premier long métrage, Oublie-moi, qui a été assez lourd à porter à cause de l’histoire et du temps que j’ai mis à le faire. Je me suis alors dit que j’avais envie de faire un film super léger, en très peu de temps, avec un tout petit budget. Pierre Chevalier, qui s’occupe des fictions sur Arte, avait envie de me rencontrer. Et je lui ai seulement dit, d’une façon assez lâche, que je voulais faire un film qui ne serait pas mon deuxième mais plutôt un film qui serait vécu comme une parenthèse. Depuis très longtemps, j’avais envie de raconter un groupe de filles, d’amies. Sur cette seule base, il me donne son aval. Mais la fusion Arte/La Cinquième a mis tout cela à mal : le projet devenait lettre morte et je me retrouvais mortifiée. Parallèlement, j’avais rencontré le
producteur Bruno Pesery, qui m’a conseillé de retravailler sur une version cinéma, de la présenter à l’Avance sur recettes. Puis il a proposé qu’on fasse le film en deux fois : Petites pour Arte et un film pour le cinéma, avec un second tournage un an plus tard La Vie ne me fait pas peur , dans lequel on intégrerait des scènes du premier.
Etait-il plus facile d’aborder ce projet comme un film à part, un peu en retrait par rapport à Oublie-moi ou d’autres ambitions futures ?
Ça n’a rien parasité, au contraire : c’était véritablement libérateur. Une phrase comme « Je suis en train de faire mon deuxième film », ce type d’estampille me terrifiait, même si c’est idiot et que ce n’est pas forcément de la bonne énergie. De même, quand je suis passée de mon court métrage à Oublie-moi, il y avait ce truc qui me travaillait, dont je ne savais que faire : je tenais dur comme fer à ce qu’il n’y ait pas de différence fondamentale entre les deux mis à part la différence de temps, de tournage et de montage. Mais malgré moi, il y en avait une : un court, on peut ne pas le montrer si on le rate, alors que c’est impossible pour un long. Et du coup ça projette la fin d’un film avant même qu’on l’ait fait. Cette idée qu’un film est forcément sanctionné, en bien ou en mal, était lourde à tenir. Quand j’écris et que je tourne, j’ai besoin de ne pas voir plus loin. Sinon, ça me paralyse. Pour Petites, le fait de travailler pour la télé m’a déchargée de ce poids.
Comment avez-vous appréhendé le second tournage de Petites par rapport au premier ?
J’ai vraiment une impression de continuité entre les deux. Dès que le mixage de Petites a été achevé, je n’ai pas revu le film, j’ai essayé de ne pas le considérer comme un film fini, et on a tout de suite enchaîné sur la préparation de La Vie ne me fait pas peur.
Vous prêtez une attention particulière aux corps, au sang, à l’organique. A la danse aussi.
Une attention pas forcément délibérée au départ. On voulait rendre compte de la possibilité, dans la même journée, presque dans la même heure, du passage d’un état de désespoir terrible à un état d’euphorie tout aussi immense. Comment le faire passer ? Il fallait faire en sorte que les choses soient très exacerbées, et pousser pour cela les comédiennes dans leurs retranchements, sans avoir peur d’exagérer. De là, et d’un sentiment de furie que je voulais voir sur l’écran, sont venues les danses et les scènes « sanglantes ». Je me disais que ces filles-là n’éprouvent pas leur propre corps, ni leur existence charnelle. Elles n’ont pas la sensation de leur corps dans l’espace, souffrent de synesthésie (trouble de l’intégration sensitive). Et quand elles dansent, quand elles se font mal en se piquant les doigts, elles se retrouvent hors d’elles et, paradoxalement, atteignent à une véritable incarnation. Ça passe par la dépense, par la transe. Et elles ne se ressemblent jamais autant que lorsqu’elles sont en transe.
C’est un film éminemment féminin. Revendiquez-vous une position de femme cinéaste ou est-ce que ces clivages vous irritent ?
Si j’y accordais trop d’importance, ça m’empêcherait de travailler. Je veux faire fi de ça. Ça m’empêcherait de travailler parce que ce ne sont absolument pas des questions de mise en scène, de cinéma. Même si je suis moins radicale que quelqu’un comme Pascale Ferran qui dit « la guerre des sexes ne m’intéresse pas, je ne veux même pas en entendre parler », je pense qu’il faut refuser cette séparation-là.
La Vie ne me fait pas peur est un film plein, rapide et éclaté, où les personnages vont sans cesse de l’avant, sans se retourner. Dans votre mise en scène, on sent cette même aspiration, un refus des garde-fous, une politique du « ça passe ou ça casse ».
Plus que d’un principe de mise en scène, ça vient de la façon dont j’ai travaillé au scénario. Quand on s’est rendu compte avec Florence Seyvos (romancière et coscénariste) que ça ne pouvait pas être une histoire linéaire, mais des bouts de trucs, des moments, des histoires qu’on arrêterait, à cause de ce qui comptait le plus pour nous : à savoir être à hauteur des filles ou même à l’intérieur des filles, retrouver leur rythme, leur mouvement interne. Ça nous a amenées à procéder par collages de scènes. On écrivait une scène désespérée, par exemple la tentative de suicide d’Emilie et, trois mois plus tard, on en écrivait une autre où elle danse comme une dingue, puis on se rendait compte que l’une n’allait pas sans l’autre et on les accolait. C’est venu aussi de la façon de travailler avec les comédiennes : beaucoup de lectures, de répétitions, pour ensuite tout oublier et tenter au tournage de faire comme s’il n’y avait qu’une prise et d’y mettre un maximum d’énergie.
Au début de la seconde partie (en Italie), on assiste à un ralentissement, le seul. Comme si les personnages et le film avaient besoin de recharger leurs accus pour mieux accélérer une fois rentrés à Paris.
Il y a une recherche d’apaisement en Italie, même si les filles font n’importe quoi, prennent des risques. Dans l’ellipse entre les deux parties, elles ont pris une décision qu’elles n’ont pas formulée : perdre leur virginité, de passer des « bibis », ces garçons fantasmés, à des hommes qui seront à même de les faire devenir autres. C’est aussi la seule phase de bien-être qu’elles connaissent, qu’elles n’ont pas vécue auparavant et qu’elles ne retrouveront pas non plus dans l’âge adulte. Le seul moment où elles acceptent leur sensualité. Ce n’est plus de la frénésie, plus de la furie. Il me fallait alors aussi lever le pied.
La vitesse et l’énergie de La Vie ne me fait pas peur étaient déjà présentes dans Oublie-moi, mais les personnages butaient sur leurs désirs et avaient avant tout recours au langage.
Ce sont deux films qui partent de personnages plutôt que de l’histoire. Les mêmes personnages, mais à un âge différent. Pour Nathalie, le personnage d’Oublie-moi, la sexualité et le plaisir peuvent être super dangereux. Du coup, elle parle, elle parle et la parole est comme une volonté de contrôle. Alors que les filles de La Vie…, peut-être parce qu’elles sont plus jeunes, ne peuvent pas nommer ni repérer ce qui est de l’ordre de la sexualité, ou de la jouissance ce qu’est la danse par exemple. Si elles pouvaient le nommer, ça leur ferait tellement peur qu’elles n’iraient pas par-là, dans cette
direction. Même si pour moi elles sont très sexuées et que quasiment tout a à voir avec cela.
Il y a une attention extrême apportée aux décors, costumes, accessoires et à la musique, qui nous permettent de dater très précisément chaque partie.
Je voulais assez peu de documentation sur l’époque mais ce qui m’intéressait, c’est que chaque code soit exacerbé, comme le sont les filles. J’ai apporté plus de soin au choix des couleurs des plans ou des costumes, au rythme ou au mouvement, pour faire en sorte que ça pète. La musique, en
particulier. Mon amour pour la variété était une des bases premières, à même de donner l’élan du projet, du scénario, avant même d’avoir écrit une ligne. Très égoïstement, j’avais envie de retrouver le plaisir et l’excitation que j’avais adolescente à écouter certaines chansons. Après, j’y ai un peu plus réfléchi mais au départ, c’était purement épidermique. Les chansons, leurs paroles, devaient être comme des litanies, des prières qu’elles chanteraient en boucle. Les filles n’en parlent jamais mais sont dans l’impuissance à avoir la foi, et s’il y a une chose qui les rapproche d’un état de bien-être, qu’on pourrait trouver dans la dévotion, alors c’est la musique.
Votre inspiration est protéiforme : comédie musicale, fantastique, onirisme, et même une séquence d’animation. De même, les gamines s’amusent avec ces codes télé que sont la sitcom ou les témoignages face à la caméra.
J’en avais tellement pas voulu pour Oublie-moi qu’il a fallu que je m’engouffre à fond là-dedans pour le nouveau film. Même si La Vie… n’a pas été fait contre Oublie-moi, dont je ne renie rien. J’avais probablement l’envie d’aller chercher autre chose pour me débarrasser de films que j’ai trop aimés, comme La Maman et la Putain. J’avais envie de faire une séparation entre les chefs-d’oeuvre qui n’ont pas forcément valeur d’usage dans mon travail et les films qui m’aident en tant que réalisatrice. Ce qui m’autorisait à passer d’un genre à l’autre dans La Vie ne me fait pas peur, et à aller puiser ailleurs. Comme par exemple demander aux filles de marcher comme Pinky la Panthère rose. La beauté de certains films peut m’écrabouiller et je n’ai vraiment pas envie d’y penser au moment où je travaille. Car on en fait le plus souvent une mauvaise utilisation. Autant aller piocher dans des films plus ratés ou moins nobles.
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