Astro-effervescente, la danseuse Kitsou Dubois est une tête chercheuse qui invente des chorégraphies de vingt-cinq secondes en apesanteur avec ses collègues astronautes. Mini-Mir, mais elle danse au maximum.
Je suis la première chorégraphe au monde à travailler dans le domaine de l’aérospatial. L’expérience du premier vol a été foudroyante. Quand je me suis retrouvée en apesanteur, j’ai eu d’abord cette sensation incroyable que tout l’intérieur du corps se barrait. On sait bien que l’on vit avec nos organes, et les danseurs en ont encore plus conscience que les autres, mais dans cette situation, c’est une évidence, c’est une sensation de dilatation interne. On n’arrive plus à faire le travail de corrélation entre ce que l’on voit et ce que l’on sent. La deuxième impression, c’est le mouvement infini. Sur terre, un danseur essaie d’étirer au maximum le passage d’un mouvement à un autre pour être le moins possible dans la chute et la cassure : c’est ce qu’on appelle l’harmonie ou la grâce. En apesanteur, elle est là. La question est plutôt d’arrêter puisque le mouvement ne finit jamais. La troisième chose, c’est la perception du temps et les conflits d’espace-temps incroyables. Si on est au milieu de la cabine sans appui, tout est au ralenti, on ne peut pas se déplacer, on tourne sur soi-même et dès qu’on touche une paroi, la poussée engendre une vitesse du corps qui devient continue. C’est comme un sentiment d’éternité. Comment savoir où l’on est, puisque le temps est continu ? »
On a pu voir Kitsou Dubois dans les années 80 danser dans l’eau, sur les façades d’immeubles ou de monuments avec le groupe Urban Sax, mais rarement sur une scène normale : au sol. « Toutes les expériences que je mène sont toujours en liaison avec l’interprétation que je peux donner de la question du lien entre ma danse et la vie. Le mouvement en apesanteur rejoint, à mon sens, toute l’histoire du corps sur terre. Par exemple, la recherche que je mène sur cette question de la gravité est complètement liée au travail que je fais depuis plusieurs années avec les malades mentaux. J’essaie de comprendre comment ils se représentent la fragilité dans laquelle ils se trouvent et comment tout ça donne un corps. Souvent, ils sont accrochés au sol, ou tout le temps sur la pointe des pieds, et ça revient au même, c’est la peur de la chute. Avec l’expérience en apesanteur, je vois des corrélations entre le déséquilibre physique dans lequel ils se trouvent, un mental flottant et ce rapport d’accroche au sol, confronté à la position du héros (l’astronaute) qui est, lui, a contrario, très équilibré mais placé dans un environnement déséquilibrant. »
Si voler faisait partie intégrante des objectifs de vie de la chorégraphe, c’est en rejoignant l’Aérospatiale qu’elle pourra concrétiser son rêve. Elle propose en 1990 au Centre national d’études spatiales (CNES) un projet d’entraînement des astronautes avec des techniques de danse. Elle ira même à la Nasa dans le cadre de la Villa Médicis hors les murs. On imagine le choc provoqué par l’arrivée de la danseuse dans cet univers ultra-masculin. C’est en tenue de combat (collant bleu et noir) et sous l’oeil ahuri des astronautes en combinaison orange qu’elle fait ses premiers mouvements en apesanteur. « Quand je travaille avec les scientifiques, je fais toujours des corrélations avec le corps. C’est l’outil qui me permet de comprendre les choses, la vie. Non pas dans la performance, mais dans l’émotion. Comment on la travaille, comment on la structure, comment on arrive à sentir quand elle nous déséquilibre et qu’on n’a plus d’appui. Voilà l’intérêt de mon intervention chez les astronautes. Au bout de quelques vols, j’ai emmené des danseurs pour leur prouver que la faculté d’adaptation n’était pas due à ma seule personne mais bien à un entraînement spécifique du corps lié à l’imaginaire et à la représentation du mouvement. A contrario, lorsque j’ai entraîné un astronaute avec une technique de danse, il a vu la différence. »
C’est par le biais de la neurophysiologie que Kitsou va joindre les bouts entre la science et l’art. « Psychanalyse, psychiatrie, pour moi, c’est compliqué à gérer, mais la neurophysiologie, c’est l’étude du système nerveux central donc spatio-temporel. L’analyse de la posture par exemple, c’est déjà de la neurophysiologie. Le seul fait de se tenir debout, c’est toute notre histoire qui est là. » Après avoir fait une série de vols, la question s’est alors posée de la transmission de cette expérience. Pour traduire sa recherche, elle accumule les images prises en vol qu’elle montre sous forme d’installations vidéo, écrit une thèse et donne des conférences à travers le monde. Kitsou a aussi tenté le passage à la scène en créant en 1996 Gravité zéro. Un spectacle présenté dans des théâtres, où elle met en scène le mouvement tel qu’elle l’a expérimenté en apesanteur. « A un moment, j’étais dans la seule exaltation que me procuraient les vols. Je me suis rendu compte que pendant trois ans je n’avais vécu que pour voler. Il fallait redescendre sur terre et le spectacle m’a permis de faire le point. Je me suis dit « Je suis danseuse, je suis sur terre, qu’est-ce que je peux apporter à la danse ? » Une première partie montrait les images tournées en situation de vol et la deuxième, les danseurs sur scène qui, grâce à des jeux de miroirs et un long travail sur les points d’appui et le déséquilibre, donnaient au spectateur l’illusion d’évoluer en état d’apesanteur. »
Aujourd’hui, Kitsou se projette dans le futur et imagine la boule bleue entourée de milliers de satellites habités par des astronautes/danseurs. « Dès demain, on aura la station internationale qui tournera autour de nous, on sait déjà qu’il y a des astronautes qui sont en orbite avec Mir, c’est intégré dans notre subconscient. Dans dix ans, des gens seront envoyés pour travailler trois mois dans l’espace. C’est là que l’art doit intervenir pour ne pas laisser place qu’aux seuls objectifs matériels et scientifiques. Les astronautes sont bien entraînés, ils ont le mal de l’espace, mais au bout de trois jours ça passe : ce sont des hommes technologiques efficaces. Mais ils ont vu des choses incroyables, la Terre d’en haut, et ils n’ont ni les mots ni les mouvements pour le dire, ils ne peuvent pas transmettre l’expérience. Moi, je peux mettre mon imaginaire de danseuse à ce service. »
Les prochains vols permettront de nourrir un nouveau projet de spectacle pour le printemps 2000 : deux danseurs seront embarqués et expérimenteront une version sans poids de la danse/contact. Une vraie gageure quand on sait qu’en apesanteur on ne perçoit que les parties du corps que l’on voit et qu’il est tout à fait courant de balancer ses jambes en pleine figure de son partenaire sans en avoir la moindre conscience sensorielle ! « Je suis dans des histoires de liberté de mouvement. Quand je vois les enfants devant des écrans à longueur de journée, ils ne font pas vraiment le lien avec leur corps. Il faut qu’ils se le réapproprient. Tout mouvement est lié à la perception que l’on a de son corps. Pour partir, il faut donc avoir conscience du point d’où l’on part. C’est l’histoire de la danse. Quand on danse, on doit penser que la main traverse le corps et passe de l’autre côté. On ne pense pas le corps comme une matière compacte, mais comme une matière fluide. Il y a des systèmes de représentation et d’imaginaire de l’ordre de l’apesanteur. Désormais, je ne visualise pas les choses de la même manière, y compris dans mon quotidien. Je sais que je peux voler par exemple ! Un jour, je peignais le mur de mon appartement à côté de la fenêtre, j’étais tout en haut d’une échelle en déséquilibre et évidemment, elle s’est débinée : je me souviens très bien que quand l’échelle est partie, je me suis dit « Eh bien, je vais voler » ; j’ai vu la fenêtre ouverte, je me suis dit ça et la seconde d’après, j’étais par terre bien sûr mais je suis tombée comme un bébé, pas du tout inquiète, je ne me suis pas blessée. Il y a des choses comme ça, un peu bizarres ! J’y fais attention parce qu’il ne faut pas se barrer comme ça non plus ! »
Aujourd’hui, Kitsou a laissé tomber les travaux d’intérieur et semble en harmonie parfaite avec le poids du monde.