Dans le rock français, depuis dix ans, c’est l’exode : une génération entière a troqué guitares et batteries contre claviers et samplers, sans le moindre reniement, entraînée vers le haut par la détermination exemplaire de Daft Punk. Un feu de paille qui a viré au brasier généralisé, dont la vitalité, la diversité et le culot n’inquiètent désormais plus que quelques pompiers intégristes.
Nous sommes en 87 et un événement important se déroule en plein XIIIème arrondissement de Paris. On câble alors le premier immeuble de la capitale, dans la cité des Olympiades. Dans l’un des appartements, un certain Christophe Monier allume sa télé, découvre MTV et un clip qui le laisse pantois : Pump up the volume, des Anglais de Marrs. La house vient d’entrer dans Paris, en s’infiltrant par chez Monier.
Ça mérite un ralenti : les guibolles de Christophe se découvrent une autonomie, le cerveau entre en ébullition, le visage s’abandonne à un sourire. Une joie un rien affolée : d’un tel choc, Christophe Monier sait qu’on ne se remet pas, que des certitudes seront, dorénavant, secouées. En cette fin de décennie, comme des centaines d’insatiables chercheurs de musiques de France, Christophe vient donc de tomber sous les beats de la house. Et après avoir succombé d’abord aux habiles importateurs anglais de Bomb The Bass, S-Express ou Coldcut, il remonte vite aux sources américaines et y découvrira l’acid-house de DJ Pierre : « Un choc total. »
Dix ans plus tard, Monier est toujours sous l’influence de cette rencontre décisive avec la musique de Chicago que ce soit en jouant de la house querelleuse avec Impulsion ou une soul aussi vandalisée que passionnante avec les Micronauts. On a choisi Christophe Monier car son parcours ressemble à notre idée de la droiture : voyager avec tous ses bagages, sans forcément ressentir le besoin douteux de se refaire faire un vrai faux passeport à chaque étape. Ainsi, s’il cite aujourd’hui dans le texte aussi bien Les Rythmes Digitales que Lil Louis, Christophe Monier ne joue pas les Born Again Christians : il n’oublie pas qu’il y a eu une vie avant Chicago, une passion déjà largement explorée pour la musique new-wave, industrielle, ce qui existait alors d’audacieux.
Car en cette période, la fin des eighties, où la France importe d’Angleterre les premières raves, une page d’Histoire s’écrit, pendant qu’une autre, bêtement, s’efface : de ce militantisme rendu nécessaire par l’adversité de la police ou les affabulations hystériques de TF1, la maigre communauté de ravers serre les rangs, se coupe du monde. Du coup, beaucoup se sentent obligés de s’inventer un passé vierge, excluant sauvagement le rock, abandonné sur l’autre rive et vite renié. Navrant exercice d’appartenance à tout prix, d’exclusion par les références les plus cryptiques, largement relaté par quelques fanzines de l’époque qui donneront à beaucoup l’impression d’être exclus de cette caste. Comme d’habitude, les intégristes, du haut de leurs fanzines et de leurs radios, s’improviseront gardiens de ce temple flambant neuf, jouant à la fois les douaniers et les bergers allemands. Ça donnait franchement envie d’entrer.
Pierre-Michel Levallois, fondateur du label Solid, se souvient de ses réticences à pénétrer dans cet univers d’abord aussi peu hospitalier. « Mes vieux copains, Etienne de Crécy et Philippe Zdar, ont très tôt commencé à traîner dans les raves, mais je n’arrivais pas à supporter la techno et l’acid-house. Il a fallu qu’un jour Etienne me fasse écouter un de ces morceaux entièrement bâtis sur des samples de Coltrane pour que je comprenne que c’était aussi pour moi. » Christophe Monier : « Très vite, dans les raves, une attitude intégriste s’est développée. C’était vraiment « Si le disque ne vient pas de Detroit, c’est de la merde. » Heureusement, d’autres DJ et d’autres soirées se sont développés. »
Car en France, en culture comme en agriculture, c’est encore alors l’option du tout. Une année, ce sera tout-maïs, celle d’après, tout-blé. Entre-temps, histoire de ne laisser aucune trace, on aura pris soin de bien brûler les terres. Pour la polyculture, voir ailleurs : chaque étape semblait, ici, annuler la précédente dans un assez navrant exercice de répudiation et de récriture de sa propre histoire. Pourtant, dans les pays anglo-saxons un rien moins monogames , aucune loi sacrée n’interdit de papillonner, aucun texte n’oblige à mentir au sujet de ces prétendues « générations spontanées ». En Angleterre ou même aux Etats-Unis, on n’hésite pas à exhiber les souvenirs rapportés de ses voyages de jeunesse : on se souvient avoir entendu Carl Craig parler avec une passion sincère et adolescente des Smiths, Primal Scream reprendre Motörhead, Moby renvoyer l’ascenseur à Joy Division, les Propellerheads refuser de falsifier l’état civil et reconnaître avoir, pour moitié, joué avec les Stranglers…
Heureusement, ces révisionnismes pénibles sont aujourd’hui en voie de disparition en France : de Daft Punk sortant, comme premier maxi, un titre à la valeur charnière hautement symbolique (The New-wave) jusqu’à Bassmati samplant allégrement le Style Council, l’ambiance est à la transparence, à l’accumulation plutôt qu’à la sélection vétillarde et menteuse. « Aujourd’hui, les gens s’assument, confirme Pierre-Michel Levallois. Il n’y a pas de honte à avoir écouté Lou Reed et Joy Division avant le rap. Un type comme Norman Cook, qui a joué de la pop avec les Housemartins avant de devenir Fatboy Slim, ou même le cas New Order, ça rappelle qu’on a le droit d’évoluer. »
Heureusement pour Jean-Philippe Freu, du groupe montpelliérain « rinôçérôse » : sans ce droit à l’évolution, sans la découverte du sublime Pacific 808 des Mancuniens de 808 State, il jouerait peut-être encore aujourd’hui de la pop professionnelle avec Les Maracas quelle tristesse. « Moi, je venais du rock, mais ça ne m’empêchait pas d’acheter aussi des singles de Farley Jackmaster Funk… Cette façon qu’avaient certains de s’inventer un passé vierge au moment de la scission entre rock et dance me rappelait le punk, quand tout le monde jurait n’avoir jamais écouté Deep Purple ou Led Zeppelin. Alors qu’ils avaient tous les cheveux longs deux mois avant (rires)…«
Pour Curtis, DJ/artiste d’Argenteuil, dont le récent album Grand hotel mérite un séjour en pension complète, le passage entre rock et techno se fera tout aussi naturellement : élevé au son crasseux et brutal des MC5 ou des Stooges, il retrouvera dans les rythmes secs et primitifs de Kevin Saunderson ou de Derrick May le même et unique son de Detroit, la même sauvagerie, la même frénésie.
Les Daft Punk nous le précisaient en janvier 97 : s’il faut une date précise où tout bascule, en France, du rock vers la dance, de la scène vers le dance-floor, alors il faut retenir Manchester 89. Un tremblement de terre dont la France ressort elle aussi passablement ébranlée surtout qu’elle possède sur place un envoyé spécial : Laurent Garnier, responsable de quelques secousses house démarrées à la Haçienda locale, le club mythique offert par New Order à sa ville. De « rinôçérôse » à Curtis, on parle encore avec la larme à l’oeil de ces passerelles alors tendues par les Happy Mondays ou les Stone Roses, qui faciliteront l’accès à 808 State, A Guy Called Gerald raccourcis faciles pour ensuite visiter l’Amérique.
Depuis, on a appris à décortiquer l’explosion mancunienne, à en disséquer les ingrédients. Ça tient à peu de choses : avoir été décomplexé par des précédents, posséder du culot et de l’arrogance bien sûr, et tenir quelques chansons, naturellement. Mais aussi avoir sous la main un disquaire chez qui discuter des disques entendus la veille dans le club. A Manchester, c’est la boutique Eastern Bloc qui servit de foyer d’agitation. A Paris, une scène entière naîtra dans la boutique Rough Trade, où maxis dance et imports indés se bagarrent l’espace, les uns au rez-de-chaussée, les autres au premier étage. Devant et derrière les comptoirs de la regrettée boutique de Mouffetard puis de Bastille, les idées et les sons s’échangent, les défis se lancent, l’émulation s’affole.
Ivan Smagghe travaillait là, indie-kid devenu DJ versatile au hasard des rencontres effectuées dans le magasin. Un comptoir d’information et d’espionnage qu’il partageait, entre autres, avec le très influent Arnaud Robotini, parrain et aiguilleur de quelques voltigeurs en devenir, comme Shinju Gumi ou les sous-estimés Ollano. Ivan Smagghe : « Une génération est née dans le magasin, que nous avons accompagnée en même temps que la production musicale elle-même : des gens venaient d’abord acheter les disques indés au premier, puis les trucs dance au rez-de-chaussée. Il y avait même toute une catégorie de disques intermédiaires qu’on appelait « les disques à vendre dans l’escalier ». On pouvait aussi bien y croiser DJ Gilb-R, DJ Cam, l’équipe de Radio Nova, les groupes Lithium ou des DJ house plus commerciaux… Plein de projets communs sont nés chez Rough Trade. J’ai peur que la disparition du magasin recloisonne la scène. »
On parle ici de Paris : pourtant, ne surtout pas croire que l’électronique française soit concentrée sur la région parisienne, dans une Silicon Seine Valley qui, comme d’habitude, aurait tout oublié de ses promesses de décentralisation. Pour une génération entière de fanatiques provinciaux venus à la musique par le punk, le rock français fut souvent vécu comme une exclusivité parisienne, qui daignait à l’occasion nous rendre visite dans nos tiers-monde.
C’est avec un mépris amusé que ces groupes, au début des années 80, s’abaissaient parfois à quitter le Rose Bonbon, lieu de fantasmes pour qui lisait alors Best ou Rock & Folk hors petite ceinture, pour se frotter aux sauvages. Rouen, Le Havre, Rennes, Bordeaux ou Lyon avaient bien parfois, à l’occasion, droit à une accolade bien condescendante et ironique de la part des chroniqueurs mondains « Ah tiens, ils s’y mettent en province », avec le ton de Goudurix dans Astérix et les Normands , mais rien n’y faisait : Paris était cette capitale des Frenchies but chic, des jeunes gens modernes. Inutile de préciser, pour un provincial élevé à la presse rock, la déception et la colère que provoquèrent les premières visites au Rose Bonbon, vite rebaptisé le Pose Bonbon, voire le Casse Bonbon. Et l’écoeurement que provoquèrent les premières rencontres avec ces starlettes d’une cour dérisoire, aux chiffres de vente inversement proportionnels à la démesure de l’ego.
Bon point pour la scène électronique actuelle : sa proximité et son humilité, qui changent avec bonheur de la frime et de la suffisance de pas mal d’aspirants rockers d’hier. Avec l’avènement du home-studio, les circuits parallèles de distribution de disques et la fulgurance du flux d’information qu’autorise Internet, cette époque où Paris dictait sa loi n’est plus que le cocasse souvenir d’un passé antédiluvien. « On décrit encore Solid comme un label de Versailles, se lamente Pierre-Michel Levallois, alors que parmi nos artistes, Cosmo Vitelli a habité à Clermont-Ferrand, Etienne de Crécy à Marseille et Dijon… Beaucoup de choses ne se passent qu’en province. Il y a une vraie démocratisation, les machines permettent de bosser n’importe où et de s’affranchir des structures nationales. »
A Montpellier, « deuxième place forte de l’électronique française » selon Ivan Smagghe, « rinôçérôse » a appris, comme ses brillants concitoyens de Dave’s Infusion, à vivre seul, à son rythme, sans grand souci de modes ou de règles. Loin de Paris et de ses goûts dictés, l’électronique y a pris de séduisantes couleurs. Jean-Philippe Freu : « On nous demande souvent « Quand est-ce que vous allez vivre à Paris ? » A partir du moment où tu t’es fait connaître de l’industrie au sens pratique du terme , l’endroit où tu vis n’a aujourd’hui plus la moindre importance. Le Net est, en ce sens, un instrument précieux : nous communiquons quotidiennement avec notre maison de disques anglaise ou avec les journalistes. Je crois que, d’une certaine façon, le rock alternatif, avec des groupes comme Noir Désir de Bordeaux, avait préparé le terrain pour cette décentralisation. Et puis il y avait l’exemple de Manchester, où une scène s’était créée loin de la capitale. Nous n’avons donc jamais eu de complexes provinciaux. » « Le monopole de Paris, c’est fini, confirme le Parisien Jackson. On s’éclate beaucoup plus dans une boîte comme L’Enfer à Dijon que dans les clubs parisiens, où les gens se fichent de la musique qu’ils vont entendre. »
Car unis dans une même défiance face à une industrie du disque sclérosée et dépassée, les underground de Paris ou de province ont longuement cherché, comme dirait Chuck D, « à jouer sur le même terrain de base-ball, mais avec les règles du football ». Soit : utiliser le même champ de bataille mais avec ses propres armes, des lasers guidés quand d’autres se battent encore à la fourche. Car les électroniciens ont très vite compris qu’il n’y avait, dans un premier temps, rien à attendre de maisons de disques obsédées par le seul territoire français et par les mêmes recettes de cuisine bourgeoise indigeste un zeste de promo, trois tonnes de NRJ.
D’où une jolie arrogance et une intransigeance dans les négociations face à une industrie qui, soudain, perdit de sa superbe, de sa position de force. Des deals inédits et gonflés imposés par Daft Punk jusqu’à la fuite de cerveaux comme Micronauts ou Phoenix vers l’Angleterre, il est loin le temps de l’industrie franco-française à papa, où les groupes devaient s’agenouiller pour avoir le privilège de sortir des disques.
C’est même cette incompréhension entre les marchands et les musiciens, vécue de l’intérieur alors qu’il travaillait pour une major, qui donna à Pierre-Michel Levallois la foi de monter son propre label, Solid, qui accueille aujourd’hui Etienne de Crécy, Cosmo Vitelli ou la future star Alex Gopher. « Je voyais des gens avec des pépites dans les mains et qui ne savaient pas quoi en faire, qui les massacraient ou ne les sortaient même pas. C’était le cas d’école de ce qu’il ne fallait pas faire sur les nouveautés et les choses pointues. La majorité des majors étaient totalement incapables de comprendre et d’intégrer ces nouvelles musiques : elles ne pensaient encore qu’au marketing. Alors ces nouveaux venus de l’électronique ont imposé en force leurs règles. Ça doit venir de la culture DJ : si tu veux être payé et logé dans des conditions décentes après un set de DJ, il faut être fort dans les négociations. Et puis, tous avaient tellement peur des majors qu’ils ont été incroyablement stricts et exigeants. »
Autre proposition, pas si éloignée finalement, de Christophe Monier pour expliquer cette irréductibilité : « L’absence de complexes vis-à-vis du business et de l’argent, on l’a apprise dans le hip-hop. Et puis au début, la techno et la house étaient des musiques sans visage, sans information, sans pochette. L’idéal, c’était « Seule la musique compte. » Et ça, c’était complètement incompatible avec les médias et le business. Il y avait un rejet de tout le système, on sentait qu’il n’y avait rien à perdre. On demandait l’impossible, en sachant que si on ne l’obtenait pas ici, on le trouverait ailleurs, souvent à l’étranger. Ou alors, on pouvait le faire soi-même. Car le simple fait que cette musique soit souvent instrumentale lui ouvrait toutes les frontières. Et on partait de loin… J’avais un test terrible pour les disques français jusque-là : je les passais à un étranger en espérant qu’il n’éclate pas de rire. Et ça n’arrivait pas souvent. Le chant, ça a toujours paralysé le rock en France. Moi, la seule preuve que je pouvais avoir que mes morceaux possédaient un intérêt, c’était qu’ils soient acceptés dans les endroits où la musique était la plus vivante et pertinente, en Angleterre ou en Amérique. Les premiers singles des Micronauts sont ainsi sortis sur Loaded, le label de Brighton qui abrite Skint. De toute façon, on n’avait pas le choix. La France avait été en dessous pendant des années. Jusqu’à l’arrivée de la gauche au pouvoir en 81, c’était un pays ringard, où la politique par rapport aux jeunes était réactionnaire. Tout ce qui était un peu excitant et jeune était interdit : les radios libres, la pop à la télé… Et après, sur de telles ruines, il a fallu du temps pour construire. »
Depuis le plan Marshall, on sait ce que coûtent les reconstructions d’après-ruines, les rancoeurs et jalousies que peut entraîner le retour aux affaires. En France, où on n’avait jamais été aux affaires, la jalousie semble pour l’instant avoir épargné les vainqueurs de la reconstruction : on se remixe, on se vidéose et on se conseille encore sans compter chez ces nouveaux squatters des charts. Pierre-Michel Levallois : « C’est plus un effet dynamique que de la jalousie. Quand Daft Punk a cartonné avec son album, on a tous dit « Chapeau, il va falloir se défoncer pour faire aussi bien. » Il n’y a pas d’aigreur, mais de l’émulation. Ça a créé un précédent : soudain, il était possible pour un groupe français de réussir à l’étranger. »
Quand on avait expliqué à Christophe Monier l’idée d’un survol, en sa compagnie, de la scène française, sa réponse avait été encourageante : « Je ne suis pas très représentatif de la scène française : j’ai formé les Micronauts avec un Gréco-Canadien et nous avons signé avec un label anglais. » C’est justement pour cette ouverture sur l’extérieur, pour ce survol en haute altitude de complexes qui, il y a dix ans encore, atrophiaient les ambitions de la musique d’ici que Christophe Monier est très représentatif de cette nouvelle façon, européenne sinon mondiale, d’envisager la musique en France. On imagine mal, en effet, Bijou ou Starshooter démarchant directement un label anglais de pointe. On se souvient à quel point une tournée anglaise de Taxi Girl, le respect du Punkin’ London pour Métal Urbain et les Stinky Toys, ou encore un triomphe sud-américain de La Mano Negra apparaissaient, dans la préhistoire, comme d’incroyables anomalies. Mais depuis que Daft Punk, Mr Oizo ou Air ont créé, à l’étranger, ce fameux précédent qui décomplexe et ouvre les portes, même le narquois NME ne se sent plus obligé de parler de « groupe français » et encore moins de « groupe béret/baguette » quand il chronique Micronauts ou Cassius. Fini, donc, cette époque maudite où un concert au Rose Bonbon représentait le zénith d’une carrière française, un col de huitième catégorie dont la descente était souvent mortelle : que faire après une telle gloriole aussi dérisoire soit-elle ? Voilà, à quelques exceptions près, tout ce que pouvait offrir le rock français : une mini- sensation franco-française, franco-belge ou franco-québécoise dans les meilleurs cas. On a connu perspectives plus exaltantes.
Depuis que Métal Urbain avait inauguré en beauté le catalogue Rough Trade à la fin des années 70, on n’avait pourtant jamais vu autant de directeurs artistiques de maisons de disques anglaises traîner en France que ces deux dernières années pour des raisons professionnelles, s’entend. On vit même deux labels indépendants des plus en vue Independiente et Wall Of Sound en venir aux mains pour la signature des Parisiens d’Impulsion, le label Loaded de Brighton, maison mère de Skint, accueillir Curtis après avoir lancé les Micronauts ou même Creation, ce bastion d’anglocentrisme, recruter l’électronique puérile de Le Tone. « L’important, s’amuse Christophe Monier, chanceux gérant d’Impulsion et des Micronauts, c’était de placer la France sur la carte de la musique mondiale. Maintenant que c’est fait, personne ne pourra l’effacer. »
Pas un hasard si, au nez et à la barbe de labels français pourtant aussi fureteurs que Source, Artefact, Solid, Kung-Fu Fighting, Versatile, Yellow ou F-Com, des labels anglais aux juridictions aussi diverses que Rephlex, Loaded, Wall Of Sound ou Soma viennent régulièrement à la chasse en France, certains d’y trouver tous les gibiers possibles. Curtis : « Mes disques ont plus de retentissement en Angleterre ou en Allemagne. Il faut accepter le fait qu’on peut être français et ne pas fonctionner en France. Daft Punk a décomplexé beaucoup de gens ici, leur attitude face au business a été aussi déterminante que celle de Nirvana il y a dix ans. »
Cette étonnante prise de pouvoir ne cesse pourtant d’étonner les pionniers du genre, comme cette micro-famille réunie au début des années 90 autour du fanzine Eden : une galaxie où gravitaient aussi bien quelques vétérans comme Erik Rug ou Patrick Vidal que des novices à vision longue, comme Daft Punk, Cheers, Rangers Crew ou Dimitri. Un incroyable vivier, où le taux de passage à l’action entre simple fan et artiste demeure une énigme scientifique : personne n’aurait alors imaginé que sept ans plus tard certains d’entre eux, de Stardust à Daft Punk en passant par le label F-Com de Mr Oizo et Laurent Garnier, domineraient les charts mondiaux. « C’est sans doute en réaction aux raves atroces du début des années 90, soudain envahies par les technos allemandes et belges, que nous avons fondé le fanzine Eden, se souvient Christophe Monier. La musique était glauque et les drogues de moins en moins extatiques. Le but du fanzine était de dire que la house, c’était autre chose. On voulait retrouver l’esprit des premières raves. »
Dès ces premières raves, quelques vétérans du rock s’impliquent, revivent de l’organisateur Manu Casana, un rescapé du rock alternatif, au DJ Patrick Vidal, ancien punk élégant de Marie Et Les Garçons. Si, effectivement, quelques vieilles barbes se sont ensuite raccrochées, à bout de souffle, aux derniers wagons de ce Trans Europ Express le trip-hop fut ainsi un révélateur de pathétique mortel pour quelques has-been , il n’était alors ni étonnant ni ridicule de retrouver dans cette « scène » quelques pionniers des musiques de France, qui poursuivaient sur la lancée de leurs éclosions punks la même dynamique de furetage, de nomadisme. Personne, parmi les plus jeunes, n’est ainsi aujourd’hui choqué de devoir partager les platines avec Mirwais (Taxi Girl), Kid Loco (Bondage Records) ou Eric Débris et Charles Hurbier (Métal Urbain), pourtant parfois de vingt ans les aînés de Cosmo Vitelli ou Julien Jabre.
Jackson, 20 ans et toutes ses dents (dans tous les journaux de mode), a préféré, à la carrière déjà bien lancée de top-model, se consacrer à sa house paillarde et castagneuse. Pour lui qui « était encore en CM2 quand la scène française a démarré », aucun décalage quand il s’agit de travailler avec des gens beaucoup plus âgés que lui. « Un type comme Aphex Twin a 35 ans et il n’y a aucun fossé. On n’est plus dans cette logique du rock où on se ringardisait très vite. » Pierre-Michel Levallois : « Comme la techno et la house ont longtemps été des musiques underground, il y avait sans doute plus de solidarité que dans le rock. Un front commun contre l’incompréhension générale. Même si Solid est, musicalement, très loin d’un autre label, comme F-Com, nous nous serrons les coudes. Les artistes sont très individualistes mais ils savent qu’ils ne sont pas seuls dans ce cas, que d’autres parlent leur langage. Du coup, la musique est très internationale. »
Les plus vaches, en évoquant le funk filtré de Stardust ou Bob Sinclar, se contentent encore et toujours de rappeler qu’il y avait toujours eu une exception culturelle française : le disco, régulièrement exportable et exporté. Mais voir en Daft Punk ou Etienne de Crécy les héritiers musicaux des seuls Patrick Hernandez ou Ottawan relève d’une vue et d’une ouïe alarmantes : aucune courbette, ici, en direction du grand public roi et de ses radios monarques, mais une vision et une déraison dont on s’étonne encore qu’elles aient trouvé un tel écho.
Et même si l’on trouve aujourd’hui le lot fatal d’opportunistes, de coups montés et de margoulins lancés aux basques de la French touch, l’ambiance est encore loin d’être morose : « Je suis peut-être naïf, mais je n’arrive pas à croire qu’un musicien puisse être suffisamment cynique et calculateur pour s’obliger à jouer une musique précise, rêve Christophe Monier. Beaucoup de gens ont évolué de manière naturelle. C’est pourquoi cette scène survivra au phénomène de la French touch : elle est aujourd’hui diverse, de plus en plus audacieuse, de moins en moins insipide et molle. Ça durcit. »
Un optimisme contrarié par l’insatiable Curtis, homme de mouvement : « Si j’ai commencé à m’intéresser, via Weatherall ou 808 State, c’est parce que j’avais l’impression que le rock arrivait en fin de cycle. Chez ces DJ, j’ai retrouvé l’efficacité brute que je n’entendais plus dans le rock, qui s’enlisait dans les mécanismes. Aujourd’hui, c’est la musique électronique qui suit la même voie en France. Heureusement, les Micronauts ou Jackson font plus de recherches, refusent la facilité du dance-floor à tout prix. »
Ceux que la question grave de l’avenir de cette scène empêcherait de dormir peuvent pourtant immédiatement arrêter de stocker les somnifères : de la joie publique offerte par Jackson à la grave sensualité de I:Cube, de l’uneasy-listening brillant de Shinju Gumi à la house dévergondée de D:mon, de la pop abracadabrante et venimeuse de Phoenix aux productions ahurissantes de Thomas Bangalter, des montages absurdes de 87-Bis au groove savant des Micronauts, cette scène à la diversité et à l’imagination désormais totalement déridées devrait largement passer le cap fatidique du 11 août date arrêtée par DJ Paco pour mettre fin à la fiesta. Car si la French touch, cette recette fast-food, n’intéresse désormais plus que les touristes et les marchands, ses inventeurs, eux, sont déjà très loin, éparpillés, en marche. On leur a même trouvé une bannière : un titre de Cosmo Vitelli. Loin des valeurs très vème République dénoncées plus haut par Christophe Monier, sa rengaine s’appelle En avant pour la vième République.
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