De Joséphine Baker à Faudel, au gré des flux migratoires, la chanson populaire française et le rock ont toujours su intégrer des chanteurs venus d’ailleurs. Celle qui chantait J’ai deux amours avec l’accent négro-américain et celui qui chante Baïda en franco-arabe constituent les deux extrémités d’un siècle de musique française métissée.
uand Joséphine Baker arrive à Paris avec la Revue Nègre en 1925, elle n’est qu’une danseuse parmi d’autres. L’affichiste Paul Colin repère la belle excentrique, la met dans son lit et en vedette sur poster. Rapidement, le Tout-Paris puis la France entière se bousculent d’amour pour le « magnétisme animal » (expression de l’époque) de la divine Joséphine. Pourquoi elle, et pourquoi tant d’amour ? Parce qu’elle est noire et que les Noirs américains fascinent les Français depuis toujours, pour des raisons multiples et mystérieuses. Rappelons au passage qu’avant Joséphine Baker il y eut, entre autres métèques adulés, la Perle Noire, belle mulâtresse originaire des Antilles, chanteuse d’opérette qui fit les beaux soirs du Premier Empire. Mais pour les Français, Joséphine Baker est un monde à part, une immense artiste au-dessus de tout. Elle répond exactement au cahier des charges : exotisme, sensualité, chair et voyages. La belle Américaine de Saint Louis parle ce délicieux « petit-nègre » qui rappelle aux Français la puissance de leur empire colonial et la disponibilité de leurs indigènes.
Au début de sa carrière, Joséphine Baker joue les sauvages, d’abord en apparaissant complètement nue, puis les seins à l’air et seulement vêtue d’une ceinture de bananes Calder, parmi une foultitude d’artistes, a laissé un témoignage en fil de fer de cet engouement. Pour la charge érotique, pour la symbolique exotique, elle est insurpassable. Pour le reste, les professionnels du showbiz, qui savent bien ce que le peuple apprécie, vont lui ouvrir une autoroute à succès. Vincent Scotto et Géo Koger lui composent J’ai deux amours ; sur la partition est inscrit en note « tempo di blues » : « L’âme nègre est triste », a décrété Scotto, qui retape pour elle un de ses succès 1900, La Petite Tonkinoise (« Une Anana une Anana une Annamite »).
Joséphine Baker est un fer de lance de la musique américaine en France. En même temps qu’on l’identifie aux fantasmes coloniaux, elle est L’Oiseau des îles (1940), la belle de la Nuit d’Alger (1936), elle joue la meneuse de chèvres tunisienne de Princesse Tam Tam, ou elle chante « Qui me rendra mon pays, Haïti. » Avec ses petites notes aiguës d’opérette française (elle jouera même La Créole d’Offenbach), elle contribue largement à populariser les musiques exotiques de la grande Amérique : chachacha, rumba, congas. En 1936, elle chante avec les Lecuona Cuban Boys.
Intégrée à la chanson française, Joséphine Baker va adopter très vite les us et coutumes de l’Hexagone. En cinq ans, la sauvageonne venue d’ailleurs devient la Parisienne la plus sophistiquée du monde. Pendant le même temps, aux Folies-Bergère, les dames de l’aristocratie se disputent les faveurs du magnifique danseur sénégalais Habib Benglia. La belle indigène et le bel étranger sont un fantasme récurrent des Français. Pas besoin d’aller jusqu’à Harlem ou dans la jungle africaine pour prendre sa dose d’exotisme.
Et puis il y a tous ceux qui déboulent d’Europe de l’Est, avec des accents plus ou moins tudesques. Marianne Oswald qui fut elle aussi la maîtresse d’Habib Benglia cristallisa le fantasme agressif de « l’émigrante », déchaînant contre elle la presse antisémite, mais fut soutenue par l’intelligentsia homo (Cocteau, Crevel), communiste (Prévert et sa bande), très aimée du petit peuple de gauche.
Au fil des ans et des modes, la variété française intègre les bardes exilés qui fuient les guerres et la misère dans leurs proches ou lointaines contrées d’origine : Don Barreto, Charles Aznavour, Georges Moustaki, Luis Mariano, Rina Ketty, Réda Caire et son protégé rital de Marseille Yves Montand, Tino Rossi, Marie José, Enrico Macias, Amalia Rodriguez, Dario Moreno, Dalida, Jaime Plana, Josélito, Mike Brant, tous ces illustres à la nationalité douteuse font partie aujourd’hui de la mémoire française.
Dans les années 60, en pleine vague yé-yé, la jeunesse a même eu une starlette asiatique avec Tiny Young (et son tube Tais-toi petite folle), un band malgache, les Surfs, qui a cartonné avec son adaptation de Si seulement tu m’avais dit la vérité, un James Brown arabe, Vigon, qui reprenait des standards en version française, dont le monumental Harlem shuffle, et même un baryton-basse africain, John Williams, qui fit un malheur avec Si toi aussi tu m’abandonnes. Combien d’Arabes et d’Africains installés en France se sont fait passer pour des Noirs américains ? Rares sont ceux qui savaient à l’époque que Mohamed Vigon était marocain ou que John Williams était camerounais. Beaucoup d’artistes ont joué sur cette ambiguïté. Pour jouir de l’amour que portaient les Français aux Noirs américains, ou bien pour échapper à un racisme qui commençait à s’exprimer ouvertement suite aux déculottées des guerres de décolonisation ?
En 1986, la chanson populaire française a rendez-vous avec la politique de son pays. L’Assemblée nationale vient de basculer à droite, Charles Pasqua y présente ses lois sur la nationalité largement inspirées des idées de l’extrême droite. Le refrain abominable de l’époque n’a pas fini de résonner dans l’hémicycle : « La nationalité française, ça se mérite. » En guise de réplique, Charles Trenet (qui s’est pourtant pas mal fourvoyé dans la chanson « coloniale » avec La Biguine à Bango, Obéis au bey et autres Noël des enfants noirs) donne son feu vert au groupe Carte De Séjour pour qu’il reprenne la plus identitaire de ses chansons, puisque écrite pendant l’Occupation : Douce France. Avec leurs accents reubeu de banlieue lyonnaise et leurs instruments du lointain Orient, les enfants d’immigrés maghrébins inventent une nouvelle variété française revendicatrice, loin de l’image de l’indigène crépu rigolo se trémoussant sur Chérie fais-moi du couscous.
Douce France par Carte De Séjour a-t-il changé quelque chose au sort des enfants d’immigrés, à celui de leurs parents et aux nouveaux sans-papiers ? Rien n’est moins sûr. Reste qu’aujourd’hui Rachid Taha n’est plus boycotté par les radios. Son association avec Faudel et Khaled dans la vaste opération 1,2,3 Soleil l’a mené en tête des hit-parades. Désormais, la langue arabe n’est (presque) plus un tabou sur les ondes, comme elle l’était devenue après la guerre d’Algérie. Enfin, le Parlement français vient juste de reconnaître qu’il y a eu une guerre en Algérie. La page est tournée, officiellement. Mais le populo n’a pas attendu ses députés pour faire de Khaled, dès 92, une star de la variété française. Vitrine de la francophonie multiraciale, c’est de France que Khaled (ex-Cheb) a démarré sa carrière internationale, c’est également en France que les devises générées par ses disques reviennent.
Il faut se garder de tirer des conclusions hâtives. Tout a changé mais rien n’a bougé. Quand Khaled abandonne le blues oranais qui a fait de lui une star dans son pays d’origine pour chanter Aïcha, écrit et composé par Goldman, il ne fait que perpétuer la tradition typiquement française de la chanson exotique, à la Trabadja la mouquère, celle-là même qui fit la gloire de Joséphine Baker. Quand Faudel, pour pouvoir passer à la radio, accepte de massacrer Baïda, la perle rare de son premier album, pour y inclure des couplets niais avant d’être français, on peut se poser des questions. Quand la richesse rythmique maghrébine ou africaine est remplacée par une grosse caisse binaire, voire une boîte à rythmes, et quand les musiciens n’ont plus d’autre désir que de se plier aux fantasmes des producteurs et des programmateurs des FM, on a le droit de désespérer de la chanson populaire française intégrationniste.
Ou, à défaut, d’oser des comparaisons : Khaled et Faudel sont les nouvelles Joséphine Baker. Khaled et ses grosses moustaches rieuses pour la période ceinture de bananes et le mignon Faudel pour la période intégration réussie. Et alors ? Alors rien, on adore toujours autant Joséphine Baker, Faudel et Khaled.