Moment essentiel de la saison d’art contemporain, la Biennale de Venise a tout du rendez-vous immanquable : artistes de renom, exposition tête chercheuse et pavillons nationaux encouragés à l’impertinence par un commissaire culte, Harald Szeemann. Pour sa 48ème édition, la Biennale se révèle d’humeur baladeuse, s’ouvrant plus que jamais aux artistes asiatiques. Une époustouflante proposition d’art.
Ça ne se touche pas, ça se palpe encore moins, ça se voit à peine : la brume ouateuse qui emplit le pavillon belge est sans doute l’une des plus belles surprises de la Biennale de Venise. Une présence blanchâtre, doucereuse, qui caresse les sens, noie le regard, casse la structure de l’édifice, brouille les repères. La métaphore idéale pour décrire cette 48ème Biennale d’art contemporain de Venise. Un grand rendez-vous qui tient tout à la fois d’un festival international (comme à Cannes, on y découvre en avant-première les oeuvres qui seront présentées au public dans les mois à venir), d’un grand marché (où musées et collectionneurs font leurs courses) et d’un raout mondain où les soirées succèdent aux brunchs et cocktails semi-private, dans une frénétique chasse à la star. En quatre jours, on aura donc écumé les jardins des palais vénitiens, mangé du poulpe au petit déjeuner, assisté à un concert un peu raté des kitschissimes Japonais de Pizzicato Five, attendu celui de Grandmaster Flash sur une place à demi déserte et entendu la rumeur d’un gig plus ou moins privé de Pulp. Evénement qui ne fut confirmé que par la présence furtive de Jarvis Cocker, repéré à proximité de la place Saint-Marc, passant en trombe, tout de marron vêtu, sur un pont noyé de touristes et de galeristes en goguette. A Venise, pendant la Biennale, tout est show et tout est art, des graffitis gribouillés sur un mur par un artiste à cheval sur un tube de canalisation, à la sortie d’Orlan, aperçue un après-midi en train de frapper au portail d’une bâtisse silencieuse, deux nouvelles cornes de peau lui bordant le visage.
Pavillons de nuit
Première surprise de la visite, les pavillons nationaux les plus intéressants sont ceux qui ne se ressemblent pas. Vieille institution, la Biennale procède en deux temps : une grande expo internationale déployée du côté de l’Arsenal et les fameux pavillons nationaux dans les Giardini, chaque pays présentant un ou plusieurs artistes, sur le modèle des expositions universelles. Héritage du siècle dernier, coupé des réalités transnationales qui traversent la création contemporaine, cette compétition aboutit au pire nationalisme dans le pavillon « yougoslave », où une expo collective de sculptures en terre exprime symboliquement l’attachement des Serbes aux valeurs du sol.
Echappant à l’exercice de style ronflant qu’impose la logique nationale, les meilleurs pavillons sont ceux qui font les propositions les plus aventureuses. A nouveau Michel François et Ann Veronica Janssen pour la Belgique, pavillon embrumé déjà cité, où les vapeurs de l’une enrobent et paradoxalement dévoilent les images de l’autre. Derrière le rideau de fumée apparaissent ainsi un portrait, une gousse de sacs d’eau et une table couverte de piles de papier, à la façon du disque dur d’un ordinateur. Etrange mélange de bureautique et de poétique, d’artificiel et de naturel dans une installation trompe-l’oeil où rien n’est proclamé, mais beaucoup sous-entendu, murmuré, presque chuchoté.
Autre ambiance côté Danemark : un circuit automobile, ou plutôt la reconstitution d’une furieuse course de stock-cars organisée en Californie par Peter Bonde et son acolyte américain Jason Rhoades. Une installation hurlante, avec ses vrombissements de moteurs et ses crissements de pneus, un fatras de câbles, d’outils, de machines et, au milieu de tout ça, des peintures, de grandes toiles monochromes et des écrans vidéo glissés au milieu de la ferraille. En résumé : un foutoir mécanique organisé par des artistes filmant d’autres artistes déjantés (Paul McCarthy, Raymond Pettibon, Henrik Plenge Jakobsen) et se livrant à leur passe-temps favori. Un play in progress, une oeuvre qui joue du réseau et démontre la capacité du loisir le plus débile du monde à produire des oeuvres variées et déchaînées.
Une bonne Biennale pose des questions, réévalue à la hausse ou à la baisse des artistes déjà en vue. Ainsi la génération détonante des artistes anglais brille-t-elle à Venise par son absence : hormis Douglas Gordon, aucune trace des frères Chapman, de Damien Hirst, Tracey Emin ou Sam Taylor-Wood. Une manière de signaler que le filon s’épuise, que tout ne se passe plus du côté de la Tamise. Le pavillon anglais, avec le peintre Gary Hume, confirme cette hypothèse : ses toiles sont une resucée d’images pop où l’on croise Warhol, Martial Raysse et les figures de mode.
Si l’on est un peu déçu ici par le mur sanguinolent composé par l’Américaine Ann Hamilton ou par les débandades esthétiques du Suisse Roman Signer, qui s’est montré ici trop sage et très propre, tout comme Huang Yong Ping et Jean-Pierre Bertrand, un poil trop élégants pour définitivement casser la baraque dans le pavillon français, le pavillon allemand confirme définitivement l’importance du travail de Rosemarie Trockel, qui propose un parcours d’images vidéo proches du paranormal. Un oeil géant fixe le public, qui oscille entre une scène d’hommes et de femmes figés dans des cocons et des draps blancs d’un côté, et un long plan d’enfants jouant sur un circuit miniature de voitures électriques de l’autre. Contemplation d’images énigmatiques, au-delà de l’intelligible. Un art séduisant et ardu, doux et terriblement hermétique, complètement à l’ouest, hors de portée. Ainsi, les plus belles propositions artistiques viennent d’artistes qui ont su oublier la Biennale, son histoire et son prestige, qui déploient en toute liberté, dans une décontraction totale, leur propre univers plastique et mental.
Arsenal United
Flux de production, flux migratoires : l’art présenté à Venise enregistre à sa manière la globalisation. Un artiste américain dans le pavillon danois, les deux artistes russes Komar & Melamid exposent les toiles peintes par des éléphants sortis d’une « école d’art » pour pachydermes créée en Thaïlande, la Coréenne Lee Bul invite le public à chanter Blondie dans des cabines capitonnées à karaoké, le film elliptique de la Finlandaise Eija Liisa Ahtila utilise des techniques dignes des productions hollywoodiennes : le constat d’un univers culturel explosé, multiréférencé, où toute notion d’exotisme devient désuète car dépassée par les nouvelles technologies. On cultive
l’intervention périphérique, Douglas Gordon projette son tout dernier film dans un cinéma de quartier de Venise, tandis que l’artiste Olivier Blanckart suit les vaporettos chargés d’officiels dans un esquif en forme de bite (« Ça flotte bien, les couilles ont un effet stabilisateur »).
On arrive enfin à l’Arsenal, prolongé par la Corderie, immenses espaces où Harald Szeemann, le commissaire de la Biennale, a conçu son exposition internationale ouverte aux quatre vents. Un peu trop peut-être : l’expo surprend presque par son manque de mise en forme, sa faible installation, son absence de vision. Les oeuvres, souvent insensées et formidables, frappent donc bien plus individuellement que l’expo dans sa globalité. Que garder, au final, de cette longue, très longue enfilade de pièces ? Essentiellement quelques noms d’artistes déjà repérés sur la scène internationale : Pipilotti Rist, Thomas Hirschhorn, le défunt Dieter Roth, Wang Du, Wim Delvoye et sa bétonneuse rococo.
Dans le trio des stars montantes de la scène contemporaine, l’Américain Doug Aitken a réalisé avec Electric earth l’une des installations les plus remarquées (lire encadré). Tout aussi noir mais plus mélancolique, le Sud-Africain William Kentridge présente Stereoscope, film d’animation qui retrace en musique l’isolement d’un homme de pouvoir face à l’écroulement de son pays. Traits naïfs, musique sans espoir, narration violente : des images dessinées, comme un contre-pouvoir face aux images d’actualité. Forcément, on oublie des noms, et il est bien impossible de retracer en quatre pages le stock d’impressions rétiniennes qui nous est proposé. Comment le public reçoit-il cette pluie d’oeuvres concentrées en un même espace ? Un Allemand, Christian Jankowski, s’est posé la question et a enregistré ses questions angoissées aux émissions de voyants et diseuses de bonne aventure dont raffole la télé italienne. Résultat, une vidéo hilarante (Telemistica) où le jeune artiste pose aux médiums la question qui brûle toutes les autres lèvres : « Est-ce que mon oeuvre aura du succès ? » Et la réponse, invariable, résonne à l’écran : « Oui, attends-toi à un grand succès critique. Tes ennuis seront financiers. »
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