Des Américains Flaming Lips, de leur psychédélisme voltigeur et baroque, on attendait depuis belle lurette un chef-d’oeuvre. Qui arrive enfin avec The Soft bulletin, prolongement fastueux du Deserter’s songs de Mercury Rev, groupe ami et voisin dans une autre galaxie.
Si The Soft bulletin est l’album prévisible et prodigieux d’un groupe en perpétuelle évolution, rencontrer Wayne Coyne, ce n’est pas exactement ce à quoi on s’attendait : le chanteur, guitariste et leader du groupe était jusqu’alors affublé d’une image de cintré intégral, doublée d’une réputation consciencieusement entretenue de camé grave, dont la rumeur laissait entendre qu’il sortait tout juste d’un séjour de trois mois en hôpital psychiatrique. Or, le grand échalas de 38 ans tenant salon dans les bureaux londoniens de sa maison de disques, le chic négligé, le cheveu poivre et sel, la barbe taillée au cordeau et le discours idoine, n’a rien du clown lysergique annoncé à peine quelques cernes sous les yeux trahissent-elles certains abus dont il ne veut rien laisser paraître.
Officiellement, Wayne Coyne mène une vie de père peinard dans sa maison d’Oklahoma City, bled poussiéreux du Midwest profond qu’il n’a jamais voulu abandonner pour émigrer à New York ou Los Angeles. Une vie de labeur, entièrement consacrée à l’écriture, à la quête de musiques et de sons nouveaux. Et quand il évoque son rapport aux stupéfiants, c’est avec un sourire ambigu, l’air entendu de celui à qui on ne la fait pas : « On nous a effectivement collé cette image ridicule de mecs complètement accros. Pourtant, ceux qui nous connaissent savent que nous ne prenons jamais de LSD ou d’ecstasy avant d’entrer en studio. Il est impossible de créer sous drogue, ce n’est pas une méthode de travail, ça ne fonctionne qu’accidentellement. De ce point de vue, notre maison de disques nous fait entièrement confiance : il y a trop d’argent en jeu, et nous avons besoin de cet argent pour enregistrer, pour créer de belles choses. »
De belles choses : doux euphémisme, au regard du sommet que constitue The Soft bulletin, un album pour lequel on ne peut guère, pour le qualifier, qu’employer les superlatifs généreusement dispensés à la sortie de Deserter’s songs, autre chef-d’oeuvre baroque signé Mercury Rev. Les deux formations ont tissé des liens étroits et offrent des similitudes dans leur trajectoire musicale, jusqu’aux voix presque jumelles de Jonathan Donahue et Wayne Coyne, pareillement ténues, dangereusement hissées dans les aigus, comme écorchées et brûlées au fer rouge. Jonathan Donahue fut d’ailleurs, de 1991 à 1992, membre à part entière des Flaming Lips, secondant Wayne Coyne à la guitare. A l’époque, Mercury Rev profitait des séances de studio allouées aux Flaming Lips pour enregistrer son premier album et, déjà, Dave Friedman, bassiste et clavier de Mercury Rev, produisait les deux groupes. Pourtant, Wayne Coyne se défend d’une quelconque émulation : « Nous connaissons Mercury Rev depuis très longtemps, nous enregistrons dans le même studio avec, à la base, la même envie de se surpasser. Mais nous n’avons aucune idée de ce que sera la musique de l’autre au final. Il n’y a pas la moindre compétition entre nous, du moins pas consciemment. »
Comme pour Mercury Rev, ceux qui suivent les Flaming Lips depuis 1983, date de leurs premiers vagissements le groupe ayant accouché, entre-temps, de pas moins de neuf albums , savent que la sortie de The Soft bulletin n’a rien de miraculeux mais procède d’une lente maturation. En ce sens seulement, on peut parler d’aboutissement. Car longtemps les Flaming Lips ne firent guère parler d’eux autrement que par leurs frasques scéniques, leurs disques truffés d’effets psychédéliques et griffés de textes surréalistes se révélant d’une redoutable pesanteur, en dépit de velléités mélodiques a posteriori évidentes. Tout juste les avait-on repérés sur The Bridge, compilation-hommage à Neil Young où ils expédiaient soigneusement After the gold rush dans la quatrième dimension, avant de s’en retourner à leur sombre besogne grungy. En 1995 pourtant, Wayne Coyne abat une première carte maîtresse : Clouds taste metallic, un disque dont on crut qu’il ouvrait une nouvelle ère dans l’histoire du groupe, alors qu’il en fermait simplement le premier chapitre : « A l’époque, nous étions fatigués de notre son, de la distorsion, des effets de guitare, de ce format rock très limité. Mais dans le même temps, nous savions que nous allions tout changer, que nous allions évoluer. Nous avions des idées, il fallait simplement trouver le moyen de les mettre en pratique, quitte à inventer une nouvelle façon d’y arriver. » Cette nouvelle façon, elle se fait jour sur le fulgurant Clouds taste metallic où banjo, piano et choeurs cardinaux viennent se fracasser sur l’acier de romances en dentelle électrique, faisant abusivement classer le groupe au rayon power-pop, alors que Wayne Coyne voit déjà beaucoup plus loin. Plus loin, ce sera Zaireeka (contraction de Zaïre et de eurêka, ne cherchez pas à comprendre), le plus insolite objet sonore jamais enfanté par la musique rock et pop, curieusement passé totalement inaperçu lors de sa parution, en 1997. Il faut dire que Zaireeka a de quoi dérouter : oeuvre d’art à part entière, puissant défi à l’imagination du plus pointu des mélomanes, il se présente sous la forme de quatre CD destinés à être écoutés simultanément. Un véritable casse-tête pour les fans, dont certains remueront ciel et terre, loueront studio et ingénieur du son pour entasser sur un seul support la précieuse matière musicale. Peine perdue, selon Wayne Coyne : « Réduire Zaireeka à un seul CD serait presque une hérésie, l’enregistrement perdrait toute sa dynamique, toute sa raison d’être. En fait, écouter Zaireeka relève du virtuel, à moins de posséder le matériel adéquat, ou de faire comme moi : installer quatre chaînes hi-fi dans son salon, se placer au centre de la pièce et enclencher simultanément les quatre télécommandes, avec les mains, les pieds et la langue. »
Par-delà l’anecdote, Zaireeka conforte le groupe dans le bien-fondé de sa démarche artistique, d’autant que la maison de disques suit : « Ils ont vite compris qu’ils ne feraient pas beaucoup d’argent avec ce disque. Pourtant, ils nous ont soutenus, parce qu’ils savent que nous ne sommes pas une bande de cinglés irresponsables, que ce projet était très sérieux, même s’il n’était destiné qu’à une élite d’audiophiles. » Surtout, Zaireeka installe les Flaming Lips dans une logique (?) nouvelle de travail, une quête acharnée de la perfection trouvant son aboutissement dans les fastes inouïs de The Soft bulletin : « Désormais, nous ne nous considérons plus comme des musiciens au sens strict du terme, mais plutôt comme des façonneurs de son. D’abord, nous réfléchissons à la façon dont doivent sonner nos chansons. Ensuite seulement, nous cherchons le moyen de mettre nos idées en pratique, de les formater. Avant, pour nous, entrer en studio relevait de la corvée. Maintenant, nous y passons le plus clair de notre temps. Enregistrer Zaireeka nous a demandé beaucoup d’efforts : jamais auparavant nous n’avions autant travaillé sur le son, les structures des chansons, les changements de temps, les arrangements. Et souvent, tous ces efforts ne débouchaient que sur des échecs. Mais ces échecs étaient autant de chansons en devenir, des chansons qu’on retrouve sur The Soft bulletin.«
Ce discours de laborantin esthète, cette exaltation de l’effort au service du beau, cette propension à clamer que l’imagination n’est que le fruit du travail est semble-t-il la nouvelle donne d’un rock américain de plus en plus sceptique en matière d’urgence et de spontanéité, ayant à tort ou à raison abandonné le credo lo-fi pour mieux célébrer producteurs et autres ingénieurs du son, désormais considérés comme autant de messies dans la grande tradition des Spector, Bacharach, Hazlewood ou Jack Nietzsche : « Dave Friedman est devenu le véritable quatrième membre du groupe. Nous n’enregistrons jamais sans lui, et quand nous bossons, c’est toujours en pensant à lui. Ce gars-là vit carrément dans son studio, lui seul sait comment fonctionne tout le matériel qu’il a entassé dans sa cave. Nous, on se contente d’arriver, de demander l’impossible et il nous le donne. Les producteurs et ingénieurs du son sont indispensables, parce qu’ils permettent de se concentrer sur ce qu’on sait faire. Moi, je ne veux penser qu’à la musique, et Dave est un maître en la matière, il donne une tessiture unique à nos chansons. Parfois, nous enregistrons jusqu’à cent pistes différentes et lui arrive à sculpter quelque chose de fantastique à partir de cette matière brute. »
Et comme l’heure est aux remises en question, il est grand temps pour les musiciens américains de la génération de Wayne Coyne, ceux qui ont découvert la musique dans la discothèque de leur grand frère, d’avouer qu’entre les vinyles des Beatles, des Stones, de Neil Young ou des Beach Boys, se planquaient ceux de Yes ou de King Crimson. De concéder qu’en 1977 ils écoutaient Led Zeppelin, Boston ou Journey plutôt que les Sex Pistols ou les Clash. « Il y a encore trois ans, si vous écoutiez du rock progressif, les gens vous considéraient comme un pestiféré. Aujourd’hui, curieusement, tout le monde se trouve des racines dans cette musique. »
C’est sans doute là, dans cette incroyable capacité qu’a Wayne Coyne à tout écouter, tout absorber, tout digérer et tout recycler du jazz à Aphex Twin, de la musique d’avant-garde au classique et au prog-rock donc , que réside l’essentiel du talent des Flaming Lips. Là et dans quelques certitudes, parmi lesquelles celle qu’une chanson, même longue de trois petites minutes, reste un champ ouvert à toutes les investigations, à toutes les expérimentations. Les Flaming Lips sont des gens tenaces : de leur passé ils ne renient rien ; ils ont changé certes, mais gardent toujours ce grain de folie qui est leur apanage, qui se traduit aujourd’hui dans le décorum somptueux de The Soft bulletin. Des temps anciens il reste la batterie, d’une lourdeur savamment étudiée, comme jouée par un Ringo Starr chargé à la créatine. Le reste est un indescriptible amoncellement de choeurs, cordes, claviers et guitares de tout ordre et de tout genre, un foisonnement de sons divers et incroyablement harmonieux, de plages symphoniques d’une complexité et d’une sophistication à faire rêver Sa Majesté Spector elle-même.
Rarement disque de pop aura de la sorte ployé sous les arrangements sans pour autant rompre sec ou s’écrouler lamentablement, telle une pièce trop vite montée. Au contraire, même si leurs coutures craquent de partout tant elles peinent à contenir le flot de l’inspiration, les mélodies affichent une impétueuse évidence, en même temps qu’elles paraissent insondables et ouvrent d’hallucinantes perspectives. Comme les plus grands chefs-d’oeuvre, comme Deserter’s songs, comme Abbey Road même, Pet sounds ou What’s going on, auprès desquels on s’empresse inévitablement de le ranger, The Soft bulletin ne se révèle vraiment qu’au fil d’écoutes qui, jour après jour, se font de plus en plus limpides, de plus en plus jouissives.
The Soft bulletin ne gonfle pas outre mesure la tête de ses auteurs, lesquels, trop heureux de leur sort, se demandent simplement s’ils auront un jour les moyens de lui offrir un successeur. « Jusqu’ici, nous avons eu beaucoup de chance. Notre musique est bonne, elle rencontre un peu de succès et notre maison de disques est stable financièrement. Le simple fait d’entendre une chanson de nous à la radio semble suffisamment dingue pour nous satisfaire pleinement, d’autant que nous ne faisons aucun effort pour être populaires. La fille qui nous avait signés était un peu cinglée. Elle a d’ailleurs été virée depuis, mais à l’époque elle avait assez d’influence pour qu’on nous laisse faire ce qu’on voulait. A l’heure où je parle, les gens de notre maison de disques pensent sans doute à se débarrasser de nous. Ils sont conscients que ce que nous faisons est plus substantiel que la moyenne, mais ils veulent avant tout gagner de l’argent et de ce point de vue, je les comprends parfaitement. »
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