Sorti la tête haute et pleine d’envies fusionnelles du mouvement alternatif français des années 80, Bruno Garcia est devenu Sergent Garcia. Promu chef d’une troupe itinérante et festive qui propage dans nos campagnes une parole haute en couleur grâce à l’album Un Poquito quema’o, il jumelle Cuba et le ragga, enflamme les conformismes et dynamite la grisaille.
Ces derniers mois, impossible d’échapper au Sergent Garcia. Pourfendeur d’ennui et d’ignorance, le bonhomme chevauche à travers les contrées, écume les tavernes françaises et espagnoles pour mettre un peu de bonne humeur et d’exotisme dans le morne quotidien citadin. Sec comme un haricot rouge tanné par le soleil, le gringalet qui se cache derrière le pseudo du Sergent le plus enrobé de la mémoire cathodique connaît son affaire. Il sait qu’on ne bâtit pas une notoriété musicale à coups de plans promotionnels. Il l’a appris tout jeune, durant ses classes, lorsqu’il avalait du bitume dans d’interminables raids tout-terrain, les Rangers aux pieds, flanqué de sa bande de branquignoles : les Ludwig Von 88, au sein desquels il tenait déjà plusieurs instruments. Avec ce trio premier gradé de l’escadrille alternative et déconnante des années 80, Bruno Garcia a dû souvent tricoter du mollet, mener des campagnes de sensibilisation musicale à travers l’Hexagone.
A l’époque, les va-nu-pieds du rock français devaient contourner la dictature des médias et l’imbécillité arrogante des réseaux radio trop occupés à draguer la ménagère de moins de 50 de QI et à faire du gringue aux fils de bonne famille pour oser bazarder sur leurs ondes des hymnes à Louison Bobet. Les tracés du Tour de France, Bruno « Sergent » Garcia les connaît par coeur. Dans les bourgs les plus reculés, en ce temps-là, un bon manifeste à base de punk festif pouvait renverser, en un soir, le règne des barons riffeurs d’AC/DC dans les maigres discothèques de la jeunesse locale. Depuis ses années de marginalité discographique, Bruno Garcia applique donc cette stratégie d’occupation du terrain et du battage de campagne intensif, sans démagogie, par conviction idéologique, par une simple volonté de réveiller les villes endormies et de faire le bal autrement, dans des MJC et autres petits théâtres où des orchestres ballochards cultivent leurs excédents de cholestérol devant un parterre de quinquagénaires nostalgiques du Golf-Drouot. « Il y a quinze ans, on était obligés de passer partout, tellement il y avait peu de salles de rock en France et peu d’intérêt pour nous dans les médias. Aujourd’hui, les choses sont différentes, la musique de Sergent Garcia touche un public plus varié. Il existe un réseau de lieux valables, et les salles des petites villes sont honorables. On peut donc tourner encore plus ! »
Comme ce soir-là par exemple, à La Celle-Saint-Cloud, à trente minutes de Paris (mais à des années-lumière de la capitale), dont le théâtre municipal affiche complet depuis une semaine. Ce succès, qui a déjà sanctionné les soixante-dix autres dates de concerts de la tournée et promet une belle saison estivale, Sergent Garcia le doit à ses nouvelles dispositions, à une optique artistique renouvelée où l’image sulfureuse du passé punk a cédé la place à une forme musicale débonnaire, ensoleillée d’Amérique latine pour rassasier les clichés exotico-populaires des moins jeunes, et à un métissage musical aphrodisiaque politiquement baigné d’un esprit d’ouverture.
Le Sergent a capté l’air du temps, souscrit aux chaloupes de la salsa en leur imprimant le souffle raggamuffin. Une équation susceptible de convaincre un public soucieux de crédibilité artistique, qui verra volontiers dans cette évolution la suite des rapprochements dub tentés par Clash avec Sandinista, et plus largement une démarche en droite ligne du punk, qui mène à tout à condition d’en sortir la tête haute.
Jouant au bonneteau avec des platines, usant de quelques ficelles de samples, il a surtout cédé à ce fameux appel du large une contagion qui touche pas mal de rescapés de l’alternatif français (Manu Chao, P18, Flor Del Fango), qui l’a amené lui aussi à retrouver dans l’oxygène cubain les adjuvants euphorisants du pluriel musical. « Nous sommes tous des musiciens qui ont redécouvert les musiques dites du « tiers-monde », loin du rock, populaires, naturellement créatives. J’ai été spontanément orienté sur Cuba, mais ce que réalisent Zebda, Gnawa Diffusion et l’ONB avec les musiques d’Afrique ou Asian Dub Foundation et Talvin Singh en Angleterre est dans le même esprit. »
Pour le Sergent Garcia, l’aboutissement de ces musiques mélangées, génétiquement fusionnées, amorce une nouvelle ère, celle de la fin des conservatismes et des chapelles, celle d’un pluriel sociologique inéluctable enfanté par des mouvements d’immigration salutaires. « Nous sommes des fils des première et deuxième générations d’immigration. Durant vingt ans, voire plus, nous avons vécu comme des Français, écouté la même musique, fait les mêmes conneries, gueulé sur du punk pour jouer du rock et rencontré les mêmes problèmes. Jusqu’au jour où nous nous sommes interrogés sur nos racines, la culture et la richesse du pays duquel nous venions. Dès cet instant, la fusion entre notre vie d’aujourd’hui dans des quartiers parisiens déjà métissés et cet acquis musical est devenue naturelle. »
L’équilibre du Sergent Garcia est là, quelque part entre ce hip-hop présent depuis quinze ans dans la musique de son quartier, les atmosphères de fête de la salsa ou du reggae, et leur manière pacifiste de véhiculer le message politique. Car dans l’affaire, Bruno Garcia n’a rien perdu de ses prérogatives citoyennes, de sa liberté d’expression critique sur les urgences actuelles. Mieux, il sait aujourd’hui les vertus communicatrices des rituels festifs, leur rôle de vecteur oral, unificateur sur les terres cosmopolites. « Ma motivation a toujours été de faire bouger les gens. A l’époque de l’alternatif déjà, les Ludwig étaient des iconoclastes à côté de Bérurier Noir et d’autres groupes très radicaux ; on voulait changer les choses, pointer les injustices mais en gardant un esprit de fête. Mais nous étions forcément limités, notre public était essentiellement composé de gens venus de la classe moyenne blanche, l’alternatif n’a jamais pu percer auprès des Beurs et des jeunes Noirs. Pour eux, le punk ne correspondait à rien et le message s’arrêtait aux portes des cités. Les jeunes issus de l’immigration se reconnaissent davantage dans une fusion de reggae et de musique latine : ceux originaires d’Afrique retrouvent la salsa qu’écoutaient leurs parents dans les années 70, les Antillais, les Rebeus viennent parce qu’ils adorent les musiques de danse. Il y a une espèce de réunion autour d’un esprit. »
Lorsqu’on lui objecte que ses textes en espagnol peuvent brouiller le signal, le Sergent se marre doucement et balance quelques chiffres assassins sur la prégnance de la langue espagnole dans les villes françaises. Qu’importe : en français, son mix irrésistible n’aurait de toute façon pas le même impact. Question de rythme, d’aisance et de fidélité aux musiciens cubains qui constituent l’épine dorsale spirituelle du collectif. Des musiciens aux exigences musicales intrinsèques, qui ont mis sur orbite le groove lascif des chansons du Sergent Garcia. Des musiciens aussi indispensables pour leur faculté à gorger d’épices les instruments que interchangeables par leur pluridisciplinarité et leur fraternité d’instinct. « Nous avons bâti ce collectif sur la scène. Il y a très peu de machines dans notre musique, elle est quasiment acoustique, donc dès le départ nous avons dû composer avec les emplois du temps de chacun, leurs problèmes, les problèmes de passeports différents pour chacun de nos musiciens. Du coup, avec le rythme de représentations que nous tenons, nous sommes obligés d’avoir un groupe à géométrie variable. La veille, on jouera avec une flûte et trois cuivres, le lendemain, le son du groupe aura légèrement varié parce qu’il y aura deux flûtes et deux cuivres et ainsi de suite. Cette souplesse a pour intérêt de nous garantir une évolution sur scène. »
La scène, voilà la différence de Sergent Garcia dans la belle équipe de France des groupes de fusion amérindienne. Pendant que Manu Chao redouble d’hésitation dans la formule à adopter pour défendre ses chansons en concert, que la puissance de P18 reste tributaire de la présence ou non de leur leader cubain Bernard Teuntor, le Sergent occupe le terrain, sillonne les routes sans crainte et exporte sa joie de vivre sur les terres natales espagnoles où, là-bas aussi, toute une génération se réapproprie une musique interdite par quarante ans de franquisme et pendant longtemps jugée comme une sous-culture des colonies : « En Espagne, après des années techno, la jeunesse commence à être sensible à ces musiques d’Amérique du Sud. Aujourd’hui, il y a un regain d’intérêt pour la richesse de la culture andalouse, cette rencontre entre des peuples arabes, juifs, chrétiens et gitans qui a généré la musique arabo-andalouse, les traductions d’auteurs grecs par les Arabes. Au Pays basque, le phénomène est très important. La jeunesse a toujours été en relation avec Cuba et les mouvements révolutionnaires d’Amérique centrale à l’époque où il y avait une forte revendication d’indépendance dans les années 70 et 80. Les gens ont gardé des attaches profondes avec cette culture d’outre-Atlantique et on commence à le sentir aujourd’hui dans la musique des anciens Negu Gorriak qui travaillent énormément avec les musiciens cubains. Et puis l’Espagne est un pays où on sait faire la fête, donc très fatigant. »
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Sergent Garcia. Un Poquito quema’o (Labels).
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