Groupe anglais le plus fascinant sur scène actuellement, le Beta Band quitte parfois l’apesanteur cinglée de ses concerts pour faire étape en studio, avec un devoir absolu de nouveauté. D’où la démarche difficile à suivre d’un premier album extraterrestre et péplum, où les mots psychédélisme, pop, dub, rap, funk, folk ou blues appartiennent soudain à une langue morte.
Un vrai capharnaüm : des trucs branchés à qui mieux mieux, des réglages encore jamais osés dans le rock, des idées absolument pas reconnues par la convention de la pop, des accélérations et des ralentissements à peine admissibles par l’organisme. On pourrait vous décrire en ces termes ce à quoi ressemble effectivement la scène lors d’un concert de Beta Band, mais non : là, on décrit le cerveau tout détraqué de Steve Mason, chanteur et musicien du groupe.
Un foutoir impensable où tout se bouscule, se télescope, se bastonne, fornique à la mort. Et le pire, c’est que des cerveaux comme ça, pleins de déviations, de ponts coupés, de passages secrets et de toboggans, il y en a quatre chez Beta Band, où tout le monde est chanteur, musicien et martien. Inutile de préciser qu’une conversation avec ce grand orchestre de psychédélisme hurluberlu risque d’atteindre en quelques secondes la quatrième dimension et que l’on peut, très vite, se sentir exclu. Pas forcément au nom d’une agressivité et d’une arrogance que certains ont un peu trop vite diagnostiquées chez ces Ecossais : seulement, il faut savoir nager en apnée pour suivre le groupe au plus profond de ses élucubrations, par des cheminements de pensée absolument pas fléchés.
Ne pas s’offusquer, donc, des silences mortels qui sanctionnent les quatre ou cinq premières questions : en autodéfense, le groupe s’étonne qu’on lui cherche ainsi des poux dans la tignasse et préfère fermer fenêtres et volets les voleurs de couleurs n’ont qu’à passer leur chemin. Mais c’est en passant par le soupirail en l’occurrence, celui de la maigre bibliothèque du groupe que l’on parviendra à se faire accueillir chez Beta Band. En évoquant, au hasard Balthazar, le livre d’Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes, et sa hiérarchisation des castes. On savait, souvenir d’agitation de jeunesse, qu’Epsilon était proche de la lie de la société. On demande donc à Steve Mason où se situe Beta sur l’échelle des valeurs. Sous son bonnet de toile, un sourire perce enfin : chouette, on est invité à faire partie de la secte. « En Angleterre, personne ne s’est rendu compte que notre nom venait de là… Les journalistes préfèrent nous demander ce que l’on prend au petit déjeuner… Ce livre a été fondamental pour moi, pour mon détachement du monde. En le lisant, j’ai eu la confirmation de ce que j’avais toujours soupçonné. J’étais déjà pessimiste, ça n’a rien arrangé. »
Ceux qui ont eu la joie de connaître cette expérience que constitue un concert de Beta Band le confirmeront : c’est à l’élite que ce groupe appartient. Selon les castes établies par Huxley, il aurait donc dû s’appeler Alpha Band. Inutile d’ailleurs de parler de concert, cette morne routine calibrée, pour raconter ce qu’on a la stupeur de découvrir sur scène : quatre types possédés par leur musique, emportés par leur vaudou doux, plus Foudre Bénie que Hendrix. Là, le Grateful Dead chicore la drum’n’bass, le Velvet archi-camé du 69 live chante Ecstasy plutôt qu’Heroin, Syd Barrett est devenu totalement lapin chez Lewis Carroll, Lee Perry découvre le folk, Sly Stone chante Pet sounds… On ne plaisante qu’à moitié. « J’écoute beaucoup de hip-hop, mais je n’y entends pas la même chose que la plupart des gens. J’ai une énorme discothèque, mais les liens avec chaque disque sont personnels. Lee Perry, Sly & The Family Stone, voilà des gens chez qui j’entends des messages personnels. »
Ocean Colour Scene, Oasis et Cast au sommet des charts : au milieu des années 90, l’Angleterre avait beau s’être débarrassée de sa droite, le parti conservateur tenait toujours les rênes de la musique. « Un vrai fascisme, commente sèchement Steve Mason. Tout le monde voulait vivre dans les sixties, ils pensaient que l’Angleterre pourrait sauver le monde avec des guitares électriques. » Pas étonnant que, de Beta Band à Super Furry Animals, une génération entière se soit lancée en musique comme en religion, en réaction furieuse à cet immobilisme réac, à cet anglocentrisme pieux. Une génération souvent élevée sur le dance-floor, mais revenue au songwriting hippie-folk par la grâce des afters, ces descentes d’adrénaline sur canapé. Ainsi, Beta Band a beau jouer de la pop, du folk, du psychédélisme ancestral, ses outils sont ceux du dance-floor : samplers, beatboxes, platines. « Je veux que nos concerts ressemblent aux soirées où nous allions, plus jeunes : que tout le monde danse, s’abandonne, oublie ses inhibitions. Moi, j’aurais voulu être DJ, mais malheureusement les disques que je passais vidaient la piste. »
Un membre de Beta Band vient de parler à la première personne du singulier. C’est singulier. Car en se réfugiant systématiquement derrière le nous collectif et rassurant, en s’interdisant d’être autre chose que le simple et humble maillon d’une chaîne, chacun semblait, ici, avoir fait table rase de son passé, effaçant son disque dur perso au moment d’entrer dans les (dés)ordres. Mais puisque Steve Mason semble encore posséder quelques barrettes de mémoire vive, on visite ses archives. « Je viens d’un petit village d’Ecosse où la seule activité est le club de golf local. A part un copain, j’étais le seul gamin de mon âge à me passionner pour la musique, mais j’étais certain de ne jamais réussir à écrire une chanson. Les jeunes, là-bas, n’ont que deux activités au choix : tabasser les gosses de riches de l’université ou vandaliser la voiture des bourgeois du golf. Jusqu’à 20 ans, j’ai ainsi été farouchement opposé à toute idée de société. Puis je suis devenu indifférent, et ensuite, je me suis totalement détaché. Je passais alors mon temps à marcher dans les landes, en regardant mes pieds. Je suis devenu mécanicien auto, autant par dépit que pour obéir à mon père. Pendant quatre ans, il y a eu un trou noir dans ma vie, je me suis désintéressé de la musique pour m’immerger dans le cambouis. J’ai vendu la batterie et essayé de devenir le meilleur mécano de la terre. Mais j’étais jaloux à chaque fois que je voyais quelqu’un créer, s’exprimer… Et un jour, j’en ai eu assez. Mon seul copain, Gordon, m’a embarqué à Nice, où nous avons vécu de champignons hallucinogènes en faisant la manche. Nous allions voir des enterrements complètement défoncés (rires)… En rentrant en Ecosse, il m’a convaincu que j’étais capable de composer et je suis parti à Londres, où j’ai passé deux ans à écrire et jouer de la musique, sans répit. Je passais de phases suicidaires à l’euphorie, je n’ai trouvé mon équilibre qu’après avoir donné notre premier concert. Car enfin, j’avais un groupe, c’était du concret. »
La première fois que l’on vit Beta Band fut un choc rare, de ceux ressentis en voyant, dans des clubs aussi intimes, des Jeff Buckley, des Smiths, des Happy Mondays… L’impression d’assister enfin à de l’important la chair de poule face à des morceaux pourtant inconnus témoignant du choc. Déjà, le groupe possédait ses dévots, chantant avec exaltation l’hymne Dry the rain, les bras en l’air et le regard aux cieux. Depuis, son fanclub s’est étendu à ses pairs, de Jean-Louis Murat à Blur, dont le dernier album 13 évoque régulièrement ce relâchement, ces expérimentations élastiques. D’ailleurs, leur guitariste Graham Coxon avoue s’en être inspiré une confidence qui provoque l’accès de rage d’un Steve Mason jusque-là top-zen, limite lévitation. « Inspiré ?!?! C’est une façon polie de dire « voler », oui. C’est vraiment dégueulasse : ils sont riches, connus, ils peuvent sans vergogne piquer les idées d’un petit groupe comme nous sans que personne ne le remarque et en plus passer pour des innovateurs. Mais ce n’est pas grave : nous sommes déjà ailleurs. »
En s’interdisant de poser ses bagages, en s’imposant le surpassement et la surprise comme uniques règles du jeu, Beta Band risque d’être l’un de ces groupes que l’on ne retrouve que par hasard, à l’occasion, lorsque le chemin de ses élucubrations croisera le nôtre : rencontres soudaines, imprévues, intenses et passionnées. De la race aventurière d’un Tricky, d’un Eno, avec les égarements, le bullshit mais aussi les accès de génie qu’une telle exigence implique. Déjà, Beta Band a brouillé les pistes, froissé ses cartes, claqué très tôt la porte à la sécurité du couplet/refrain, laissant perplexes ceux qui avaient rejoint le groupe à l’époque de ses premiers maxis. C’était il y a deux ans, un siècle sur l’échelle Beta. « Nous sommes conscients du risque de perdre les gens en route, mais il nous est impossible de spéculer sur un son précis. C’est pour ça que sur le nouvel album nous nous sommes interdit de réfléchir aux concerts : sans la contrainte de devoir jouer ces chansons sur scène, nous avons pris plus de libertés et de risques. » Tant de risques et de libertés que la maison de disques du groupe a refusé de suivre l’idée d’un double album, pourtant terminé, où Beta Band avait enregistré la rue, la campagne, la cuisine ou la salle de bains pour une heure de collages difficilement décryptables sans drogues exclusivement disponibles dans la lande écossaise.
En restant parfois jusqu’à trois semaines d’affilée cloîtré dans des studios de la campagne anglaise, le Beta Band a donc enregistré là un disque autarcique, sans le moindre point de vue extérieur, un disque têtu et replié. Un disque rendu mauvais par l’enfermement, qui mord et divague, maltraite la facilité les refrains, les joliesses jusqu’au sadisme gratuit, vitriolant avec rage tout ce qui ressemblerait de près ou de loin à du déjà-vu. Ainsi ce rap insensé de présentation détaillée et absurde de la vie du groupe, au-delà du bien et du mal : The Beta Band rap. Une expérience d’écriture extrême qui, fatalement, laisse des plaies. Mais depuis l’internement en hôpital psychiatrique de Gordon Anderson, membre fondateur du groupe et initiateur de Steve Mason à la musique (drôlement remercié dans The Beta Band rap), les Ecossais savent aussi s’arrêter au bord du gouffre. « On aurait fini par se dégoûter les uns des autres si on était restés plus longtemps en studio. Une telle concentration ne peut être maintenue pendant des mois. On se serait vidés. C’est pourquoi nous avons produit le disque nous-mêmes : personne ne pourrait suivre notre rythme, notre méticulosité. Nous seuls comprenons où nous voulons aller, sans avoir besoin de le traduire en paroles. Nous sommes là pour défricher, nous voulons rester comme des inventeurs. »
De l’extérieur, à voir cette fanfare indolente jouer et batifoler sans discipline apparente, on accorderait pourtant au Beta Band une médaille en acide de je-m’en-foutisme érigé en règlement intérieur. Avec leurs plumes de chefs indiens, leurs boubous de princes africains, leurs barbichettes de (pata)physiciens, les quatre Ecossais prêteraient même à sourire s’il n’y avait, sur scène, cette foi palpable, cette manière assez effrayante d’habiter sa musique. Il faut les voir psalmodier, les yeux clos, leurs longues improvisations, s’échanger les instruments sans jamais perdre ce tempo, sans jamais émerger de leurs rêves chiffonnés, pour se convaincre qu’ici on ne triche pas. « Il ne faut surtout pas se fier à notre image. C’est juste une façon de dire « Ne prenez pas ces types au sérieux. » Ce qui ne nous empêche pas de prendre la musique très au sérieux. Nos concerts demandent, de notre part, un énorme investissement physique et mental : pas question de se contenter d’aligner les morceaux, il doit se passer quelque chose. Ça demande une concentration douloureuse. Si l’un de nous, au milieu d’un concert, se met à penser « Merde, au restaurant, j’aurais mieux fait de prendre des crêpes plutôt que du poisson », alors tout s’effondre. C’est pourquoi nous ne jouons pas souvent : les nerfs sont trop sollicités. Quand je reviens de tournée, chaque soir vers 9 h du soir, mon corps se réveille : il a ce besoin de monter sur scène, il réclame son adrénaline. »
Ces concerts que l’on jurerait improvisés, ces empilements de sons et d’images que l’on pensait aléatoires sont en fait la somme d’années de travail et de maniaquerie, une savante addition d’influences répondant à un devoir souverain d’innovation. Car si la matière même de ces chansons est particulièrement malléable, autorisant le groupe à tous les dérapages, tous les changements de dynamique, elle est aussi incroyablement solide, tissée à la main par ces faux oisifs, ces faux oiseux. On sait, par exemple, que le groupe passera, après cette interview, plus de six semaines en studio pour adapter à la scène la musique de son nouvel album un rodage déjà appliqué il y a deux ans aux anciennes chansons, pourtant déjà éconduites du répertoire d’un groupe qui a banni la nostalgie de son vocabulaire. « Nous ne voulons pas nous installer dans une relation routinière avec nos chansons. Alors on les vire dès qu’on a l’impression d’en avoir fait le tour. Une chanson comme Dry the rain était en train de devenir notre hymne sur scène : une bonne raison de lui faire la peau. Pour la survie du groupe, rien ne serait pire que de travailler dans la sûreté, avec des filets. »
Pas étonnant, dans ces conditions, d’entendre au détour du cinglé Round the bend Steve Mason susurrer ces mots insensés : « Il y a une minute, j’écoutais les Beach Boys/Wild honey, sûrement pas leur meilleur album/Mais c’est quand même pas mal/Ils ont de drôles de petites chansons d’amour/Mais ce n’est pas entièrement produit par Brian Wilson, ce n’est donc pas aussi bon que Pet sounds« … Loin de la vénération bigote qui fait qu’en Angleterre chaque mois voit la naissance d’un petit Dolly frisé et inoffensif cloné sur les moutons de pochette de Pet sounds, le Beta Band a retenu des Beach Boys cette façon unique d’expérimenter sans filet sur la mélodie. Un art de l’équilibre qui fait qu’une chanson peut être joyeuse ou ténébreuse, lisse ou rêche, opaque ou lumineuse suivant l’angle d’où on l’observe.
Ne reste désormais plus à Beta Band qu’à apprivoiser en studio la sauvagerie douce, l’ivresse contagieuse de ses concerts. Car plus encore que le 3 eps’ de l’an passé (compilation étonnamment cohérente et inspirée de singles que rien, a priori, n’aurait jamais dû rassembler), ce premier véritable album est trop gourmand dans sa quête de différence : une centaine d’écoutes seront nécessaires à son escalade effort beaucoup trop exigeant, épuisant même. « Tout ce que je veux faire est aller aussi loin que possible », psalmodie Steve Mason sur le même Round the bend. « Voir des choses que je n’ai encore jamais vues. Comme les pyramides (…). Mais je suis tellement parano que je ne peux même pas me déplacer jusqu’au supermarché, alors l’Egypte… » On comprend pourtant cet album pharaonique, glouton de sons et d’expériences, ne repassant jamais deux fois au même endroit, larguant en vol les étiquettes qui avaient tenté de s’accrocher courageusement au dos de ces mélodies acrobates. On comprend aussi l’architecture parfois inaboutie, bancale de ces chansons à tiroirs, l’urgence et le devoir qu’il y avait de sauter du coq à l’âne, l’incapacité à se concentrer de ce groupe trop voltigeur pour se laisser clouer au sol par la pesanteur du studio. « Je décolle/C’est la première fois que je suis conscient que des gens vont me voir décoller, voler et atterrir… », dit le très space Dance o’er the border.
Cet été, plus encore qu’avec ce premier album aux soutes un peu trop bordéliques et remplies, c’est sur scène qu’il faudra assister au décollage de Beta Band, quand le groupe retirera enfin les commandes à son cerveau pour les confier à son instinct. Rase-mottes interdit, mais loopings et piqués en pagaille. Plus qu’un concert, un meeting aérien. On est prié d’apporter ses jumelles : parfois, The Beta Band décolle si haut qu’on ne peut plus le suivre à l’oeil nu.
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The Beta Band (Regal/EMI).
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