En faisant entrer dans son tram ce que le cinéma ne filme plus assez, Les Passagers réussit un état des lieux aussi lucide qu’enchanté : un bijou politique et secret, collectif et intime.
Il y a quelque chose d’originel dans Les Passagers. Dès les premières images, on pense aux « vues » des opérateurs Lumière qui plaçaient leurs caméras sur des gondoles, bateaux, trains et tapis roulants pour restituer aux spectateurs des salles de spectacles les mouvements de la contemplation du monde inventant ainsi le travelling, qu’il soit latéral, arrière ou avant, voire circulaire. On songe aussi à la phrase légendaire d’Orson Welles lors de sa première visite aux studios de la RKO : le cinéma est le plus beau train électrique dont un enfant puisse rêver.
En grimpant dans le tramway qui relie Bobigny et Saint-Denis, Jean-Claude Guiguet s’est situé des deux côtés à la fois : du côté de la prise directe sur la réalité sociale et du côté de la machine-cinéma, la seconde servant à révéler la première, la première ne pouvant s’incarner que par la seconde. Car Les Passagers fait la preuve que loin d’être un malade exsangue, le cinéma peut encore dire l’humiliation du travail, la maladie de la solitude ou l’incertitude des désirs. Le film de Guiguet démontre que lui seul peut encore le faire, à condition d’avoir l’ambition d’embrasser un champ beaucoup plus vaste et complexe que celui du robinet télévisuel, pourvu qu’il sache substituer à la pauvreté des images répétitives un réseau ordonné d’intrigues et de personnages, de mises en spectacle et d’observations incisives, de digressions soudaines et de commentaires pertinents.
Si Les Passagers est un grand et beau film, c’est qu’il laisse la porte du tramway ouverte à tout ce que le cinéma renonce trop souvent à filmer, tout en ayant soin de l’ordonner en une forme éclatée et tenue. La composition du film importe plus que son « message ».
Que dit Les Passagers, quel est son constat ? Que « la planète est malade », que les méfaits s’accumulent, que les machines nous asservissent plus qu’elles nous libèrent, que les imposteurs sont légion, que tout ça finira par mal se terminer, dans le désespoir le plus noir : « Y’a pas de mystère, on va droit à la catastrophe. » On le dit, on le lit, on le répète, on l’assène, tellement et si souvent qu’on arrive à oublier qu’on le vit. Avec Véronique Silver en coryphée d’un choeur d’angoisses et d’espoirs, Guiguet fait des Passagers un mouvement vers l’intime un passage, justement.
Au lieu de se contenter de sa tentation didactique de cinéaste en colère ou d’idées générales qu’il s’agirait de démontrer en les faisant porter par des personnages, il peuple son film d’innombrables silhouettes perdues puis retrouvées. Un geste amoureux, une scène banale ou un délire verbal leur suffisent pour exister, et ainsi entraîner Les Passagers vers un état des lieux aussi lucide qu’enchanté. La permanence du passage du tramway, dont on s’éloigne sans arrêt pour mieux y revenir, sert de repère, d’élément unificateur à ce kaléidoscope de chassés-croisés.
En filmant la mauvaise humeur quotidienne, la révolte qui couve ou les friches industrielles mal cicatrisées de ces banlieues qu’on croit connaître, Guiguet ne cesse de proposer des pistes de réflexion, des embryons de fictions, des esquisses de rêves. Fidèle à son lyrisme naturel de cinéaste tenté par le mélodrame du quotidien, il parvient à rendre bouleversante une scène de masturbation, légère et naturelle une conversation de cinéphiles cyclistes, et tendrement gênante une fable de La Fontaine. Le redoutable « effet de réel » n’a pas sa place ici.
En mixant les formes de représentation (la comédie musicale, le théâtre, voire le café-théâtre), Guiguet rend son film d’autant plus efficace qu’il le pousse vers le secret de l’intime, le fait insensiblement passer du trop général au très particulier. C’est pour cela qu’il s’écoute si bien, qu’on y entend à la fois la force dénonciatrice de la complainte et la joie intacte de faire du cinéma.
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Les Passagers de Jean-Claude Guiguet, avec Véronique Silver, Fabienne Babe, Philippe Garziano, Bruno Putzulu, Stéphane Rideau, Gwenaëlle Simon, Jean-Christophe Bouvet, Marie Rousseau..
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