Le tramway de Jean-Claude Guiguet est une formidable petite machine qui traverse toutes les stations du cinéma, qui fait se croiser autant de personnages que de fictions possibles : Les Passagers fusionne avec bonheur lyrisme et cri de rage, beauté des formes et contenu politique. Rencontre avec le chef de gare, qui évoque tous les aspects d’un film réussissant ses nombreux et difficiles défis.
Jean-Claude Guiguet s’est d’abord fait connaître comme écrivain du cinéma, passeur amoureux de Renoir, Grémillon, Ophuls, Sirk, Mizoguchi, avant de « sauter le pas », de traverser le miroir pour devenir cinéaste. Ce furent Les Belles manières, mélodrame moderne, puis Faubourg Saint-Martin, romance populaire déployée en superbe plans-séquences.
Artiste totalement au service de son art, Guiguet n’aligne pas les films pour « faire carrière », mais les entreprend uniquement quand les circonstances sont favorables et quand la nécessité intérieure fait loi. C’est pourquoi plusieurs années s’étaient écoulées jusqu’au Mirage, splendide mélodrame pétri de romantisme allemand, chevauchant vaillamment ce que Douglas Sirk appelait la frontière ténue entre le ridicule et le sublime. Poète sensible du cinéma, Guiguet est aussi un homme en colère, un insurgé perpétuel presque par hygiène de l’esprit, un guerrier en révolte tant que la connerie existera. Les Passagers est fait de cette coexistence entre mélodrame et matière sociale, opérette burlesque et état des lieux de notre monde, romance enchantée et cri de révolte. Le tramway Guiguet traverse les stations du cinéma et celles de la vie : en voiture tout le monde !
Jean-Claude Guiguet Pour Les Passagers, tout est parti de visites que je devais faire dans un hôpital de banlieue. On m’avait conseillé de prendre le tramway, la ligne Bobigny-Saint-Denis. Il m’a immédiatement séduit. Je sortais du Mirage, il me fallait envisager un nouveau film… Enfin, moi, j’envisage sans jamais savoir où je vais. Bref, ce tramway traversait une zone urbaine, singulière, bizarre, avec toutes sortes de lieux hétéroclites : le cimetière immense d’un côté, les hôpitaux de l’autre, les églises, les lycées, les stades, toute la friche urbaine banlieusarde… Je me rends compte que je n’invente rien. Je n’ai pas d’imagination, je suis un pauvre travailleur ; et à partir de cette réalité intime, l’idée d’un tram parcourant une série d’existences plus ou moins glorieuses est née. Tout bêtement.
Le tram est un objet très cinématographique, presque une figure structurelle du film avec ses déplacements/travellings, ses entrées et sorties de personnages, ses stations.
Ce tram était une trouvaille, inattendue et hasardeuse. Le premier travelling de l’histoire du cinéma, c’est le train. J’avais donc la perspective d’avoir un travelling permanent. J’ai beaucoup travaillé sur le plan fixe mais, après Le Mirage, je me suis rendu compte d’une sorte de lassitude du plan fixe. Je réfléchissais à un moyen de continuer à faire des plans fixes tout en ayant le mouvement. Le tram est idéal de ce point de vue. Après, on peut dire aussi que le tram est une métaphore : le va-et-vient des uns et des autres, tous ces visages anonymes, quelques visages qui vont retenir l’attention, etc. Ensuite, je vais tirer quelques fils par rapport aux rêves intimes que ces visages déclenchent en moi.
Avez-vous été contraint d’abandonner à regret des choses qui « n’entraient pas » ?
Oui, mais les choses qui sont tombées ont été remplacées par des séquences imprévues par le scénario mais imposées par la réalité vivante du tournage. Je vais vous dire : moi, je filme un ouragan, un naufrage plutôt que le scénario écrit. Un naufrage où tout périt, une sorte de tourbillon où toutes les choses qui avaient été prévues sont renversées… En fait, je suis dans la nuit. Je rôde, je tâtonne dans la nuit et je sais que dans ces ténèbres se trouve quelque chose que je dois réussir à trouver mais je ne sais pas quoi. Par exemple, il m’était absolument indispensable et je ne savais pas pourquoi de trouver sur cette ligne un tunnel. Je ne l’ai pas trouvé en Seine-Saint-Denis, mais à Strasbourg ! Pour moi, il n’y a pas de film si je ne passe pas dans le tunnel après les premiers plans ! Ce tunnel est indispensable, c’est la matrice, c’est la nuit ! Je suis dans la nuit, et au bout d’une minute dix secondes, la lumière arrive au bout du tunnel, tel un écran de cinéma. Mais je n’ai compris l’utilité de ce tunnel que le film terminé. Et là, je me suis rendu compte que la lumière après le tunnel n’était pas la même qu’avant. Le tunnel et le dernier plan (j’ai fait ce film pour aboutir à ce dernier plan) sont deux visions nocturnes et le film est une parenthèse lumineuse entre les deux : mais cette lumière est-elle réelle ou imaginaire ? Je crois quand même que c’est une lumière malade, jusqu’au bout. Parce que le monde est malade, que quelque chose est en train de mourir sur place.
Vous dites « naufrage », mais c’est un naufrage constructif puisqu’il en naît un film.
Au tournage, il y a une réalité vivante, concrète, qui est beaucoup plus forte que ce qu’on aurait pu prévoir par l’écriture. Un scénario, ce n’est rien ! C’est vraiment un pauvre squelette et on ne sait jamais quelle physionomie il aura. Mais ce squelette permet de démarrer, d’éviter le piège de l’improvisation qui est du non-cinéma.
Avez-vous tourné chaque épisode un par un, ou bien le tournage était-il enchevêtré ?
Ça s’est complètement enchevêtré et il le fallait. On croit qu’une scène se termine, mais en fait, elle se poursuit dans l’autre… Le film est constamment fait de ce tissage de situations d’une séquence à l’autre. Tous les fils que je tire sur la sexualité vont être regroupés dans une seule et unique séquence : le soliloque de Jean-Christophe Bouvet. En huit minutes, pour le coup, il va clore la question. Moi qui ai toujours rêvé de pouvoir faire rire, enfin, j’espère y être parvenu ! Je connais Jean-Christophe Bouvet depuis vingt-cinq ans et j’ai toujours été fasciné par tout son discours sur la sexualité. C’est quelqu’un qui navigue beaucoup, qui est plus riche que moi sur ce plan. Sa pensée a d’abord l’air délirante mais, dans la folie, il y a toujours des éclairs de lucidité somptueuse.
Le monologue parle de la non-différenciation sexuelle.
Je suis très perplexe sur tous les cloisonnements et toutes les catégories que le pouvoir, depuis le xixème siècle, a réussi à mettre sur la sexualité. Je trouve que c’est un moyen de répression, à partir du moment où on flanque des étiquettes. Quand on cloisonne, on contrôle, et la répression est là. C’est la fameuse intuition de Foucault, qui d’ailleurs était plus qu’une intuition, où il explique que c’est le plaisir de la traque, à partir du moment où on cherche une vérité de l’homme quant à son rapport au sexe.
Vos précédents films appartenaient à l’univers du mélodrame. Avec Les Passagers, aviez-vous envie de vous confronter à une réalité sociale très forte, très contemporaine ?
Oui et non. J’éprouve une allergie totale pour les « films de banlieue ». Le vérisme des banlieues, le chantage au social m’insupportent… Vraiment, je ne peux plus supporter ce genre de films je ne vais pas vous donner des titres, vous les connaissez mieux que moi ! Et pourtant, la réalité du monde dans lequel je vis m’intéresse. Un certain nombre de choses me révoltent et créent en moi un état d’insurrection permanent. Alors que faire ? Comment concilier la réalité du monde et le refus du vérisme social ?
Dans Les Passagers, vous avez réussi, par une sorte de lyrisme révolté.
Il y a dans le film un sentiment de résistance à quelque chose qui veut nous éliminer, nous foutre par terre impitoyablement… Une fois de plus, la balade dans la nuit a commencé. Ce film ne peut pas être un film militant dans la mesure où il n’est pas engagé. Si le film était engagé, j’aurais une vérité préconçue avant même de tourner. Ce genre de vérité préconçue est précisément ce qui m’insupporte dans ces films que j’exècre. La seule vérité que je cherche en tournant un film, c’est celle que j’ignore. Je suis parti comme ça, à tâtons, en essayant d’ouvrir des portes sans savoir quelle vérité se cachait derrière. Cette vérité est de l’ordre d’un sentiment, quelque chose de diffus, qui circule, qui traverse le film, qui passe dans les regards, dans un souffle, dans deux corps qui se frôlent, entre deux êtres qui auraient pu se rencontrer… Quel est le secret qui se cache dans les choses et dans les êtres ? S’il est attentif, rigoureux, vigilant, le cinéma est capable de s’approcher de ce secret. La notion de mélodrame est présente dans le film, à partir du moment où des forces destructrices cernent le tram et ses passagers, ce qui rend la vie extrêmement fragile. Or, le mélodrame est lié à l’éphémère. Notre passage dans la lumière du monde est si bref que c’est ce qui crée la beauté. Si on était inoxydable, il n’y aurait ni douleur, ni blessure, ni beauté. C’est la conscience de la finitude qui crée la beauté, c’est le dernier espoir.
Dans une séquence très théâtrale, des gens face caméra psalmodient contre le libéralisme économique. Le théâtre était l’un de vos axes de stylisation pour parler du social ?
Pour cette scène presque finale, le théâtre était le meilleur allié du cinéma. Je conçois très bien qu’on puisse être agacé par cette scène. A la limite, ni les spectateurs exigeants ni moi n’avons besoin de cette scène-là. Mais j’ai eu un souci de didactisme. Dans cette théâtralité, il fallait aussi que le cinéma ait sa part. Pour moi, cet espace est également cinématographique, c’est l’épure absolue du plan. Le cinéma peut féconder le théâtre et donner finalement quelque chose de cinématographique. Il y a une prise de possession de la théâtralité que le cinéma fait sienne. Chose que Manoel de Oliveira fait admirablement. Le théâtre n’a jamais été l’ennemi du cinéma, contrairement à ce que certains croient. Dans cette séquence de litanie, je voulais quand même arriver à l’énoncé suivant : dans un monde de concurrence, où cette espèce de barbarie de l’économie détruit l’homme, je voulais montrer je l’ai volé chez Hannah Arendt que le mécanisme de cette idéologie-là, cette façon de concevoir le monde, c’était le même fonctionnement que ce qu’avaient fait les nazis. C’est l’horreur mathématique qui a fait que le génocide juif était le pire de tous ; le mécanisme même de l’horreur du nazisme, c’est de transformer l’être humain en objet et de le détruire. Aujourd’hui, il n’y a plus de nazisme au sens littéral, mais il y en a un autre qui est en train de naître et qui est tout aussi meurtrier. Et beaucoup moins visible, donc peut-être plus dangereux. Cette fois, l’ennemi est tout à fait voilé.
Votre didactisme est franc, revendiqué, assumé.
Le didactisme, je le remarque dans tous les films que j’aime, chez Ozu, Renoir, Grémillon, Mizoguchi, chez John Ford n’en parlons pas, il y a toujours une séquence qui est ouvertement didactique, chez Rossellini… Donc, j’ai décidé de l’assumer, et comme Rosselini, je sais que ça irrite au plus haut point beaucoup de monde. Eh bien tant pis ! Moi, j’adore La Fontaine, il y a toujours une morale et personne n’oserait le traiter de rabat-joie.
Votre souci de stylisation semble constant dans le film.
Stylisation, absolument, parce que ça permet de faire l’économie du discours, c’est très important au cinéma. C’est comme le tramway, c’est une métaphore, la forme romanesque de l’idée. Dans le film, on ne parle jamais des walkmans, mais il y en a partout même la mère qui allaite au sein, son bébé avait un walkman. Ça me plaisait bien comme idée : dès le lait, on tète et on reproduit le mécanisme culturel de la mère.
La comédie musicale, la musique, les paysages urbains sont très présents, comme des pauses.
Ce sont des rimes dans le temps. Je prenais un terrain vague, un fil électrique, quelques immeubles, des lampadaires dans la nuit, mais c’était plutôt pour rythmer le film sur le passage du temps. Et la musique est très importante, il y a des voix, Léo Ferré, Patachou, la Cantate de Bach… Le film est fait sur un agencement choral des voix : voix parlées, chant, puis chant en groupe, et les litanies seront la parole parlée qui devient acte. Puis Léo Ferré va prendre le relais des litanies, avec Baudelaire Baudelaire a un siècle d’avance, tout ce qu’il dit dans le film tombe pile dans les plans que j’ai tournés. Mes deux grandes admirations ensemble, là j’étais sûr de réussir la fin du film. Moi, je suis à la fois Achille, je vis mes passions dans la vie, Hamlet, je doute de tout, Don Quichotte, je veux que mes rêves existent. Quand j’écris le scénario, je doute de tout et, en même temps, je mets tout ce qui me fait douter.
Comment se nourrit votre travail d’observation du quotidien ?
Je sors beaucoup, je suis toujours dehors. Ce film, c’est une dizaine d’années de notes prises dans mes carnets, et quand je cherche la matière pour alimenter mon scénario, je parcours à nouveau tout ça et je prends ce qui irait bien dans ce projet-là. Je prends beaucoup de notes, quand je lis, quand je regarde la télévision… J’ai des dossiers, des articles de journaux, et je compile : je sais que des choses vont me servir, je vais les organiser, les construire dans autre chose, pour les incarner dans une fiction. Sur mes étagères, il y a plein de documents. Finalement, je mourrai en n’en ayant utilisé qu’un millième, mais ils sont là.
Faire un film comme ça décharge-t-il votre colère ?
Oui, vraisemblablement. Parce que sans cette énergie-là, on reste un peu ronronnant. J’ai besoin d’être en colère. Je me lève tous les matins comme si je partais à la guerre. Laura Betti m’a dit que Pasolini aurait adoré ce film, parce que c’est un film qui désobéit toutes les secondes. Moi, je suis quelqu’un qui désobéit : sans doute que cette désobéissance est une source d’erreurs, mais peu importe, je préfère désobéir en me trompant que venir manger dans la main.
Parmi les cinéastes citoyens, comment vous situez-vous ?
Très mal. Je suis complètement perdu dans ces combats-là, parce que j’ai l’impression que je perds pied, je trouve que tout le monde a des raisons. Par exemple, sur le Kosovo, plus je lis et moins je comprends. La seule chose que je sais et qui me fait souffrir, c’est que la guerre est une défaite terrible de l’esprit humain et vraiment, qu’on en soit encore là aujourd’hui après tout ce qui s’est passé dans le siècle, que l’on n’ait pas pris conscience du miracle qu’est une existence humaine, c’est terrible. En fait, je fais des films pour ça. Pour dire que c’est tellement bref, la vie. Le but de la vie est le maintien de la vie, comprenons-le, il n’y a pas d’ennemis. Le dernier plan du film, c’est « Qu’est-ce qui nous attend au bout de la route ? » Des tombes sous la lune. C’est irrémédiable.
Vous ne vous assignez pas une responsabilité de cinéaste ?
Je pense que je témoigne dans les films que je fais, c’est une façon de lutter contre le mal qui est au monde et qui détruit sans relâche. La narratrice dit une phrase qui est de moi et que je revendique complètement : « Que de leçons mal apprises, que d’expériences qui ne servent à rien, que d’erreurs évitables jamais évitées. » Je suis accablé que rien ne change jamais.
Est-ce que Les Passagers a été fait contre Le Mirage ?
A tous points de vue. D’abord parce que c’est une commande des gens des Films du Losange, qui m’ont dit que Le Mirage était magnifique mais que j’allais souffrir, parce que les spectateurs d’aujourd’hui ne vont pas supporter un tel film. Et j’ai beaucoup souffert avec Le Mirage parce que je savais que j’aurais du mal à l’imposer. Effectivement, Les Passagers a été une réaction. En même temps, il y a chez moi la conscience que je dois toujours faire un film en me souvenant du dernier je reviens toujours sur la fin du film précédent. La fin du Mirage, c’est le passage de la vie à l’au-delà. Quelqu’un est mort et pourtant les choses continuent et tout renaît. Les Passagers devait prendre en compte ce dernier plan du Mirage. C’est quelque chose de très ténu, qui flotte en moi comme une espèce de réminiscence, à laquelle je n’attache pas plus d’importance que ça, mais qui est quand même à l’oeuvre dans le travail. Les Passagers, c’est « Est-ce qu’on n’est pas déjà dans un au-delà du monde ? est-ce que le film n’est pas, tout en étant physique et ancré dans la réalité, quelque chose de l’ordre de la métaphysique, d’une interrogation sur autre chose ? »
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