Drôle de titre pour un film dont le décor est la France paralysée par les grèves de décembre 95. Pour son troisième long métrage, Dominique Cabrera, la réalisatrice de L’Autre côté de la mer, a choisi d’écrire le scénario avec le sociologue Philippe Corcuff. A qui nous avons proposé de relater son expérience.Qu’un cinéaste fasse […]
Drôle de titre pour un film dont le décor est la France paralysée par les grèves de décembre 95. Pour son troisième long métrage, Dominique Cabrera, la réalisatrice de L’Autre côté de la mer, a choisi d’écrire le scénario avec le sociologue Philippe Corcuff. A qui nous avons proposé de relater son expérience.Qu’un cinéaste fasse appel à un sociologue, c’est plutôt rare. J’ai appris d’ailleurs que quand on dit « sociologique » dans les milieux du cinéma, c’est péjoratif. Cela renvoie à un écrasement des personnages sous les « stéréotypes sociaux ». Pourtant, ce qui se discute de plus novateur dans les sciences sociales depuis pas mal d’années sort justement de ces stéréotypes sur la sociologie. Le Mozart de Norbert Elias, le Heidegger de Pierre Bourdieu ou les investigations plus récentes initiées par Luc Boltanski et Laurent Thévenot sur la variété des modes d’engagement dans l’action tentent bien d’appréhender la singularité dans ses connexions avec les liens sociaux.
Quand Dominique Cabrera m’a demandé d’écrire avec elle le scénario de ce qui est devenu Nadia et les hippopotames, dont l’intrigue devait se dérouler en décembre 1995 parmi les cheminots, c’est aux défis de ces sociologies-là que j’ai pensé notamment. Bien sûr, des compétences plus classiques en sociologie étaient aussi sollicitées : j’avais fait ma thèse sur le syndicalisme cheminot et on allait pouvoir puiser dans les enquêtes qui avaient été menées dans le cadre du club Merleau-Ponty en décembre 1995. La fibre militante était également de la partie : quand nous avons commencé à écrire en février 1998, je venais de participer au mouvement des chômeurs à Lyon en tant que militant Sud Education. Les tensions entre sans-emplois et salariés à statut pendant les AG m’avaient marqué. Cela donnait une vue différente de 1995, un peu décalée. Comme les syndicalistes qui sont, dans le film, fragilisés par l’intrusion de Nadia « la paumée » (Ariane Ascaride).
Mais il ne pouvait s’agir ni d’un film directement « sociologique » ni directement « militant », car il devait répondre à un défi proprement cinématographique. Là j’étais nettement incompétent, et ma collaboration avec Dominique a constitué un véritable apprentissage, qui passait par un décrassage des routines propres au métier d’universitaire. J’ai progressivement compris que le cinéma ce n’était pas que des mots, mais surtout des images, des visages, des corps, des sons, des silences… On ne peut donc écrire pour le cinéma comme on écrit un article universitaire ou un tract.
Comment montrer la politique autrement ? Tel était le défi principal, balisé par nos insatisfactions de spectateurs : soit les vieux tropismes staliniens, pour lesquels l’histoire et les personnages n’étaient que les illustrations d’une thèse politique, soit le service minimum du « nouveau cinéma français », où l’action collective apparaît souvent comme un décor obligé sans vraiment affecter les personnages. On a alors entrevu un chemin étroit où le sociologique, le politique et le cinématographique pourraient se rejoindre. Comment se tissent les fils de l’intime et les fils du collectif ? Comment le cours de la vie ordinaire des individus est ébranlé par un mouvement social et comment une protestation collective est traversée de morceaux de vie singulière ? Ainsi, c’est la relation très personnelle avec son père qui contribue à faire éclater la langue de bois de Serge (Thierry Frémont) en AG, mais cela dans le mouvement même du « tous ensemble ». Ou, ce ne sont pas les catégories abstraites de « gréviste » et « non-gréviste » qui définissent Claire (Maryline Canto) et André (Olivier Gourmet), mais deux singularités aux attaches sociales qui se rencontrent.
Et les hippopotames ? Le rôle à contre-emploi de Sylvester Stallone dans Copland de James Mangold m’avait inspiré, dans un cours de philosophie politique à Sciences-Po Lyon, la notion d’éthique de l’hippopotame. Il me semblait réunir en un cocktail détonant le poids identificateur de la tradition, la raison critique propre à la modernité et la confrontation avec le scepticisme, voire le cynisme, propre à l’éclatement postmoderne. L’hippopotame, lesté par son volume, l’œil mélancolique et la colère intempestive, avait peut-être quelque chose à nous apprendre. Particulièrement face aux thuriféraires de « la mondialisation » libérale, qui nous veulent flexibles et allégés. Une éthique de l’hippopotame, non pas pour nous enfermer dans la nostalgie du passé, mais pour ne pas s’abîmer aux évidences du présent, en nous rendant disponibles pour un autre à-venir. Si le sens de 1995 est encore en jeu, pourquoi le cinéma ne pourrait-il devenir un instrument de recherche politique ?
Un Certain Regard, dimanche 16 mai.