« Les pianos, faut qu’ils soient dans la bonne pièce », déclare Waits dans son entretien promotionnel à propos de l’excellente présence de celui entendu sur Mule variations. « On a juste amené celui de la maison, un que j’ai offert à Kathleen il y a longtemps pour son anniversaire. C’est un Fischer qui vient de New York. On s’en sert pour attraper les gros morceaux. »
En revoyant récemment Heat, l’hymne de Paul Morrissey à la dégénérescence angeleno, j’ai repensé au piano coincé dans le cagibi qu’occupait Waits au Tropicana, où le film est presque entièrement tourné. La « chambre » était par-derrière, à côté des bennes poubelles. A cause des piles de journaux, des livres et du capharnaüm (tabourets, chapeaux, cannes, mais surtout chapeaux), le cendrier humain qu’on s’étonnait de trouver si jeune, si vif, et avec tant d’idées solides dans la tête, n’avait littéralement que la place de se tourner : pivoter sur son tabouret de piano pour, le moment venu, se glisser sur le matelas qu’on devinait sous le fatras. C’était, dans le genre, aussi réussi que sa voix à la térébenthine. On devinait qu’il avait dû travailler à son intérieur de façon aussi méthodique.
C’était en 76, 77. L’époque de son album Blue Valentine, peut-être. Juste avant la courte période Rickie Lee Jones. En tout cas, la piscine du Tropicana était encore bleue, elle ne serait repeinte en noir que trois ans plus tard, une fois Waits parti. West Hollywood n’avait pas dû faire son deuil que de Tom Waits, mais finalement du Tropicana Motel lui-même, ainsi que de toute sa bohème plus ou moins transplantée qui zonait sur les six blocs nord de Santa Monica Boulevard, jusqu’au Troubadour. West Hollywood est aujourd’hui Aerobic City by day, Boys Town by night.
« C’est devenu un theme-park, se plaignait déjà Waits en mars 82 quand on avait renoué connaissance, les gens venaient reluquer comme au zoo. » Il essayait d’expliquer sa récente bougeotte : il avait essayé New York, mais la greffe n’avait pas pris. Il habitait depuis quelque temps près de chez moi, sur Union, justement, tiens, chez sa femme. Qu’il avait connue à son retour, quand il écrivait les chansons de One from the heart pour Coppola au studio Zoetrope, où Kathleen était lectrice. Je le voyais de temps en temps acheter ses chapeaux chez Minette, un brocanteur par chez nous, sur Sunset. On s’était aussi croisés à Tulsa, un matin, sur le tournage de Rumble fish. Il était tenancier de pool hall et grommelait photogéniquement.
C’est donc à cette époque que j’ai connu le second piano. Il était dans la maison, une grande baraque victorienne en planches, délabrée mais confortable et aérée, à laquelle on accédait sur l’arrière par des escaliers en bois un peu traîtres. Ce piano était dans la petite pièce qui servait de bureau à Waits et dans laquelle, selon toute probabilité, il essayait de recréer le cocon du Trop’. Ce piano-là me donne encore des sueurs froides aujourd’hui. J’avais accepté, dans ma grande inconscience, d’aider un réalisateur de télé nommé Jean-Claude Arié à ramener des images pour Les Nouveaux samedis de TF1 (époque Sédouy). Comme beaucoup de gens de télé, Arié s’imaginait pouvoir disposer de Tom Waits comme d’un épouvantail ambulant qui servirait de premier plan à ses belles images. Waits m’avait tout de suite arrêté : « I don’t want to be in anybody’s movie… » Il chanterait un peu pour nous. Il causerait un peu dans la boutique de barbier que j’avais réservée. Il causerait un peu du film de Coppola et de ce qui lui arrivait en ce moment, son mariage, ses déplacements, son changement de direction (il venait de se séparer de son manager, Herb Cohen, au bout de douze ans, et s’apprêtait à laisser tomber ses accompagnateurs attitrés et sa veine « romantique » pour quelque chose de plus cru et de plus dur, qu’on trouve aujourd’hui encore, magnifiquement, dans le sillon de ses Mule variations), mais c’était TOUT.
Kathleen s’amusait de notre déconfiture et des ronchonnements de son homme. « Vous inquiétez pas, confiait-elle, il ADORE souffrir. » Elle savait sans doute qu’il se ferait avoir dans les grandes largeurs et passerait pratiquement toute la journée avec nous. Heureusement, ils ont enregistré la musique d’abord. Dans la maison. Dans la petite pièce. Arié avait déplacé le piano pour coincer le bassiste derrière. En bon réalisateur, il avait tout de suite repéré le diplôme d’une académie de musique quelconque au nom de Thomas Waits et, pas gêné, l’avait fixé sur une vitre avec du scotch de machino. Le foutu truc s’est décollé au milieu de la meilleure prise de Closing time. Tension. Pour détendre l’atmosphère, Arié suggère à Waits « Vous pouvez fredonner, si le coeur vous en dit. » « Je fredonne pas », réplique l’autre un peu sèchement.
Il pleuvait des cordes ce matin-là. Il avait fallu éclairer, au risque de faire péter les plombs de la vieille baraque. Les cordes du piano aussi faisaient de la pleurésie et couinaient tout ce qu’elles savaient. Le preneur de son faisait la tronche. Préférant couper à ce tord-boyaux familier aux équipes télé mais toujours insupportable, j’ai préféré accompagner Kathleen faire une course. La batterie de sa Volvo était à plat. On était loin de la Thunderbird qu’on voit sur la pochette intérieure de Blue Valentine. Une Volvo, c’est pire qu’un cercueil pour un Américain né à Imperial City, le bled près de Tijuana qui sert d’auto-park à San Diego (« Imagine un long boulevard de vingt bornes avec rien que des concessionnaires de bagnoles, t’as Imperial City. »)
Leur chien Chewy était du voyage. Kathleen Brennan avait une touche à séduire John Ford, et pas qu’à cause de son nom irlandais. Elle était aussi, déjà, l’anti-Yoko-Linda. Elle n’était pas encore aussi précieuse à Waits qu’elle le deviendrait plus tard, à partir de Swordfishtrombones, quand elle commencerait à collaborer sur les chansons. Mais elle connaissait le chemin. Le « diamant qui veut rester charbon » de Black market baby, c’est évidemment elle. On allait chez Minette chercher le nouveau chapeau de Tom, annonçait Kathleen. L’artiste refusait absolument de se laisser interviewer sans son chapeau.
Waits avait changé, c’était évident. De gueule, de registre. D’ambitions. Il était plus beau, plus jeune, il avait l’air plus heureux. « J’aspire à une certaine invisibilité. » Pour le tournage de l’émission, il avait été servi. D’abord le barbier que j’avais sélectionné, un vieil alcoolo qui ressemblait à Lon Chaney, avait les mains qui tremblaient tellement que le chanteur refusa catégoriquement de se laisser raser par lui. Une coupe de douilles, alors ? Kathleen veut pas qu’on y touche. Juste un peu sur le dessus, il fera semblant de désépaissir. C’est ainsi qu’on a réalisé l’interview la plus éprouvante, snip, snip, et l’autre qui regardait les cheveux tomber d’un air mauvais, snip, jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus finalement et se sauve en courant, emportant tous ses résidus pileux dans son chapeau. On l’a pourtant rattrapé et il lui a fallu encore faire quelques prestations, celles qu’il avait prévenu ne pas vouloir faire. Arié a peut-être fait de belles images. Je ne sais pas. Je n’ai jamais vu l’émission. On a filmé devant le Sunset Bar, qui avait un vrai coucher de soleil en néon et des ajours en brique de verre. Aujourd’hui, c’est un parking de restaurant, tout comme l’épicerie à côté, qui avait ces néons sensationnels, avec les petites voitures qui avançaient lumineusement. Partie aussi, la maison de Kathleen sur Union, plus qu’un tas de contreplaqué mochard et des décombres ; une gazinière couchée sur le côté. Un sèche-linge éventré. Closing time en plein.
Le troisième piano est peut-être le même que celui dans la maison sur Union, le Fischer amené et installé sans façons dans le studio-grange à poulets de Prairie Sun. Je ne sais pas. Je n’ai pas demandé. Mule variations est le premier disque de Tom Waits que j’écoute depuis quatorze ans. Mais je m’y retrouve complètement. De toutes les paroles géniales sur Mule variations, mes favorites sont quand même cette exhortation à descendre de croix pour faire du bois de chauffe : « Get off the cross/We can use the wood. »
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