David Cronenberg revient avec son nouveau film à ses premières amours futuristes : ambiance de guérilla urbaine, conflit entre intégristes du réel et chantres d’un nouvel art virtuel : une « eXistenZ » existentialiste, mais aussi un jeu aux connotations très sexuelles.
Au-delà du réel
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EXistenZ est le nom d’un jeu virtuel, mais aussi le titre du dernier film de David Cronenberg. En renouant avec l’écriture d’un scénario original, pratique qu’il avait abandonnée depuis Vidéodrome (1983), Cronenberg jette un regard rétrospectif sur toute son oeuvre. Non avec l’illusion de l’améliorer elle n’en a nul besoin ou la volonté de la critiquer avec la hauteur que confère la maturité, mais seulement pour proposer un nouvel état des lieux de l’imaginaire qui en accuse la parfaite cohérence : « Où en est-on avec le cinéma ? Qu’est-ce qu’une image aujourd’hui ? En quoi la position du spectateur a-t-elle changé ? », semble se demander le prochain président du jury du Festival de Cannes.
Plutôt que de refaire Rage (1976) ou Frissons (1970), Scanners (1981) ou Vidéodrome, Cronenberg accuse l’impossibilité de leur reproduction. Partagé entre sa fascination pour de nouveaux territoires à explorer et son instinct de grand moraliste puritain, Cronenberg livre un film écartelé. Collé à la glaciation de son sujet, pur jeu de surface apparemment dénué de la moindre profondeur, eXistenZ épouse le jeu plus qu’il ne le glorifie ou le condamne. Film-jeu plutôt que film sur le jeu, eXistenZ a aussi du jeu, comme on le dit d’une machine toujours sur le point de se détraquer. Il peut se lire autant comme un fervent hommage aux Straub que comme une charge ironique contre l’idée même de matérialisme.
Mais même s’il abandonne le lyrisme tordu de Crash (1996) pour une apparente modestie de l’image pauvre, Cronenberg continue d’enfoncer le même clou, celui du corps comme lieu de passage absolu : machine désirante à l’indépassable sophistication, à la fois calice, nourriture et prison. Si les points de départ et d’arrivée n’ont pas beaucoup changé depuis ses premiers films, le voyage qu’initie Cronenberg n’est jamais tout à fait même ni jamais tout à fait autre. Chaque vague charrie de nouveaux trésors.
Frédéric Bonnaud
Avec eXistenZ, vous renouez avec un cinéma de genre mêlant fantastique et SF que vous aviez un peu délaissé après Scanners et Vidéodrome.
David Cronenberg J’avais tout simplement envie de traiter ce sujet particulier. Et comme personne n’en avait eu l’idée avant moi, il a bien fallu que je l’écrive. J’ai d’ailleurs été surpris de voir que cela faisait si longtemps que je n’avais pas écrit de scénario original ! C’est le premier depuis Vidéodrome. Voilà pourquoi il n’est pas étonnant que je retrouve un type d’imagerie que j’avais abandonné. En fait, je ne pense pas l’avoir abandonné. Je n’ai pas l’impression d’être revenu en arrière. Je ne planifie rien. Les projets viennent les uns après les autres. J’ai fait Le Festin nu parce que j’avais toujours admiré Burroughs. Crash était plus une surprise : je n’avais pas pensé à l’adapter. M. Butterfly était un projet complètement différent, tiré d’une pièce de théâtre. Chaque projet est spécifique et accidentel.
De Faux-semblants à Crash, vous avez exploré une veine plus mentale et plus abstraite. Vous n’aviez pas envie de poursuivre dans cette direction ?
C’est drôle parce qu’aujourd’hui quelqu’un a cité une phrase de moi disant qu’avec Crash j’étais allé le plus loin possible. Mes idées sont là en permanence, à ma disposition. Je peux y revenir quand j’en ai envie. Vous pensez peut-être de manière linéaire. Je pourrais dire que vous avez une conception victorienne, que vous voyez l’art comme une longue marche vers le progrès. Moi, je ne raisonne pas sur un mode victorien. Ma pensée ressemble à une mosaïque. Je ne vais pas en avant, en arrière ou sur le côté. Par contre, quand on m’a proposé de faire un remake de mon premier film, Shivers, là j’ai pensé que ce serait une régression.
Ça ne vous gênait pas de revenir à la série B, aux effets spéciaux ?
Non, parce que ça reviendrait à considérer que mes premiers films étaient infantiles. Je sais qu’il y a des cinéastes qui pensent ainsi. J’ai lu des interviews de Wes Craven où il disait qu’il se sentait prisonnier d’un genre et que, maintenant qu’il avait eu du succès avec Scream, il allait tourner un vrai film d’auteur. Moi, je ne pourrais pas dire ça. Je ne fais pas de stratégie, je ne raisonne pas en termes de progrès. Et puis, les choses qui m’intéressent dans eXistenZ sont assez abstraites.
Dans le film, les méchants sont les Réalistes. Mais d’un autre côté, l’univers virtuel est un piège. Dans quel camp vous situez-vous ?
Je ne prends pas parti, je raisonne comme un scientifique qui mène une expérience. J’examine ce qui se passe. Je suis du côté de la philosophie du film, qui dit que nous devons créer notre propre réalité. Pour moi, toute réalité est virtuelle, alors on peut choisir sa réalité. Donc, dans un sens, je suis neutre. Je suis un peu l’ONU. Mais comme le film s’inspire en partie de la lutte des intégristes musulmans contre Salman Rushdie, je suis aussi du côté de Salman Rushdie. Pour moi, la liberté de créer est absolument nécessaire. Dans le film, les Réalistes donnent l’impression que tout ce qui ne correspond pas à leur définition de la réalité est mauvais pas seulement les jeux vidéo, mais tous les arts, toutes les interprétations métaphoriques de la réalité. Bien sûr, je suis contre cette conception. Le simple fait que je fasse des films le prouve.
L’intégrisme musulman est un danger pour l’art ?
Je sais qu’à Téhéran je serais un homme mort. Je ne pourrais pas vivre en tant qu’artiste dans n’importe quel endroit du monde. Le cas de Rushdie l’a montré très clairement. Ce serait une folie d’aller à Téhéran pour y montrer un film comme Crash. Mais Rushdie n’est même pas allé en Iran, ce sont les Iraniens qui se sont lancés à ses trousses. Ça, c’est nouveau. Maintenant, si je montre Crash à Toronto, quelqu’un peut me dire « Je vais envoyer des gens de Téhéran pour vous tuer. » C’est très différent. Tous les artistes occidentaux ont dû se poser ce genre de questions à cause de Rushdie. Pour les intégristes, la tolérance, la liberté d’expression, la subtilité, la métaphore, l’ironie n’existent pas. En lisant Rushdie, ils se sont sentis immédiatement attaqués, insultés. C’est un vrai conflit de réalité. Pour certains orthodoxes, Dieu a fait l’homme à son image, mais on ne doit pas représenter Dieu. Donc on ne peut pas représenter les hommes non plus. Si l’art ne peut plus représenter les hommes, il est mort. Les Réalistes disent que l’art est une déformation de la réalité, qu’il interfère avec la compréhension de la réalité et qu’il doit être banni. Si une secte intégriste comme celle-là existait, elle provoquerait d’énormes conflits. Les Réalistes sont comme les censeurs qui pensent qu’on croit et qu’on imite tout ce qu’on voit à la télévision. J’ai souvent entendu ce type de réaction à propos de Crash. Ted Turner a voulu interdire Crash (à la télévision) en alléguant que ce film pouvait avoir une mauvaise influence sur les adolescents, qu’il allait les inciter à faire du stock-car, à provoquer des accidents. Mais je ne pense pas que c’était la vraie raison de l’interdiction. Je crois qu’au fond de lui-même Turner était très mal à l’aise. Les gens ne sont pas si simples, même pas les enfants… Ils sont bien plus complexes et sophistiqués que cela. On filtre les choses qu’on voit, on les incorpore à notre vie de mille manières complexes.
Dans eXistenZ, les adeptes de l’art virtuel forment également une sorte de secte. La religion vous fascine ?
Les croyances m’ont toujours intéressé. Il y a des gens qui mettent beaucoup d’énergie pour inventer des réalités très sophistiquées. Quand on est catholique, on est élevé dans un système très complexe avec des prières, des saints, une iconographie, des églises, un pape, des évêques… Pour les catholiques, c’est très réel, mais je peux bien dire tout d’un coup que tout cela est faux, et hop, ça n’existe plus. Cela me fascine. Ce qui m’intéresse, c’est le processus par lequel les gens créent une nouvelle réalité. La religion n’est qu’un exemple. L’art peut en être un autre. J’ai avant tout envie de regarder comment cela fonctionne. Je ne veux émettre aucun jugement de valeur. C’est au public de décider si c’est horrible, excitant ou normal. Je me demande comment un catholique très pratiquant réagira en voyant la Mission cathodique dansVidéodrome. Peut-être qu’il pensera que c’est une bonne chose.
En disant que chacun doit créer sa propre réalité, vous vous référez à l’existentialisme sartrien ?
Oui, je suis tout à fait en accord avec les conceptions existentialistes de la vie. Notre vie est très courte, nous mourons, et la mort est absolue. Nous n’avons pas beaucoup de temps pour tout comprendre mais, en même temps, nous sommes constamment obligés de faire des choix. C’est absurde, mais pourtant c’est la vérité. Il n’y a pas de dieu, pas de religion. Bien sûr, tous les existentialistes ne disent pas ça. Il y a des existentialistes chrétiens, comme Kierkegaard. Sartre a dit que l’homme était condamné à être libre. C’est une terrible responsabilité, mais c’est aussi la vraie liberté. Une telle liberté dépasse sans doute tous les désirs humains. Je parle de cela dans le film. A un moment, Ted Pikul, le personnage joué par Jude Law, dit « Je n’aime pas être ici. Nous avançons à tâtons dans un monde informe dont nous ne connaissons pas les règles, ou qui n’a même pas de règles, et nous sommes à la merci de forces inconnues qui cherchent à nous détruire sans que nous sachions pourquoi. » Ça, c’est Heidegger. C’est vraiment comme ça que les existentialistes décrivent la vie humaine. Je partage ce point de vue.
eXistenZ n’annonce-t-il pas un futur proche où la technologie permettra à la fiction de s’immiscer dans la vie quotidienne ?
Je pense que nous mêlons constamment la fiction et la réalité pour créer la réalité. Les nouvelles technologies proposent des méthodes différentes, mais le concept et le processus sont les mêmes. Toutes les religions, les arts, la musique, le drame ne font que créer des mythologies et leur donner une forme, un sens. Pour les existentialistes, l’univers n’a pas d’autre sens que celui que nous lui donnons. Nous sommes responsables du sens de notre vie. Nous pouvons aussi dire que la vie n’a pas de sens. C’est très bien si on peut vivre avec cette idée. Quant au cinéma, il n’existe que depuis cent ans. Je pense que les nouvelles technologies vont rapidement nous permettre d’inventer de nouvelles formes d’art. Les jeux vidéo, la réalité virtuelle, la simulation pourraient devenir des arts. Ceux qui rejettent les arts nouveaux sont ceux qui ont peur d’être dépassés et qui pensent que leurs créations ne pourront plus être accessibles. Pourtant on peut toujours lire les Odes d’Horace ou les oeuvres de Shakespeare. On peut se demander si on pourra voir les films de David Cronenberg dans le futur quand le DVD sera dépassé. Mais pourquoi s’inquiéter ? Un existentialiste sait qu’il n’existe pas d’art éternel, qu’aucun art n’est absolu. En fait, je suis tellement excité par les possibilités à venir que j’imagine de nouvelles technologies juste pour voir à quoi elles pourraient ressembler. Il me semble évident que la biogénétique va se développer. On fait actuellement des recherches dans ce domaine en médecine, dans l’agro- alimentaire, mais on peut également imaginer que la chair devienne un nouveau matériau artistique, que l’on se mette à créer de nouveaux organes, de nouveaux animaux. Bien sûr, c’est potentiellement dangereux, mais tout ce que nous faisons est dangereux.
Ici, le sexe semble se limiter à des prothèses. C’est moins sensuel que dans Crash.
C’est différent mais, d’un autre côté, beaucoup de gens trouvaient Crash froid. eXistenZ est un film très sensuel, à tous points de vue. Quand Ted Pikul mange des bestioles, nous avons l’impression de toucher, de sentir, de goûter. La sexualité, elle, utilise de nouveaux organes, de nouveaux orifices. C’est un nouveau concept. La manière dont Allegra caresse le Pod (sorte de Play-Station en forme d’organe) avec les pieds est très sensuelle. Evidemment, ce n’est pas une représentation habituelle du sexe. C’est une dimension conceptuelle, métaphorique, ludique du sexe. Le jeu avec le Pod est une forme de masturbation, mais on peut aussi voir cela comme une relation sexuelle avec une créature inconnue.
La réalité virtuelle présentée dans le film ressemble à une série de rêves. N’est-ce pas assez inoffensif, finalement ?
Ce n’est pas ce qu’ont dit de nombreuses personnes qui ont trouvé la fin très troublante. En quittant la salle, elles se demandaient ce qui était réel et ce qui ne l’était pas. Elles avaient l’impression d’être toujours dans le jeu. Pour moi, c’est une réaction positive. Je n’ai vraiment pas envie qu’on trouve mon film inoffensif. Si vous considérez chaque étape comme aussi réelle que la précédente, y compris le moment où vous quittez le cinéma, vous avez saisi le sens du film. Ce n’est pas le film qui est un jeu, mais notre propre vie. Je questionne notre rapport à l’art et en particulier au cinéma. Je demande au spectateur d’établir une relation particulière avec le film. Je l’avertis, je lui fournis de nombreux indices montrant qu’il est structuré autrement qu’un film normal. Mais le spectateur saura toujours qu’il s’agit d’une fiction. De nos jours, on sait tout sur la fabrication des films, sur le budget, sur les éclairages, les effets spéciaux. Avant d’aller voir un film, les gens connaissent déjà toute l’histoire. Comment peuvent-ils faire pour entrer dans la réalité d’un film ? Pourtant, ils y arrivent toujours. Avec eXistenZ, je propose de faire un pas en arrière. Je ne cherche pas à déconstruire le récit, je dis aux gens qu’ils vont assister à un film multiple. Je voudrais qu’on abandonne ses préjugés.
Votre cinéma reste en dehors des courants hollywoodiens. Pourtant, il paraît qu’on vous a proposé des films comme Star wars et Total recall.
On m’envoie des tas de scénarios, même des bons parfois, mais là n’est pas la question. Si ce n’est pas un projet personnel, je ne me sens pas concerné. Certes, il y a longtemps, on m’avait proposé de réaliser le troisième Star wars. J’ai répondu que je n’avais pas l’habitude de mettre en scène les sujets des autres. Je n’avais pas envie de faire le film en me disant que j’allais détourner la commande. C’est plus excitant de faire un film où tout le monde est uni autour d’une idée et va dans le même sens.
Vous suivez toujours l’actualité cinématographique ?
Je ne vais plus beaucoup au cinéma. Je vois la plupart des films sur cassette ou en DVD, support que j’adore, et parfois simplement ceux qui sont diffusés par les chaînes. A la fin de l’année, l’Académie du cinéma m’envoie des tas de cassettes vidéo pour le vote des Oscars. Cette année, le film que j’ai préféré, qui m’a le plus impressionné, c’est Butcher boy de Neil Jordan. J’ai voté pour lui dans la catégorie Meilleur film, mais bien sûr, il n’a pas été nominé. J’ai aussi aimé, mais un peu moins, Affliction de Paul Schrader. Il y a toujours des films excitants. Je vois parfois des films hollywoodiens, mais je n’attends rien d’eux. Quand j’étais plus jeune, je voulais tout voir, tous les films d’horreur, tous les films de science-fiction. Maintenant, je n’en ressens plus le besoin et je n’ai pas le temps. Mais je reste attentif.
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