Alors qu’il publie sous le masque Echo & The Bunnymen son album le plus apaisé et épanoui, What are you going to do with your life?, Ian McCulloch n’a rien perdu de son venin légendaire. Soumis à un pacifique blind-test, il sort de nouveau le distributeur de gifles et se livre à son occupation fétiche : le je de massacre.
C’est une attraction aussi célèbre que l’humeur de cochon de Lou Reed ou l’érudition raffinée de Bowie : en interview, Ian McCulloch est une sacrée langue de vipère. Traduction du journaliste : c’est un client idéal auquel il suffit de tendre quelques perches pour les voir aussitôt saisies et réduites en allumettes.
L’exercice innocent du blind-test, entre de telles mâchoires, allait donc à coup sûr s’avérer féroce. Il suffisait pour cela de jeter en pâture quelques noms à travers l’écoute d’une sélection de chansons et d’attendre que les coups partent, souvent en rafales, visant directement les parties sensibles, n’épargnant rien ni personne. Fidèle à sa légende, le seul homme lapin qui tire plus vite que son ombre a sorti pour nous l’artillerie lourde : de Sinatra à Morrissey, de Scott Walker à Massive Attack, ils sont venus ils sont tous là pour en prendre plein leur grade. Ainsi, méfions-nous du crooner qui paresse au clair de lune, sous un ciel de violons, derrière lequel se cache toujours un redoutable assassin.
D’une exquise mauvaise foi, le blason redoré par deux albums parfaits Evergreen il y a deux ans et le nouveau What are you going to do with your life , le Cartman de nos années new-wave frappe à nouveau, grande gueule plus enfarinée que jamais. Même quand le bourreau de Liverpool confesse une certaine affection, voire une franche admiration pour sa victime, il y a toujours une vacherie qui fuse, un coup de pied de l’âne qui part sans qu’on s’y attende. Il est comme ça Ian, incapable de contenir sa force. Et c’est, entre mille autres raisons, aussi pour ça qu’on l’aime.
Frank Sinatra For a while
Qui c’est ce tocard ? (rires)… Evidemment, je le reconnaîtrais entre mille… C’est The Man, il n’y a rien à rajouter à ça. Simplement, maintenant qu’il est parti, je peux songer sérieusement à me mettre sur les rangs pour le titre de meilleur chanteur au monde. Sur le nouvel album, j’ai pris soin de chanter dans cette perspective. La mort de Franky, c’est un peu la fin d’une ère, la disparition de la surface de la terre d’un certain type de chanteurs dont on n’égalera sans doute jamais le style. Frank et Elvis, voilà les maîtres absolus. A part ces deux-là, je ne crains personne. Des types comme moi ont vécu pendant la plus grande partie de leur vie avec le poids de ces pères sur les épaules, ce qui n’est pas spécialement agréable lorsqu’on fait le même métier. Donc, au lieu de me sentir orphelin, je me sens soulagé, enfin libre de mes mouvements. Les choses sérieuses peuvent commencer.
Chez Sinatra, tu admires également l’homme ?
Et comment ! J’adore tout le côté mafieux, je trouve ça fantastique. J’admire aussi son éternelle distinction, le fait qu’il pouvait passer une nuit entière à picoler comme un trou et sortir de là frais comme une rose, le costume impeccable, le teint éblouissant. Grâce à son charisme incroyable, il est parvenu à transformer une silhouette banale de petit gommeux provincial en cador de classe internationale. D’un autre côté, ce que je préfère dans sa carrière, c’est le moment, vers le milieu des années 60, où on le devine beaucoup plus vulnérable, où il enchaîne des disques de plus en plus sombres et désespérés. Sa voix commençait à s’épaissir et on sent poindre une espèce de souffle tragique, une sorte de rémission. C’est prodigieux. Même dans cette position de loser, il y a chez lui un panache qu’aucune rock-star, y compris Bowie, n’atteindra jamais.
Glen Campbell By the time I get to Phoenix
Glen Campbell est à mon sens le meilleur interprète de Jimmy Webb. Je l’ai vu il y a deux ou trois jours sur une chaîne anglaise, dans une émission consacrée aux dix plus grandes voix de la country. Je regardais ça avec un ami, et dès qu’il a prononcé la première phrase de la chanson (il chante) « By the time I get to Phoenix », on a eu tous les deux la même réaction, on était véritablement dans la chanson. Si, à la place, il avait chanté By the time I get to Sheffield, par exemple, je pense que ça aurait fonctionné nettement moins bien (rires)… Quoi qu’il en soit, je ne suis pas un fanatique absolu de JimWebb. Je dois avoir un seul de ses disques à la maison, et encore, je ne suis pas certain de l’avoir déjà écouté en entier. Si j’ai été influencé par ses orchestrations sur le nouvel album, c’est sans doute de façon totalement inconsciente.
D’où provient ton goût pour les arrangements de cordes et les grands orchestres ?
Curieusement, je crois que c’est Jacques Brel qui, le premier, m’a convaincu qu’une chanson pouvait atteindre une telle puissance uniquement au moyen des cordes. Il faut dire que j’ai été constamment entouré par ce genre d’orchestrations parce que mon père écoutait Sinatra et Shirley Bassey. Jusqu’à l’âge de 14 ans, avant que je ne possède un tourne-disque à moi, c’était la seule musique que je connaissais. Je pense avoir été marqué à vie par la discothèque de mon père et je me rends compte aujourd’hui combien mon oreille a été modelée par ces arrangements, ces voix incroyablement pures, ces personnalités flamboyantes. J’ai mis plus de vingt ans à me rendre compte que c’était ça et rien d’autre qui me convenait. Maintenant, je me sens tout à fait à mon aise quand je chante sur des cordes, alors que j’étouffe quand je suis accompagné par un simple groupe.
Est-ce pour cela que ce nouvel album sonne comme un disque solo ?
J’en ai composé toutes les chansons, j’ai produit l’album… De toute manière, nous ne sommes plus que deux (le bassiste Les Pattinson a quitté le groupe après Evergreen), et Will (Sergeant, guitariste) sait bien que cet album est avant tout le mien. La prochaine fois, il aura carte blanche pour faire ce qu’il veut, mais là j’avais des choses urgentes à faire passer, des obsessions personnelles à mettre en chantier. J’ai pour la première fois le sentiment qu’un disque me ressemble de façon intime.
Scott Walker Copenhagen
(Il imite la voix en se marrant comme une baleine)… Ça ne provoque rien chez moi, désolé. Il faut s’appeler Julian Cope pour éprouver une admiration aussi démesurée pour Scott Walker. A tout prendre, je préférais encore les sucreries écoeurantes des Walker Brothers. Ce côté affecté, cette outrance émotionnelle, je n’aime pas ça du tout. En plus, je trouve sa manière d’écrire tout à fait banale. Il s’est inspiré de Brel, mais Brel lui est mille fois supérieur, aussi bien au niveau des mélodies qu’au niveau de l’implication. Jacques Brel avait une voix à côté de laquelle l’espèce de timbre gluant de Scott Walker fait vraiment peine à entendre (il chante à nouveau)… Et puis, surtout, Brel avait du charisme, alors que Walker ne ressemble à rien. Il suffit de voir ce qu’il est devenu. J’ai du mal à me sentir fasciné par un type qui vit dans le sud de Londres et dont la seule activité sociale consiste à aller au pub tous les vendredis soir pour jouer aux fléchettes.
Lee Hazlewood & Nancy Sinatra Sand
C’est Lee Hazlewood ? Avec Nancy Sinatra, il a également interprété cette chanson stupéfiante : Some velvet morning, qui reste l’une de mes favorites. J’aime bien sa voix, il a un côté Johnny Cash d’opérette qui me plaît bien. En revanche, je serais bien incapable de dire quelle tête il a. Il porte une moustache, non ? Ça c’est embêtant, par contre.
Tu as quelque chose contre les moustaches ?
Je n’aime pas trop ça. Ça remonte sans doute à ma jeunesse, j’ai dû être traumatisé par les footballeurs de Liverpool dans les seventies qui portaient tous d’énormes moustaches. C’est souvent ce qui me dérange le plus dans la country : ce côté cactus et moustache (rires)…
Marvin Gaye Mercy, mercy me (the ecology)
J’ai un problème avec Marvin Gaye. Je crois que je préfère Otis Redding, aussi bien comme chanteur que comme personnage, ou encore James Brown, qui est à mon avis le Iggy de la musique noire. Je suis révulsé quand je lis que What’s going on est l’un des plus grands disques de l’histoire. C’est un bon disque, point. Je vais dire une énormité là, mais ça me fait penser à Robert Palmer, peut-être même à Simply Red. Ça doit être ça mon problème concernant Marvin Gaye : il a engendré une trop grande descendance de trous de balle. J’aime en revanche son côté exalté, cette vibration qu’on ressent notamment à travers les images en concert. Mais j’ai en général un problème avec les chanteurs qui symbolisent une prise de conscience sociale ou politique, dont le propos tend à embrasser des choses qui dépassent leur propre environnement, que ce soit le Lennon de Give peace a chance et Power to the people ou tous les chanteurs engagés des sixties. J’ai commencé à m’intéresser à Leonard Cohen parce que, justement, il était l’un des rares à ne pas bêler avec le troupeau des protest-singers folkeux de son époque. Il y avait une distance chez lui, un côté profondément humble aussi. C’est plus un observateur qu’un donneur de leçons à la con, et je suis volontiers plus sensible à cette catégorie-là de songwriters. Et pour en revenir à Marvin Gaye, je crois que le vrai problème, c’est qu’il chante trop haut pour moi.
Lou Reed Sad song
(Il insiste pour laisser défiler la chanson et murmure en même temps toutes les paroles)… Berlin… Là, par contre, c’est le plus grand disque de tous les temps à mon sens. Cette chanson-là, Caroline says pt. 2 et The Kids, c’est un tiercé tout simplement insurpassable. J’estime qu’on n’a pas le droit de tourner comme il a tourné par la suite quand on a derrière soi de telles merveilles. Quand on pense à l’influence que ce type a eue sur les gens de ma génération ! A nos débuts, on a beaucoup comparé les Bunnymen aux Doors, mais le vrai modèle, ça a toujours été le Velvet. Je me rappelle qu’à l’âge de 15 ou 16 ans, Pete Wylie (fondateur avec McCulloch et Julian Cope de The Crucial Three, futur leader de Wah!) m’a fait écouter les Doors pour la première fois, The Celebration of the lizard, et j’ai pensé « Quel tas de merde ! » J’ai découvert ensuite des chansons plus modestes des Doors que j’aimais bien, mais aucune n’avait l’intensité de celles du Velvet. Chaque fois que j’entends Femme fatale, je suis parcouru de frissons, ça me terrorise comme au premier jour. Alors que les Doors, honnêtement, avec leur allure de merdeux californiens…
Et les Beatles ?
J’ai adoré les Beatles, évidemment. Comment grandir à Liverpool et y échapper ? D’un autre côté, ça a eu un effet pervers sur moi : je savais que les membres des Beatles avaient traversé les mêmes rues que moi, qu’ils avaient vu les mêmes choses, ça les rendait beaucoup plus ordinaires que le Velvet, Iggy, ou même Jacques Brel. Un chanteur belge, c’était plus exotique et fascinant à mes yeux qu’un groupe de Liverpool. Y compris les Beatles.
The Smiths Bigmouth strikes again
(Il chante à nouveau en rigolant)… Je les aime beaucoup plus aujourd’hui qu’ils sont morts qu’à l’époque où nous étions en concurrence. J’adore notamment cette chanson, comment s’appelle-t-elle… Reel around the fountain. Il y avait une espèce de compétition entre eux et nous quand ils ont débarqué et je n’ai jamais compris pourquoi les journalistes préféraient les chansons de Morrissey aux miennes. Peut-être parce que, comme chez Joy Division, il y a une espèce de mise à nu du chanteur à laquelle tous les types qui n’ont aucune personnalité peuvent s’identifier. Moi, je ne livre qu’une part infime de moi-même dans mes textes, et c’est déjà bien suffisant : l’essentiel demeure caché. Ça m’a toujours épaté qu’il y ait autant de candidats pour vouloir devenir Morrissey. Franchement, qui a envie de ressembler à un type aussi mal dans sa peau ? Les gens veulent lui ressembler, mais lui ne désire qu’une chose : ressembler à quelqu’un d’autre ! Il y a un problème là (rires)… D’autre part, je ne pense pas que Morrissey soit un grand chanteur. Il a juste fait avec ce qu’il avait, c’est-à-dire pas grand-chose. Je l’ai rencontré au tout début des Smiths. Un magazine lui avait proposé de faire une interview avec un autre chanteur et, allez savoir pourquoi, il m’avait choisi. Moi, je ne savais même pas de qui il s’agissait mais j’ai accepté à deux conditions : que ça se déroule à Liverpool et dans un lieu où on puisse picoler. On s’est retrouvés dans un pub, à l’heure du déjeuner, et j’ai pris un malin plaisir à commander de la viande et à la balader sous son nez parce qu’on m’avait dit qu’il était végétarien (rires)… Je l’ai trouvé plutôt sympathique, mais j’ai vite compris que c’était un tocard, un type en représentation. A un moment, pour faire son petit frimeur littéraire, il a parlé de « chasm » (abîme), sauf qu’il a prononcé le « ch » alors qu’il suffit d’ouvrir un dictionnaire pour savoir que ça ne se prononce pas comme ça. Contrairement à lui, je n’ai jamais lu le moindre livre, mais je connais la manière de prononcer ce mot depuis que j’ai 6 ans.
The Teardrop Explodes Books
C’est bon, tu peux arrêter cette merde. J’ai écrit les paroles de cette chanson quand j’avais 16 ans, et cette petite vermine de Julian Cope en a fait ça : une espèce de machin vulgaire, totalement dénué de style. Le pire, c’est quand le NME a commencé à parler du talent de songwriter de Julian Cope en citant les trois textes qu’il m’avait volés ! Je me suis senti floué, dépossédé. Ces chansons symbolisent une part de ma jeunesse que ce salopard m’a dérobée et je ne pourrai jamais pardonner ça. La différence entre lui et moi, c’est que moi je n’aurais jamais enregistré ces chansons, parce que je savais qu’elles ne valaient pas un clou.
The Verve The Drugs don’t work
Lui aussi a beaucoup écouté Glen Campbell et Jim Webb, non ? J’aime assez leur dernier album, alors qu’ils ont longtemps représenté à mes yeux le groupe inutile et polluant par excellence. Depuis que les Stones lui ont prêté main forte, Richard Ashcroft compose des chansons honnêtes (rires)… Le problème, c’est que je n’y crois pas une seconde. Ils sont de Wigan, et personne provenant de Wigan n’a jamais écrit quoi que ce soit d’épique, c’est impossible. Wigan, c’est le paradis du fish & chips, et chaque fois que j’entends The Verve, je ne peux m’empêcher de penser que ces chansons ont été écrites sous l’emprise du fish & chips. Fish & chips don’t work (rires)…
Massive Attack Teardrop
(Il laisse passer la longue intro, dubitatif)… Tu me réveilleras quand ça démarre ? De quelle marque de somnifère s’agit-il ? C’est ça, Massive Attack ? On m’a offert leur album mais je n’ai pas eu la patience d’aller au-delà du premier titre. Je préférais nettement Unfinished sympathy à ce… machin. Si c’est ça qu’on appelle la musique actuelle, alors ça vaut presque le coup d’être totalement démodé. Mais attend, c’est Liz Fraser qui chante, non ? Elle a une des voix les plus incroyables que je connaisse, dommage qu’elle gâche son temps avec des péteux pareils…
The Fun Lovin’ Criminals Big night out
(Il se lève, appelle son manager, et les deux se mettent à danser)… Tu entends la différence avec Massive Attack ? C’est eux le plus grand groupe au monde actuellement, à l’aise. Nous nous sommes rencontrés dans un club aux USA et le courant n’a eu aucun mal à passer : j’écoutais en boucle leur premier album et ils sont fans des Bunnymen depuis nos débuts. Actuellement, nous avons ce projet de faire un disque ensemble : moi comme chanteur et eux comme backing band, je crois que ça peut donner quelque chose d’explosif. Nous allons écrire quelques chansons mais il y aura surtout des reprises, de Harry Belafonte et surtout de Franky, notre idole commune.
Ian McCulloch Lover, lover, lover
Quelle putain de chanson ! OK, c’est Leonard qui l’a écrite, mais en toute modestie, ma version est largement meilleure que la sienne. A l’époque de mon deuxième album solo, j’étais dans une impasse effroyable à cause de l’alcool et des drogues. Je n’en avais plus rien à foutre et j’ai complètement négligé l’aspect production du disque, sauf pour ce titre que j’ai peaufiné jusqu’à l’obsession. Autrement, j’étais totalement largué à cette époque, j’avais perdu toute notion de bien et de mal, je vivais en sursis. Mais tout ça a été nécessaire, au bout du compte, je m’en aperçois aujourd’hui.
Echo & The Bunnymen Rust
Voilà la démonstration éclatante de ce que je disais à l’instant. C’est important de prendre quelques revers, à condition que ce soit pour aboutir à ça. Depuis que le single est sorti, je croise des tas de gens qui me disent que c’est une chanson fantastique, les critiques sont unanimes, on me reconnaît enfin. Ça m’était déjà arrivé à une ou deux reprises par le passé, notamment avec The Killing moon, mais jamais ça ne m’a touché comme aujourd’hui. Avec ce nouvel album, je démontre que quand je veux soigner les choses, le résultat est là. Evergreen était un bon entraînement pour celui-ci, et cette fois, je me sens totalement libéré, avec la sensation d’être moi-même, de ne plus avoir recours à un filtre quelconque. Je n’ai plus peur de l’usure, du vieillissement, parce que je sais désormais que je peux aborder le futur sur ces nouvelles bases. Je n’éprouve plus le besoin de m’auto-apitoyer, comme si ces chansons très directes et personnelles avaient eu un effet cathartique. Oubliez The Bends et Nevermind : voilà le plus grand disque de la décennie. Il était finalement assez facile à faire : il suffisait d’être soi-même et de dire la vérité.
Echo & The Bunnymen What are you going to do with your life (London/East West).
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