Le romancier anglais Jonathan Coe et le chanteur français anglophile Louis Philippe ont tant de points communs qu’ils sont devenus amis intimes. A l’occasion de la sortie d’Azure, le nouvel album du mini-souverain de la pop, dialogue entre deux gentlemen au style fleuret moucheté.
Tout a commencé par Iouri Gagarine. Jonathan Coe, écrivain estimé de Testament à l’anglaise et du récent La Maison du sommeil, et Louis Philippe, musicien sous-estimé, auteur d’une quinzaine de disques, dont Azure sorti ces jours-ci, se sont rencontrés à la suite d’un enchaînement de circonstances cosmiques, littéraires et musicales. Pour se conclure en une amitié attestée dans les oeuvres de l’un et de l’autre : notes de pochette d’Azure rédigées par l’écrivain, épigraphe de Testament à l’anglaise extraite de la chanson Yuri Gagarin.
Quelques coïncidences auparavant, vers le milieu des années 80, Louis Philippe Philippe Auclair de son vrai nom, des parents Philippe dignes de ce nom n’auraient quand même pas osé appeler leur garçon Louis, sauf révérence assez incompréhensible pour la monarchie de Juillet s’exile, comme le souverain, en Grande-Bretagne, histoire de vivre pleinement et au coeur des choses sa passion pour la pop-music. Accueilli chez èl, label filiale de Cherry Red, à l’indépendance élégante et peaufinée, parfaitement british, qui fut aussi refuge de Momus, Louis Philippe trouve là des affinités et des amis, et sort quatre albums, dont Yuri Gagarin en 1989.
Louis Philippe, tout à son entreprise de conquête de la pop, ne se doutait pas qu’un jeune écrivain encore inconnu l’observait de loin, à travers les noms insolites et les références baroques de ses disques. Jonathan Coe, musicien à ses heures, s’était fait éconduire de èl alors qu’il cherchait à faire signer des demos et vouait paradoxalement, depuis ce jour, une curiosité légèrement perverse au label et à ses acteurs. Et s’est rappelé, pas rancunier, sa passion quelques années plus tard, alors qu’il cherchait une épigraphe à son troisième roman, Testament à l’anglaise, satire politique des années Thatcher, sous-tendue par l’obsession du héros pour Iouri Gagarine.
De fil (la conquête de l’espace) en aiguille (l’amour commun des intrigues, de l’ingéniosité et des oeuvres bien construites, « tramées », rondement menées), voici comment fut effectué un petit pas dans le renforcement des liens de l’amitié franco-anglaise. Ou comment un jour un thatchérisme d’opérette a entendu parler d’amour.
Comment avez-vous connu l’existence l’un de l’autre ?
Jonathan Coe Quand j’étais plus jeune, je faisais de la musique avec un copain. On envoyait des demos dans les maisons de disques, dont une est arrivée chez èl, la filiale de Cherry Red. Son boss, Mike Alway, nous a répondu que le seul problème était qu’il ne voulait pas d’instrumentaux, mais des chansons. On a convenu d’un rendez-vous et on lui a envoyé la cassette avec les voix. Il nous a appelés le lendemain en annulant le rendez-vous ! (rires) Très généreusement, il nous a envoyé un gros carton de disques èl. Que j’ai tous adorés. Et dedans il y avait le single de Louis, You Mary you. Je n’ai pas manqué d’acheter ses albums par la suite. Ensuite, pour mon livre Testament à l’anglaise (en anglais, What a carve up!), j’étais très scrupuleux des détails historiques, et je voulais vraiment établir que mon héros pouvait très bien être allé dans cette ville à cette date et avoir vu ce film, What a carve up! Donc, je suis allé dans une bibliothèque et j’ai cherché des journaux de 1961. J’ai trouvé une annonce pour le film, qui disait qu’en première partie il y avait un film appelé De Gagarine aux étoiles mon héros devait avoir à peu près 8 ans en 1961 et aurait nécessairement été dingue de Iouri Gagarine en 1961. Heureuse coïncidence, je me suis rappelé que le dernier album de Louis s’appelait Yuri Gagarin et contenait cette chanson. Donc j’ai décidé d’utiliser ces paroles comme épigraphe et j’ai écrit à Louis pour lui demander l’autorisation. Je l’ai rencontré par la suite à un de ses concerts avec un exemplaire du livre fini.
Louis Philippe Je n’avais aucune idée de qui pouvait bien être Jonathan. Il m’a écrit quand il était en train de préparer Testament à l’anglaise, pour y inclure ce couplet de Yuri Gagarin. Mais on s’est rencontrés pour la première fois quelques années après.
Jonathan Coe J’étais plus qu’inconnu à l’époque.
Louis Philippe Tu avais déjà publié des livres…
Jonathan Coe … qui s’étaient vendus à trois ou quatre exemplaires chacun…
Louis Philippe Exactement comme mes disques…
Jonathan Coe Oui, mais toi tu avais une petite réputation culte derrière toi, alors que moi, je n’ai jamais été culte pour personne. J’ai raté cette phase particulière d’une carrière. Je suis passé de l’anonymat à un lectorat plutôt important. J’aurais bien aimé me constituer une base de fans entre-temps.
Louis Philippe C’est marrant, moi j’aurais bien aimé devenir célèbre par la suite (rires)… Quand Jonathan m’a écrit cette lettre, j’étais très flatté, je me suis dit « Qu’il le fasse, il peut prendre toute la chanson, musique incluse » (rires)… Ensuite on s’est contactés, puis on a fini par se rencontrer de façon régulière.
Jonathan Coe J’ai récemment réécouté les disques de èl Records. Ils représentent une période vraiment très particulière de ma vie. Je venais d’arriver à Londres, mon premier livre
venait de paraître et je faisais de la musique, ce qui me plaisait énormément. Les disques èl en sont pour moi les symboles.
Louis Philippe C’est une musique qui allait à l’encontre du gris ambiant, une musique pétillante, optimiste. Les gens reconnaissent maintenant que c’était un label pivot, qui a influencé beaucoup d’autres artistes. Ce dont on n’avait aucune idée à l’époque. Ce qui ressortait de èl, c’était qu’on pouvait faire des disques qui soient punks non pas dans la musique mais dans l’attitude, dans la façon dont ils étaient faits : avec très peu d’argent, le style et la présentation comptant par-dessus tout. L’idée derrière tout cela était que tout devait être aussi mystérieux que possible. él ne devait pas être un label mais le label idéal. D’où les photographies assez spéciales, l’idée que chaque artiste devait développer un personnage spécial, les pseudonymes Anthony Adverse, The King Of Luxembourg… Illusion, mystique, fabrication, c’était les clés du label.
Jonathan Coe él donnait l’image d’une Angleterre fantasmagorique, que l’on retrouve aussi dans Testament à l’anglaise. Ce que j’ai parodié dansTestament à l’anglaise, èl l’a célébré dans ses disques. Il y a une espèce d’amour résiduel pour cette Angleterre, amour sous-tendu dans les deux camps. Cette espèce de mystique que Mike Alway a créée a eu pas mal de succès. J’étais terriblement captivé et intrigué par les pochettes des disques, les noms exotiques des artistes. Le champ de références des disques èl était tellement riche par rapport à ce qu’on attend normalement d’un disque pop. Ils étaient remplis d’allusions à des romans français, à des films…
Louis Philippe C’est drôle, cette façon de revendiquer le caractère anglais des choses en adoptant une attitude très cosmopolite. C’est tout le contraire de la brit-pop, qui est la revendication de l’anglicité en étant encore plus anglais que les Anglais. èl faisait fabriquer cette image du caractère anglais par des gens qui n’étaient pas anglais. Anthony Adverse et Nick Curry sont écossais, Bid (de Monochrome Set) indien, moi français… Testament à l’anglaise, lui, ne pouvait être écrit que par un Anglais. Ça n’aurait pas pu être écrit par un étranger.
Jonathan Coe Ce qui est curieux, c’est que les Français aiment plus mon livre que les Anglais… Ça a peut-être quelque chose à voir avec la satire. Pour écrire une satire, il faut se mettre dans la peau d’un étranger, avoir du recul sur sa propre culture pour pouvoir constater combien elle peut être bizarre.
Louis Philippe L’une des raisons du succès de ces romans en France, c’est qu’ils remplissent un trou béant de la littérature française. En France, les gens ont perdu tout intérêt pour la narration. Quand ils l’utilisent, c’est de façon très populaire, et c’est ignoré par les critiques. Comme si les écrivains dits sérieux n’avaient pas le droit d’utiliser la narration comme un outil. C’est comme si on me disait que je n’ai pas le droit d’utiliser un orchestre. Donc, quand tu écris un livre très bien construit, aux intrigues bien ficelées, un livre descriptif qui contient un sujet un peu exotique, une grande force narrative, beaucoup d’humour, tu es dans un excellent créneau. Tu n’es pas le seul à écrire ainsi en Angleterre, la plupart de tes pairs fonctionnent ainsi, même s’ils ont des styles et des sujets différents, ils ont ce souci de l’intrigue. Une tradition que l’on a perdue complètement en France.
Jonathan Coe La liste des best-sellers en Angleterre a changé ces dix dernières années. Il n’y a plus ce fossé entre la littérature dite sérieuse d’un côté et les best-sellers de l’autre. Maintenant, on a Louis de Bernières, Nick Hornby, Irvine Welsh, Iain Pears, Sebastian Faulks : de bons écrivains qui vendent beaucoup. C’est réconfortant de savoir que les gens ne se contentent plus de lire des inepties.
Louis Philippe Les gens ont perdu confiance dans les intrigues, et il en va de même avec le format des chansons. La forme d’une chanson qui était si présente dans la chanson française entre 1940 et 1970 a complètement disparu. Ça a été remplacé par le groove. En Angleterre au moins, il y a du respect pour la pop-song de format classique.
Jonathan Coe Je crois que mon écriture et la musique de Louis ont des affinités : toutes les deux ont une structure très construite. Et ces structures, ainsi que les idées véhiculées, ont toutes les deux une clarté et une élégance. Ce sont des qualités un peu démodées. En musique, ça a été remplacé par le groove. Dans la fiction, ça a été remplacé par un pseudo-intellectualisme. Mais la trame est de
retour dans le roman anglais et j’espère que la structure sera bientôt de
retour dans la pop.
Avez-vous pensé à travailler ensemble ?
Jonathan Coe J’ai essayé d’écrire des textes de chansons quand je jouais dans mon groupe, mais je n’y arrivais pas. J’ai l’habitude d’avoir trois cents ou quatre cents pages pour exprimer mes idées. Je suis trop limité dans les textes de chansons. Par contre, on devrait collaborer sur un scénario.
Louis Philippe Une de mes grandes frustrations est que l’on ne m’ait pas proposé d’écrire plus de BO. J’ai tellement l’impression d’être fait pour ça. Je l’ai déjà fait, je viens d’écrire en deux jours une BO avec un ensemble à cordes pour un film d’un réalisateur new-yorkais. Ça m’a ravi, j’ai trouvé ça super facile et très excitant.
Qu’est-ce que vous retrouvez de vous dans l’oeuvre de l’autre ?
Jonathan Coe Quand j’ai entendu pour la première fois le travail de Louis, j’y ai entendu des échos de mes compositeurs préférés. J’ai entendu Fauré, Ravel, Satie, Debussy. Je ne sais pas pourquoi je suis particulièrement attiré par les compositeurs français de cette époque, ça a
toujours été comme ça depuis que j’ai laissé tomber Genesis parce que j’ai vu qu’ils avaient volé leurs accords à ces compositeurs (rires)… Ce qui me parle et que j’ai essayé de recréer en écrivant, c’est cette espèce de tendresse, d’optimisme fragile…
Louis Philippe … Teintée de nostalgie au sens premier du terme, se languir de son propre pays. C’est très présent dans La Maison du sommeil. C’est un romantisme sourd, sous-entendu. Tu caches bien les ficelles de ton histoire, et là je retrouve quelque chose que je connais très bien. Tu construis quelque chose de difficile, de complexe. Et il faut faire en sorte que les ressorts soient invisibles. En musique, c’est pareil, s’il y a un changement d’accord difficile, il ne faut pas que ça se voie, que personne ne devine ce qui se passe. J’ai beaucoup retrouvé ça dans La Maison du sommeil. Il y a ces talents artistiques planqués.
Jonathan Coe Tous les deux, on apprécie également beaucoup l’accessibilité, l’approche facile de ce qu’on fait. Bien qu’on aime faire des choses nouvelles et expérimenter, qu’on lise des livres d’avant-garde et qu’on écoute de la musique d’avant-garde, on veut que notre travail soit populaire et facile d’accès. De ton côté, Venus ou An Ordinary girl sont de jolies pop-songs avec des mélodies superbes ; de mon côté, j’essaie de donner à mes livres une histoire assez traditionnelle au fond, histoire d’attirer le lecteur tout du long, sans qu’il ait à faire d’efforts. Je ne veux pas que les gens peinent en lisant mon livre. Comme Louis ne veut pas que les gens trouvent ça difficile d’écouter un de ses albums.
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Louis Philippe, Azure (XIII bis Records)
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