Avec un cinquième album luxuriant, The Middle of nowhere, l’électronique renfrognée d’Orbital retrouve le sourire. Un sourire enfantin et innocent : celui d’un groupe totalement libéré des contraintes du dance-floor et des purismes, comme le confirmeront la semaine prochaine des concerts euphoriques.
Au moment d’enregistrer l’album In-sides il y a quatre ans, Orbital sortait en rampant d’une crise de conscience. Le duo venait, avec son troisième album Snivilisation, de joyeusement cocufier celle qui l’avait si généreusement hébergé et nourri à ses débuts : la house. Pour s’en remettre, il se promettait d’enregistrer un album joyeux, détaché. Les frères Hartnoll partaient donc la fleur au fusil.
Ils reviendront avec une balle dans la tempe : ce quatrième album, In-sides, disque incroyablement introspectif pour une oeuvre instrumentale, s’enfonçait bien au-dessus de la ceinture dans un bourbier d’idées noires, de crevasses enfouies. Sans un mot, In-sides en disait beaucoup plus sur le mal-être de l’homme blanc trentenaire que trente mille albums de néo-folk Néocodion américain, que des centaines de petits pissous cataloguant avec une délectation giflable leurs mini-bobos, leurs petites croûtes de nombril. Des chansons comme The Box, rencontre miraculeuse sur l’axe Allemagne/Italie (Kraftwerk, Morricone), glaçaient les sens, figeaient la danse : de manière définitive, Orbital quittait son orbite, s’élevait au-dessus du dance-floor.
The Middle of nowhere, ce milieu de nulle part, c’est précisément là, ce no man’s land électronique que Orbital, Aphex Twin ou Boards Of Canada habitent avec autant de bonheur. « Comme nous, ces groupes n’ont pas de complexe à rester simples, à conserver une mélodie enfantine… Ce sont en général les morceaux que je compose le vendredi après-midi. Quand je tiens une de ces mélodies simples, je débranche tout. Sur le dernier disque, il y a plein de ces moments « vendredi après-midi » : plus question d’y retoucher, ça briserait le charme. »
Pourtant, ne pas se fier à ces petits bruitages puérils, à ces bidouillages de claviers-jouets : chez Orbital, un disque joyeux et enlevé reste un disque méditatif, ombrageux, savant. Les frères Hartnoll n’ont pas grandi pour rien en compagnie des albums de Kraftwerk (le guilleret Spare parts express, en réponse à Trans Europ Express) et New Order, sur la marge du dance-floor, plus rêveurs que ravers. De leur capsule, ils devinent encore très vaguement le dance-floor (lui donnant signe de vie par quelques remixes généreux disséminés sur le récent et somptueux single Style), mais ne voient pas encore le canapé Habitat où s’écoutent, chez les trentenaires, les disques de la capitulation.
Ce qui évolue, ici, plus que l’intrusion timide de voix, c’est la sophistication d’arrangements déjà esquissée, il y a trois ans, par les envolées à la John Barry du single The Box. « Sur In-sides, j’ai purgé mon système de toutes les musiques de films et de feuilletons qui me hantaient depuis l’enfance. Pourtant, j’adorerais travailler pour Tim Burton, mais je ne voudrais surtout pas, en tant que fan de leur travail en commun, briser la relation unique qui l’unit au compositeur Danny Elfman, dont j’admire l’innocence. Sinon, le rêve, c’est de composer pour Terry Gilliam ou les frères Coen. Un jour, il faudra que je me frotte à un orchestre à cordes. Ils sont trop mal utilisés par les compositeurs de bandes originales. »
Pas un hasard si Orbital avoue avoir écouté en boucle Scott Walker et le Mezzanine de Massive Attack lors de l’enregistrement de ces Way out, de ces Style : on y retrouve le même pointillisme, la même angoisse de justesse, cette même manière de lier, dans des cordes raides, la flamboyance et l’effondrement, le grandiose et le glauque. Dommage que des fâcheux I don’t know you people ou Nothing left viennent banaliser une ambiance en équilibre, tirer The Middle of nowhere vers le middle ce milieu mou plutôt que vers le nowhere cet inconnu où Orbital, le reste du temps, vit seul et bien, depuis dix ans.
Car on fête cette année le dixième anniversaire de Chime, le tube hypnotique qui révéla Orbital, alors groupe sans visage mais au nom parfait. L’orbital est ce cauchemardesque super-périphérique (Autobahn, chanterait Kraftwerk) qui ceinture Londres, dans les stations-service duquel se réunissaient secrètement, chaque week-end, des ravers à la recherche d’adresses de fêtes illégales dans les champs de l’Essex ou du Kent, où grandissaient alors, en pleine frustration rurale, dans le middle of nowhere, les frères Hartnoll. Dix ans après cet hymne, Orbital ne sait pourtant plus danser. « A la maison, je préfère écouter du rock lourd et sombre, comme Tool, que de la dance-music. »
Alors que dans la dance-music il est de bon ton de récrire son histoire, de réviser sa discothèque pour peu qu’elle ait un jour abrité quelques ennemis rock , les frères Hartnoll reconnaissent volontiers vingt années de parcours initiatique, de menus larcins et d’importants larsens. D’abord
aficionados de ska, ils seront ensuite punks sur le tard, adoptant l’anarchie loqueteuse de Crass ou la fièvre noire des Dead Kennedys. Hirsutes et psychédéliques, ils furent plus tard repérés écumant les bacs « imports australiens à méchantes guitares couillues et acides », collectionnant les albums d’Hoodoo Gurus ou Lime Spiders. On les vit ensuite, élégants dandys, boire les larmes de Scott Walker, chopiner l’absinthe mélancolique de John Barry ou Morricone. On les croisa également minutieux observateurs d’un funk glacial (Hula, Cabaret Voltaire), d’un dub industriel (Adrian Sherwood), d’une industrie lourde du beat (Front 242, Meat Beat Manifesto), puis biberonnant dans les rues de New York un electro/hip-hop naissant. On les connut enfin il y a dix ans, à leurs débuts, surfant sur l’avalanche house qui allait engloutir l’Angleterre.
Un parcours sans reniements pourtant, pendant lequel Orbital a collectionné les souvenirs touristiques, les bonnes adresses et les bagages. Au lieu de soustraire les expériences, de diviser les genres, Orbital est partisan de l’addition. Un éclectisme appris dans une chambre du Kent, aux murs suffisamment minces pour ne pas jouer les frontières entre les genres, laissant aussi bien passer les disques du paternel Shaft, favori lors de la cuisine du breakfast dominical que ceux des grands frères. Et puis, surtout, la meilleure école possible pour qui veut parler couramment toutes les langues : l’émission de John Peel sur la BBC. Un type à qui l’on doit, en Angleterre, la culture et l’ouverture d’esprit d’une génération entière. « Dans notre campagne, John Peel était notre seul lien avec le monde extérieur. Le jour où il nous a proposé d’enregistrer une Peel session a été l’un des plus beaux de ma vie. Il nous a enseigné l’ouverture d’esprit, nous a appris à nous méfier des sectes. »
Evadés de la house et de ses cadences et codes étouffants, les frères Hartnoll ont claqué la porte le jour où ils ont compris que l’underground, ce bigot possessif et jaloux, allait les empêcher de réaliser ce rêve : déraper du dance-floor à la scène. Il fallut du courage, alors, pour sortir un album en pleine dictature du maxi sans lendemain et, suprême blasphème, pour revendiquer le droit au concert, cette hérésie archaïque du rock. « J’ai l’impression d’être plus libre de mes mouvements que la plupart des groupes chéris par l’underground. Car s’il nous arrive de conduire au milieu de la route, il ne faut pas oublier que la plupart du temps, nous roulons sur les bas-côtés. Nous pouvons être pop, drôles, graves, sombres, sérieux, crétins, lents et rapides dans le même concert. » C’est là, sur la scène du festival rock de Glastonbury, pourtant a priori hostile aux synthétiseurs, qu’Orbital changea pour toujours, en 94, la face de la dance-music anglaise : Prodigy, Underworld ou Leftfield n’auront plus, ensuite, qu’à s’engouffrer dans cette brèche, devenue voie royale, véritable autobahn. Pas mal pour un groupe sans pois sauteur ou sans punk hystérique à offrir au front de scène : juste deux frères trentenaires et timides (« Si nous avions joué dans un groupe des années 70, nous aurions été batteur et bassiste, cachés derrière une grosse barbe »), pas même assez égotistes pour alimenter, façon Kinks ou Oasis, leur musique de la tension familiale. « Je suis désolé d’être aussi ennuyeux, mais nous nous entendons très bien. Nous avons commencé à jouer ensemble parce que nous étions les deux seuls adolescents de notre village et ça a continué sans que nous nous posions de questions. Nous sommes une entreprise familiale, comme des maraîchers. C’est ma mère qui assure notre comptabilité. »
Ironie du triomphe : dans le public des concerts d’Orbital, en ce début de printemps anglais, on voit effectivement des femmes qui pourraient être la mère des frères Hartnoll. D’autres qui pourraient être leurs filles. Et qui, les unes et les autres, trouvent leur compte : car les concerts d’Orbital, désormais, sont divorcés de leurs disques. Ils en sont une interprétation lointaine, refusant d’emprunter les fascinantes zones de pénombre des chansons pour carburer, toutes fenêtres ouvertes et la radio à fond, à l’euphorie. Là où Underworld traite disques et concerts avec la même constance, la même puissance de tir, Orbital récrit littéralement ses morceaux pour la scène, y convoque formellement efficacité et optimisme. Ainsi, des comptines informatiques aussi romantiques et fragiles que Style ou Spare parts express se retrouvent happées par une house acidulée, mécanique, à la jubilation venimeuse. Après la civilisation placide, la sophistication discrète de The Middle of nowhere, une joie primitive, féroce, recouvre tout, même la mélancolie de The Box, forcé à danser sourire aux lèvres, la mitraillette des infrabasses dans le dos. On connaît par coeur cette révolte des machines contre le spleen du capitaine : elle est largement documentée par les disques de New Order ou Section xxv, ces immenses chorégraphes de cafard.
Quand on évoque devant les frères Hartnoll cette manière violente de passer, sans fondu enchaîné, du noir au blanc, du fun au funèbre, ils appellent le titre de leur album, Le Milieu de nulle part, à la rescousse : « La tristesse n’est pas une science exacte. Tomber en panne de voiture, en rase campagne, en haut d’une montagne, sous la pluie, alors que les batteries du téléphone portable sont à plat, ça peut être l’idée même du cauchemar. Mais moi, je me dirais « Chouette, je suis à la campagne, je vais me balader, voir des merveilles et sans téléphone, personne ne viendra m’emmerder. » Le milieu de nulle part, c’est là : un endroit où je suis tout seul, à l’aise, un point de départ plus que la fin d’un parcours. Un endroit sans le moindre signe d’humanité. »
Orbital, The Middle of nowhere (London/East West).
JD Beauvallet