Brillant théoricien du cinéma, cofondateur de la revue Trafic, cinéaste discret, Jean-Claude Biette est aussi un homme qui écrit pour élucider ce qui lui est obscur, qui filme en faisant confiance à l’inconscient et à l’aléatoire. Que Biette parle de Welles et Garrel, de la notion de temps au cinéma ou de son dernier film, Trois ponts sur la rivière, sa conversation reste toujours érudite et modeste.
Qu’est-ce qu’un cinéaste ? », se demandait Jean-Claude Biette dans un de ses meilleurs textes théoriques, publié dans Trafic. Depuis son premier long métrage (Le Théâtre des matières, 1977) jusqu’à ces Trois ponts sur la rivière, chacun de ses six films apporte des réponses à cette question, mais en la complétant d’un adjectif décisif : qu’est-ce qu’un cinéaste moderne ?
Plutôt que d’afficher une bruyante tentation romanesque ou de se colleter avec des « sujets de société », Jean-Claude Biette conçoit un cinéma dont l’ambition est plus haute, plus secrète aussi. Qu’il s’intéresse aux hasards loufoques de la vie professionnelle (Le Complexe de Toulon), aux règles et usages d’une petite coterie qui s’imagine influente (Loin de Manhattan) ou aux cocasses retombées fictionnelles d’une catastrophe nucléaire (Le Champignon des Carpathes), Jean-Claude Biette imagine des comédies de la solitude où ses personnages s’inventent des complots minuscules mais lourds de conséquences, destinés avant tout à rendre le monde un peu plus supportable, un peu moins agressif.
Fondées sur la paranoïa, la conspiration ou l’aspiration à des ailleurs qui se dérobent à mesure qu’on s’en approche, les fictions biettiennes sont animées par le regard libéré d’un cinéaste qui sait accorder autant d’attention vivace à ses acteurs qu’aux lieux où se déploient ses histoires. Car si Biette reste un conteur, il ne renonce à rien et ne sacrifie jamais le devoir de contemplation du monde à une narration artificielle. A la fois précis et libre, léger et rigoureux, le trait n’est jamais forcé et s’enchâsse dans des éléments disparates qu’il sait unifier tout en les précisant. C’est ce qui le rend si moderne, et ses films si stimulants et si drôles.
Ce théoricien brillant, ce grand cinéphile qui vit au rythme des films à repiquer à la télévision fait des films libres, ni compliqués ni référencés, des films à saisir avec d’autant plus d’avidité qu’ils ne ressemblent à rien ni à personne.
Comment prenez-vous l’exercice de l’entretien, vous qui avez écrit que le discours d’un cinéaste est toujours à côté de son film ?
Jean-Claude Biette Dans un entretien, les questions portent souvent sur des points précis par rapport au film terminé, tel que vous le voyez. Mon travail va consister à remonter en amont, jusqu’au moment où j’ai commencé à penser au film. Cela fait un champ assez vaste, qui va me permettre de dire des choses que j’espère les plus concrètes possible. Mais, du coup, le discours que je pourrais tenir ne portera pas sur le sens du film tel qu’un spectateur peut essayer de le deviner. Tout le travail de fabrication aboutit à un film terminé, que les gens voient en deux heures… C’est comme si on voyait une réalité depuis un point, puis depuis un autre. Moi, je me trouve à un point sur lequel les autres ne peuvent pas être : c’est de ça que je peux parler, mais ça ne fait que compléter la perspective de qui voit le film.
Au fond, vous semblez dire qu’un film n’est jamais que la photo du travail d’un cinéaste à un moment donné, arbitraire ?
Je pense ça de mes films, mais je ne suis pas sûr que cela soit vrai pour tous les cinéastes. Si je vois un film de Resnais, je ne pense absolument pas ça. Chez lui, il y a la constitution d’un objet qui répond à un plan d’ensemble, maîtrisé de bout en bout… C’est une sorte d’ingénierie dont le film doit être le résultat le plus probant possible.
Comment Trois ponts sur la rivière est-il né et de quelle façon a-t-il évolué ?
J’avais fini Le Complexe de Toulon et, très heureux d’avoir tourné à Londres, j’ai dit à mon producteur Paulo Branco que je souhaitais tourner le prochain dans trois villes : Londres, Lisbonne et Séville. Il m’a répondu, « Londres et l’Espagne, c’est trop cher ; quant à Lisbonne, trop de gens l’ont déjà filmé. Essaie plutôt d’aller à Porto, voir si la ville te plaît. » Je voulais quelque chose avec « trois ». Donc, trois villes. A la place de Londres, je me suis dit que j’allais partir de Paris. Puis je suis allé à Porto et j’ai découvert plein d’endroits qui m’ont beaucoup plu. Revenu à Paris, j’ai commencé à écrire le scénario, en pensant à des choses qui se passaient dans ces endroits-là, à partir de lieux précis de Porto, alors que je n’en avais aucun de précis à Paris. Le choix de Lisbonne est venu dans un deuxième temps : puisque Paulo m’interdisait de tourner à Lisbonne, je me suis arrangé pour avoir quelques jours de tournage dans cette ville ! Pour faire sentir le voyage dans le film, il fallait une étape intermédiaire entre Paris et Porto, une étape en train. Je voulais avoir dans le film le sentiment que j’éprouve en voyage. Quand on voyage en avion, on a l’impression qu’on ne voyage pas. Plus le voyage est long et lent, plus on a le sentiment et le goût du voyage.
En voyant le film, on éprouve ce sentiment du voyage et on sent aussi que votre envie première était d’aller flâner au Portugal, avant de raconter l’histoire d’un couple.
Absolument. Quand Libération m’avait demandé « Pourquoi filmez-vous ? », j’avais répondu par cette idée de vacances, de voyage, de prendre son temps… Je me dis que je ne dois pas être le seul avec ce désir-là. Simplement, le désir de flâner est mal vu au cinéma, la majorité du public a plutôt envie d’aller dans le sens du speed. Moi, les films speedés me donnent l’impression de sauter du train avant qu’il ne parte.
Une fois la géographie précisée, comment s’est greffée l’histoire du couple ?
En écrivant le scénario, j’ai eu très envie de faire une comédie du remariage, voir si ça pouvait fonctionner. En même temps, j’ai tout de suite eu l’idée du personnage de Frank. Il y avait le couple, Frank, et un certain nombre de coïncidences sur lesquelles j’allais travailler.
Quel est dans le film le statut de Frank et de cette affaire de secte ?
Ils ne sont pas là spécialement pour charger le film en fiction. Dans le scénario, la secte avait un nom et j’avais écrit un certain nombre de choses qui devaient la caractériser. La relation entre Frank et Arthur devait faire apparaître cette idée : Arthur, qui étudie l’Histoire, est assez aveugle sur ce qui se passe autour de lui. Les sectes ont une dimension historique et j’ai eu envie de traiter cela dans le film. Et c’est là où l’on s’aperçoit que le travail sur un film est une sorte de mise à l’épreuve : je me suis rendu compte que les sectes, je n’y tenais pas tant que ça. Plus il fallait préciser les choses à ce sujet, moins j’étais capable de le faire il aurait fallu que je fasse une enquête et ce n’était plus le sujet du film. Ce qui était important pour le film, c’était la notion de vie mystérieuse de Frank : la secte n’était pas le sujet. Plus je supprimais de choses sur la secte, plus ça renforçait l’étrangeté de la relation entre Frank et Arthur. Je voulais montrer des petites communautés. Donc celle de la secte, celle de la République des Etudiants, celle du collège de banlieue… Quand on fait un film, il y a des choses que le film demande et d’autres que le film rejette. Et il faut écouter cette sélection, qui n’est pas de l’ordre de la volonté et qui se fait surtout pendant la période de préparation du tournage. C’est à ce moment-là que je prends conscience que mon rapport à certains éléments du film n’est pas assez fort et que je dois les abandonner.
Trois ponts sur la rivière est un superbe titre mais, curieusement, il sort en même temps que d’autres films aux titres voisins (La Fille sur le pont, Un Pont entre deux rives).
Ça m’inquiète beaucoup ! Ai-je acquis tout d’un coup un grand sens commercial ? Il y a un pont par ville et aussi un pont par personnage, ce dont je me suis rendu compte après coup. C’est un titre de conte. S’il avait eu une quelconque valeur symbolique, genre « trois personnages sur la rivière de la vie », j’aurais pris un autre titre.
Pourquoi Amalric et Balibar ?
Dès le départ, j’ai pensé à Mathieu et à Thomas Badek. J’avais écrit le rôle de Claire pour Valeria Bruni-Tedeschi, mais elle s’est désistée. Le jour même, j’ai décidé de prendre Jeanne. Je lui ai proposé le rôle avec une légère hésitation, pensant que ce serait peut-être gênant par rapport au film d’Assayas, qui allait se faire juste avant le mien. Mais le désir de mon propre film est plus important que les éventuels points de recoupement avec d’autres films. Quand j’écris un film, je ne pense à rien d’autre, et surtout pas aux autres films. S’il y a des points de recoupement, tant pis, je fais ce que je peux avec ce que je ressens. De toute façon, Jeanne m’a intéressé dans la vie plus que dans ses rôles… Généralement, les acteurs m’intéressent plus dans la vie que dans leurs rôles.
Amalric et Balibar sont des acteurs qui « montent ». Aviez-vous l’idée de faire « autre chose » avec des acteurs très visibles ?
Je n’ai absolument pas pensé à cela. Je voulais Mathieu depuis Journal du séducteur de Dubroux, à une époque où le film de Desplechin n’était pas sorti. Pour moi, c’était donc un acteur « inconnu ». Son regard étonné m’avait frappé parce que c’est une chose que je ne voyais jamais chez les acteurs. Jeanne était en effet connue au moment de mon choix. Mais ça ne m’a pas intimidé : je l’avais rencontrée plusieurs fois et je sentais que je m’entendais bien avec elle. Par ailleurs, filmer un vrai couple était intéressant. Ça m’obligeait à créer une distance par rapport au naturalisme du vécu.
Votre cinéma est-il fondé sur les acteurs, particulièrement sur le choix des acteurs ?
Oh oui ! A partir du moment où j’ai choisi les acteurs, je sais qu’ils sont la matière même du film. Le film est fait de leur être. Il m’est arrivé de ne pas m’entendre avec un acteur, mais si le film s’entend avec l’acteur, c’est ce qui compte. Il ne m’est pas encore arrivé de choisir le mauvais acteur. Moi, je ne fais jamais d’essais filmés, c’est exclu. Je sens que ça va être bien, ou je ne le sens pas du tout. Finalement, mon mode de fonctionnement est très binaire : ça va ou ça ne va pas.
Chez vous, les lieux semblent presque aussi importants que les acteurs et les personnages.
Les lieux ont toujours beaucoup d’importance. Pour moi, un lieu est toujours animé. Au moment de la préparation et du tournage, je me rends compte que si je ne ressens rien devant un lieu, je ne peux pas y tourner. Quand j’ai choisi le collège, par exemple, j’ai senti que c’était ça en descendant du RER ! Et dans le chemin du RER au collège, chaque chose était la confirmation que c’était bien le bon collège ! Par contre, je devais tourner la dernière séquence du film à la foire du Trône. J’avais repéré, je savais exactement où. Au moment où on devait tourner, la lumière était atroce et je ne sentais plus rien, c’était une impression très pénible. Finalement, on a tourné un peu plus loin, dans le bois de Vincennes. Je n’ai pas trouvé l’endroit tout de suite, je me suis baladé dans les bois, puis quand je l’ai trouvé, j’ai dit « C’est là. » Le soir, j’ai appris par la télé qu’il y avait eu des émeutes à la foire du Trône, des voitures brûlées, etc. ! Je pense que mes films fonctionnent là-dessus, sur ce genre de coïncidences, d’intuitions chanceuses.
Dans Trois ponts… comme dans vos autres films, on sent que vous ne cherchez pas à démontrer quoi que ce soit, ni dans le sujet ni dans la forme, que vous essayez de filmer juste ce qui est.
Oui. Dès que je sens une intention ou une volonté de ma part, j’enlève. Une intention visible est une chose morte. Intention néant. Même sur le collège, j’avais envie de filmer l’ambiance, les élèves, mais juste comme ça, pour qu’ils existent. Je me suis d’ailleurs dit que je me verrais bien faire tout un film dans ce collège. Tout y était plus riche que dans l’image que j’en avais à travers les films ou les infos.
Comment voyez-vous le lien entre votre activité de cinéaste et celle d’écrivain du cinéma dans Trafic ? D’une certaine façon, ne s’agit-il pas d’une seule et même activité ?
C’est possible. Il y a des fois où je ne peux pas écrire, où je n’ai rien à dire. J’ai la chance de ne pas avoir d’obligation d’écriture. Disons que je fais des films pour capter des choses que je perçois dans le monde, et que j’écris pour essayer de comprendre les choses que je perçois comme obscures. Ecrire, pour moi, c’est toujours une élucidation de quelque chose. Je suis incapable d’écrire si j’ai déjà les réponses au sujet dont je vais parler. Faire un film, par contre, n’est pas une élucidation, c’est plutôt faire vivre des sensations inconscientes, informulées. Et les mettre en relation pour que ça crée du sens. Chaque séquence est un univers momentané et cet assemblage d’univers momentanés doit créer une temporalité qui dit quelque chose. C’est pour ça que je ne sais rien de l’état final d’un film, tant que je n’ai pas résolu le bon ordre des séquences dans le film. Au montage, je permute beaucoup.
Par rapport au Complexe de Toulon, Trois ponts… est moins caustique, moins agressif, mais plus déprimé : il montre une paranoïa moins active.
C’est là où je pense dire vrai quand je dis que je fais des choses inconscientes. Quand j’ai terminé Le Complexe…, je me suis dit « Tiens, je me suis révélé à moi-même ma paranoïa. » Dans Trois ponts…, j’ai employé des éléments paranoïaques simplement parce que je pense que ce sont de bons éléments de comédie. Le paranoïaque est un bon personnage de comédie.
Trois ponts… vous a-t-il révélé votre part de dépression ? Votre film est traversé par un sentiment de solitude.
Dans tous mes films, les personnages sont seuls. Je les ai toujours filmés du point de vue de leur solitude. C’est une perception personnelle, mais c’est quelque chose dont j’ai pris conscience avec les romans de Jean Genet et les films de Tod Browning ou de Jacques Tourneur. Ce sont deux cinéastes chez qui ce sentiment de solitude apparaît de façon continue. Alors que chez Fritz Lang, ce sentiment est passager. Dans Trois ponts sur la rivière, cette solitude des personnages, leur sentiment de retrait, provient du mode de production du film. Pour Le Complexe de Toulon, j’avais dû plus lutter pour parvenir à faire le film, j’avais donc donné au personnage quelque chose de ma propre combativité. Alors que là, j’ai voulu traiter une histoire classique, ce qui peut-être induit chez moi un sentiment dépressif. C’est typiquement le genre de choses auxquelles je n’ai pas du tout pensé et que me renvoient les spectateurs du film.
Dans votre article sur la définition d’un « cinéaste », vous précisez que des films de « metteur en scène » peuvent être parfois plus beaux que des films de « cinéaste ». Pourquoi tenez-vous alors autant à ce terme de « cinéaste »?
Dans la distinction que j’ai établie entre « auteur », « réalisateur », « metteur en scène » et « cinéaste », le « cinéaste » a un rapport plus fort et plus profond que les autres avec les films qu’il fait. Et cela se perçoit dans le rapport temporel entre ses films. Un beau film de « metteur en scène » n’a pas à être relié avec ses films antérieurs ou postérieurs. Alors que le film de « cinéaste » a une composante personnelle qui fait que, même si le film ne procure pas d’effet immédiat aussi fort qu’un film très réussi de « metteur en scène », il s’inscrit dans le parcours d’une vie. Par exemple, on ne peut penser à Murnau qu’en « cinéaste ».
Selon vous, le « cinéaste » est aussi celui qui laisse le manque, l’inconscient, l’informulé traverser son film.
Dans le cinéma postclassique, moderne et contemporain, privé de repères, qu’on peut faire aujourd’hui, oui. Très peu de gens ont encore une véritable maîtrise, en revanche beaucoup ont du savoir-faire. Le langage cinéma a tellement été assimilé par tout le monde qu’il y a un savoir-faire généralisé qui fait que presque tous les films qui sortent tiennent debout. Moi, dans mes films, j’essaie de faire des croche-pieds, j’aime bien que mes films aient quelque chose d’imprévisible dans le pas.
Selon vous, est-ce qu’un « cinéaste » se définit d’abord comme quelqu’un qui considère le cinéma comme un art du temps et de la durée ?
Il y a très peu de films dans lesquels l’art du temps s’exerce. Il ne peut y avoir art du temps que s’il y a art de l’espace. Les seuls qui ont vraiment le sentiment du temps, c’est les Straub. Mais le sentiment du temps peut être produit par-delà la durée des plans. Dans mes films, je pense qu’il y a le sentiment du temps, mais il n’est produit ni par le dispositif des plans ni par leur durée. Je ne sais pas ce qui le produit. Alors que chez les Straub, le sentiment du temps est produit par le rapport entre la durée des plans et l’espace. On retrouve un peu ça chez Kiarostami, mais moins nettement que chez les Straub. Alors que chez Hou Hsiao-hsien, l’espace joue plus que le temps, même si les plans durent très longtemps. C’est d’abord de l’exploration spatiale qui n’embraye pas sur du temps. La tenue du plan long ne garantit pas forcément le sentiment du temps. Chez Garrel, il y a le sentiment du temps à l’intérieur du plan mais pas en dehors.
Si vous revendiquez ce droit à la durée et à la flânerie, comment tolérez-vous une époque où il faut sans cesse s’afficher et afficher son style pour avoir le droit d’exister ?
Il faut faire les choses selon sa nature. Très nourri des Grecs et des Latins, je considère qu’il y a les choses qui dépendent de nous et les choses qui ne dépendent pas de nous. Quand on a compris son mode de fonctionnement, il faut s’y soumettre. Moi, je sais que je gagnerai toujours à ce que les choses mûrissent. Si je ne parviens pas à faire un film, ce n’est pas perdu, ça viendra nourrir le film d’après. En fait, je suis très fataliste, il y a toujours de la perte et du gain, même dans les situations les plus terribles, et ça fait partie de l’émerveillement de la vie. Je suis frappé par les contradictions chez les gens, ce qui permet d’inscrire du relatif partout, d’avoir de la distance avec ce qu’on vit soi-même et de ne pas prendre tout au tragique. Sur la question de l’époque, je ne me pose jamais la question. Je fais mes films avec la conscience du présent mais en tant qu’un ensemble de phénomènes de la réalité. A l’intérieur d’une séquence ou d’un film, j’ai envie de mélanger des éléments hétérogènes, sinon hétéroclites, et j’aurais l’impression d’appauvrir la charge de réalité si j’injectais des effets de mode ça m’est impossible.
Tendez-vous vers une invisibilité de la mise en scène, alors que votre manière de diriger les acteurs est unique ?
Pour beaucoup de gens, la mise en scène doit être visible. Si elle ne l’est pas, elle est alors assimilable au tout-venant de la production, c’est le grand malentendu. Mais c’est vrai que ma direction d’acteurs et l’inflexion des phrases ne ressemblent à personne. Et je pense que les gens, spectateurs, critiques ou cinéastes, sont souvent complètement aveugles sur la direction d’acteurs. Alors que pour moi, tout est là. De ce point de vue, Renoir est le cinéaste auquel je donne tout le temps raison. « Tout le monde a ses raisons », même et surtout Renoir ! La direction d’acteurs, c’est-à-dire le sentiment de vérité des êtres filmés, c’est le critère de vérité du cinéma. Or la plupart des cinéastes n’ont pas ce souci de la vérité des êtres filmés. Alors que pour moi, le cinéma, c’est principalement ça. Les films des Straub sont exceptionnels à cause de ça : non parce qu’ils font des plans longs ou implacables, mais parce que les acteurs véhiculent des effets de vérité qui découlent d’une conversion de la direction d’acteurs vers une recherche de la vérité des êtres humains. Dans mes films, les gens peuvent être déçus de ne pas retrouver la technique habituelle de leurs chers acteurs, parce que je ne respecte pas les codes du moment et le ronron habituel. Chez moi, le poids des gens à filmer est plus fort que tout, plus fort que le désir de combiner des genres. Dans Trois ponts…, j’ai coupé des scènes qui étaient trop rocambolesques, trop feuilletonesques, et qui me faisaient perdre la réalité.
Dans votre mise en scène, vous cultivez aussi l’aléatoire et l’accidentel ?
La dimension documentaire des films m’intéresse beaucoup. J’aime bien saisir des choses qui viennent de la réalité à l’intérieur d’un plan. Mais il n’y a aucune prétention à vouloir montrer de « l’arraché » à la réalité. Dans le recueil de mes chroniques des Cahiers, Poétique des auteurs (Cahiers du cinéma, 1988), il y a un article que j’ai intitulé Le Papillon de Griffith, à propos du Rayon vert de Rohmer. C’est un cinéma dans lequel le passage d’un papillon dans un plan appartient à la nature du plan et renforce l’impression de réalité. Beaucoup de cinéastes attendraient que le papillon passe pour faire jouer les acteurs, parce qu’ils considèrent que le papillon distrairait le spectateur de l’action dramatique. Alors que chez Rohmer, tout demande que le plan soit habité par les choses de la réalité. Chez Resnais, Sternberg ou Visconti, un papillon ne peut pas passer. Chez Kubrick non plus, interdit de papillon ! Chez les Straub, Ford, Walsh, Naruse ou Rivette, le papillon peut passer. Le papillon ne peut passer que chez les cinéastes où il y a de la contemplation du monde.
Votre rapport au cinéma n’est pas du tout mélancolique, à l’inverse de Serge Daney ou de Godard.
Non, parce qu’il y a toujours chaque année une trentaine de films intéressants. Quand un film est vraiment fort, le cinéma se retrouve tout à coup à l’heure juste. Depuis dix ans, au moins un grand cinéaste s’est affirmé : Kiarostami. Ce qu’il fait, personne ne l’a fait avant lui.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}