Agité aussi bien par Rossellini que par le surréalisme, féru d’expérimentations et avide de découvertes, Jean-André Fieschi est l’auteur de quelques-uns des plus beaux documentaires de ces dernières années. Il se définit comme un essayiste de cinéma. Une rétrospective permet de découvrir un cinéaste qui a fait son oeuvre en se consacrant souvent à celle des autres.
D’abord critique aux Cahiers du cinéma pendant leur basculement vers la modernité, Jean-André Fieschi est devenu cinéaste sous le signe de Pasolini : son Pasolini l’enragé reste l’un des meilleurs films de la série Cinéastes, de notre temps. Après cette rencontre fondatrice, Fieschi a suivi une voie singulière, éloignée de la fiction dominante comme de la paresse scolaire du documentaire télévisuel.
Au gré de ses rencontres et de ses curiosités, Fieschi a souvent fait coïncider le filmage du « sujet » avec sa découverte, parvenant ainsi à donner à ses films un mouvement qui épouse l’idée même de transmission. Il aime citer cette phrase d’Eisenstein qui constitue la meilleure définition de son travail : « Il ne s’agit pas de représenter à l’attention du spectateur un processus qui a achevé son cours (oeuvre morte), mais au contraire d’entraîner le spectateur dans le cours du processus (oeuvre vivante).«
Qu’il se penche sur le cas Cuny, sur la façon unique qu’a Jean Rouch de faire des films (Mosso Mosso, Jean Rouch comme si…, son dernier Cinéma, de notre temps), sur les doux et courts délires de Grand Magasin ou sur les répétitions d’une pièce de Corneille, Fieschi conçoit des dispositifs d’approche savamment simples, qui le conduisent à s’effacer devant la parole et le corps de l’autre tout en imprimant discrètement mais fermement son empathie. De ce point de vue, Portrait imaginaire d’Alain Cuny est peut-être le chef-d’oeuvre de Fieschi, la rencontre au sommet entre deux « semeurs d’analogies ».
Qu’il soit critique, pédagogue, chroniqueur de la regrettée revue LimeLight ou auteur d’un bouleversant petit livre consacré à deux ou trois choses que savait Jacques Tati (La Voix de Jacques Tati, LimeLight/Les Editions Ciné-Fils), Jean-André Fieschi, dit JAF, s’attache à établir les rapports secrets entre les éléments constitutifs de son imaginaire. C’est donc un expérimentateur, dont le nom est souvent accolé à une caméra, la Paluche : sous-utilisée à la télévision pour scruter les trous de nez des invités (comme dans le défunt Droit de réponse), cette caméra-main a permis à JAF d’inventer une nouvelle écriture cinématographique. Hélas, les bandes vidéo des Nouveaux mystères de New York ou de Théâtre se sont effacées peu à peu, « comme des pas sur le sable », et on doit se contenter de leur évocation. Pour nous consoler, la rétrospective que consacre le Jeu de Paume à Fieschi permet de redécouvrir les autres films d’un cinéaste qui est aussi un agitateur d’idées, donc un résistant à l’air du temps.
A quand remonte votre désir de cinéma ?
Jean-André Fieschi Le cinéma est arrivé en dernier, après les livres et le jazz. Le coup de bambou, c’est la sortie de Vertigo. Avant, j’avais déjà abordé le cinéma, mais par le biais du surréalisme. Soudain, devant Vertigo, j’étais un spectateur hypnotisé, hystérisé, traversé. Et de lecteur de Positif, je suis passé aux Cahiers du cinéma. Deux ans plus tard, j’y écrivais, j’avais 19 ans. Ça a donc été tardif mais très rapide. Le vrai désir de faire du cinéma est cependant arrivé longtemps après avoir commencé à faire des films. Au début, c’était plutôt « Faut y aller, faut faire des films », que ça me plaise ou non.
Malgré l’influence des Cahiers, votre premier moyen métrage de fiction, L’Accompagnement (1966), fait très peu Nouvelle Vague.
J’étais déjà dans l’imaginaire, beaucoup plus que dans le réel. Car le réel, si tant est que ça existe, c’est un très long cheminement qui est venu par le cinéma, justement. Aujourd’hui, je suis rossellinien jusqu’à la moelle, et je trouve la réalité beaucoup plus intéressante que le cinéma. Mais l’ancrage de L’Accompagnement était beaucoup plus du côté de Franju et du côté de Resnais, de façon inavouée que du côté Cahiers. Il y avait là des gens comme le musicien Maurice Roche, qui interprétait le personnage principal, et Claude Ollier, avec qui j’avais conçu le scénario. Je n’avais tellement aucune idée de comment réaliser un film que je m’endormais tous les soirs en me posant des questions de raccords et de découpage ça me paraissait insurmontable, j’étais mort de trouille. Le premier vrai déblocage s’est produit au moment du Pasolini pour Cinéastes, de notre temps, quand je suis parti le tourner en Italie avec Janine Bazin. Dès le premier jour de tournage, toutes les influences modernistes, de la musique postsérielle au Nouveau Roman qui virait alors à Tel Quel, se sont effondrées. C’est devant Pasolini que j’ai compris que la chose intéressante, c’est ce qu’il y a devant la caméra. Et j’ai adopté la grande formule straubienne : « Ne faisons pas les malins ! » C’était la première rupture. Mais le vrai grand désir de cinéma n’est arrivé qu’en 76, avec ma découverte de la Paluche. J’étais enfin face au cinéma que je voulais faire et que personne n’aurait fait à ma place, un cinéma ayant rigoureusement la même liberté que l’écriture. Et j’ai fait Les Nouveaux mystères de New York.
L’Accompagnement était une fiction. Ce désir de fiction vous a-t-il quitté par la suite ?
Non, mais ce qui a disparu définitivement, c’est le côté écrire des scénarios, démarcher un producteur, demander l’avance sur recettes. Je n’ai vraiment pas envie de ça. Et puis, passé l’euphorie des premières années de la Nouvelle Vague, il y a eu un retour de bâton, faire des films redevenait beaucoup plus difficile. Mais de toute façon, les gens finissent toujours par faire ce qu’ils ont envie de faire. Il n’y a qu’à voir Straub en Allemagne, sans papiers, et créant de toutes pièces, à lui seul, le cinéma allemand d’après-guerre. Ou Eustache, arrivé à Paris comme un prolo, qui est quand même arrivé à faire ses films. C’est pas le cinéma français qui a tué Eustache, il était bien assez grand pour se tuer tout seul. Ce qui me plaît, c’est de travailler comme je travaille. Je saurais très bien quoi faire avec de plus gros moyens, mais mon cinéma n’est pas la contrebande d’un autre cinéma qu’on m’aurait empêché de faire, pas du tout. Même si je sais que ce que je fais n’a rien à voir avec la télévision. Je ne fais pas de télévision et je ne suis pas un intervieweur.
Vous êtes donc devenu un essayiste de cinéma.
Oui, mais ce qui m’intéresse avant tout, c’est les procédés de récit, il faut que mes films commencent par me raconter des histoires. Mes documentaires sont exactement conçus comme des films de fiction, avec des relances à la Schéhérazade. Ce qui me ramène à mon premier grand flash, inoubliable, bien antérieur à Vertigo : Les Illuminations de Rimbaud. Quand j’ai lu « C’est elle la petite morte derrière les rosiers/La jeune maman trépassée descend le perron/Le petit frère, il est aux Indes là derrière le rempart aux giroflées », j’ai su que c’est ça que je voulais faire, retrouver cette profonde logique poétique, hors de toute étiquette. Il y a eu aussi Maldoror et le Breton de L’Amour fou et d’Arcane 17. Le surréalisme me passionne non pas en tant que mouvement mais en tant que puissance émotionnelle et frissonnante de ses textes fondamentaux. Autre lecture fondamentale, Le Journal de Kafka, qui est composé de notations quotidiennes, mais aussi de rêves, de débuts d’histoires. Je me situe donc très loin de la lignée romanesque et psychologique à la française genre Chabrol/Téchiné, bien que je puisse prendre du plaisir à leurs films.
Vous avez cherché à rencontrer André Breton ?
On m’a présenté à lui en disant « Voici ce jeune homme qui se dit surréaliste. » Et Breton, superbe, a répondu « Mais il suffit de se dire surréaliste pour l’être ! » J’étais dans un état… Il avait répondu par retour de courrier à la lettre exaltée que je lui avais envoyée pour demander à le rencontrer en écrivant « J’aurais mauvaise grâce à vous faire attendre. Mais vous ne me dites rien de vos heures de liberté… » André Breton me demandait mes heures de liberté ! Et il poursuivait : « Vous pouvez téléphoner chez moi aux heures des repas. » Chez lui ! Aux heures des repas ! Il mangeait ! Et à heures fixes encore !
Comment choisissez-vous vos « sujets » ?
Au début de Cinéastes, de notre temps, on avait une formidable liberté de choix. Je pouvais proposer Pasolini, alors qu’en 65 personne ne savait en France quel cinéaste et quel écrivain considérable il était déjà, et on y allait. L’idée de la collection Préfaces était l’inverse absolu d’Un Siècle d’écrivains, c’était « un cinéaste fait une préface très libre à l’oeuvre d’un écrivain », sans cahier des charges, sans faire défiler la biographie ou devoir tout couvrir. J’ai choisi deux écrivains, Joë Bousquet et Tommaso Landolfi, que je commençais à peine à lire, et surtout pas des écrivains que je fréquentais depuis longtemps, comme Borges. Parce que le cinéma ne m’intéresse que comme moyen de découverte, pas comme relevé de choses déjà sues, mais comme inscrivant le mouvement d’une découverte qui doit être chimiquement présent dans le mouvement même du film. Les gens font toujours comme s’ils avaient tout lu ! Moi, je n’ai jamais lu Guerre et paix, et pourtant, ça doit être quelque chose, Guerre et paix ! Je ne pouvais pas avoir de thèse sur ces deux auteurs puisque je ne les avais pas encore lus. Je les ai lus en faisant les films.
Comment réagissez-vous à la commande ?
Le drame des commandes, même quand elles deviennent des films personnels, c’est qu’ensuite on vous demande toujours de refaire ce qu’on a déjà fait. Mais c’est grâce à une commande de Françoise Lebrun et Jacques Lassalle sur les répétitions de comédiens que j’ai découvert le théâtre, un autre grand basculement dans ma vie. Avant ce film de quatre heures et demie qui s’intitulait Théâtre, j’avais les idées sur les comédiens et le théâtre des gens qui ont été nourris à Dreyer et à Bresson, qui ne vont jamais au théâtre ou qui trouvent ça obscène. Et là, je suis passé du côté des comédiens, du côté des êtres humains que je filmais, en oubliant complètement mes préjugés de cinéaste. Ça a complètement débloqué mon rapport aux acteurs. Ensuite, quand on m’a proposé de travailler sur L’Illusion comique de Corneille, mis en scène par Jean-Marie Villégier, j’ai fini par accepter, parce que c’était surtout l’occasion de passer trois mois avec Pierre Corneille.
Comment avez-vous découvert cette caméra vidéo, la Paluche ?
Dans le bordel d’un bureau de Uni/Ci/Té, l’unité de production du PCF pour laquelle je travaillais à l’époque. Conçu par Jean-Pierre Beauviala, l’objet est difficile à décrire : la caméra ressemble à une torche ou à un micro, elle se tient dans la main, d’où son nom de Paluche, et le viseur est dissocié, on se l’accroche sur le ventre et on voit l’image qu’on est en train de faire sous son menton, plus un énorme magnétoscope pour l’enregistrement et un micro pour le son. C’est la main qui fait l’image, la main devient donc un troisième oeil, érectile et dissocié. Je n’ai pas quitté cette machine pendant trois jours et trois nuits, ma vie s’est arrêtée : comment bouger avec cet instrument, comment écrire et manger avec cette caméra greffée sur le corps. Je découvrais l’image en train de se faire, exactement comme Jean Rouch, qui représente pour moi la jonction idéale et séminale du cinéma direct et de l’imaginaire. Avec cet attirail très lourd, je ressemblais à un scaphandrier ou à Armstrong sur la lune, mais je découvrais la possibilité de faire du direct dans l’imaginaire. Je venais de commencer le cinéma dont j’avais toujours rêvé, je basculais dans une forme de récit à portée de main, le rêve devenait tactile. En hommage au récit feuilletonesque à la Feuillade et à la Pearl White, que cette crapule d’Aragon avait surnommé Perle Vite, j’ai baptisé le film Les Nouveaux mystères de New York. Et j’ai publié un texte dans Le Monde, pour que le plus de monde possible apprenne que cet instrument existait, à la fois caméra-stylo et caméra-pinceau. J’étais devenu une sorte de guérillero de la Paluche ! Je ne l’utilise plus parce que, aujourd’hui, les caméras DV8 sont des Paluches en couleurs et beaucoup plus légères, presque trop.
Comment s’approche-t-on de figures comme Pasolini ou Alain Cuny ?
Pour Pasolini, il n’y a eu aucune préparation. Ce qui était très émouvant sur le tournage, c’était d’avoir soudain accès à l’âme de quelqu’un. C’était un moment enchanté. Dans les trois grands portraits que j’ai faits, Pasolini, Cuny et Rouch, celui de Cuny a été le plus préparé. J’ai rencontré tout le monde, ses partenaires, ses metteurs en scène. Claude Régy, qui est le dernier metteur en scène avec lequel il ait travaillé pour La Danse de mort de Strindberg, m’a raconté comment il l’avait appelé pour lui proposer le rôle, précisant bien que ce serait avec Maria Casarès, croyant lui annoncer une bonne nouvelle. Réaction de Cuny : « Cette truie mécanique ! » Pour attaquer le Cuny par la face nord, j’avais tout préparé, tout lu et tout écouté, comme un Spade ou un Marlowe qui échafaude ses hypothèses policières. Avec Cuny, tout mon effort a consisté à le mettre en position de monologue. Alors qu’avec Rouch, c’est ce que j’ai voulu éviter pour m’intéresser à sa geste de cinéaste. Mais ce qui m’a épaté chez Cuny, c’est son savoir : cet homme savait tout, c’était Merlin l’Enchanteur. Je l’ai interrogé sur tous les gens du siècle qu’il avait rencontrés et son point de vue n’était jamais convenu, on apprend à chaque fois des choses de toute première importance. Le mystère Cuny, c’est que tous les grands l’ont considéré comme leur égal, chacun dans son domaine. Cuny, c’est l’éponge absolue, il est Claudel ou Artaud, et l’un des meilleurs spécialistes de Lacan. Et puis il a fait son film, L’Annonce faite à Marie. Ce qui prouve qu’on peut faire un premier film magnifique à 80 ans.
Est-ce que le terme d’essayiste vous convient ?
Oui, mis à part que je n’ai jamais eu l’impression de faire des trucs « sur » mais des trucs « dans ». Sur ma carte de visite, si j’en avais une, je mettrais volontiers ce que m’avait suggéré Michel Vinaver : « dériveur ».