Une farce ludique, un trafic de personnages, d’objets et de coq-à-l’âne : Tráfico est un film gai, grinçant, énigmatique. En deçà du clin d’oeil à Tati, le titre est à prendre au pied de la lettre.
Il sera donc question de la circulation de personnages proliférants et de l’échange illicite d’objets divers : armes de contrebande et argent sale, statues de saints et livres d’enfants. Le trafic, règle de mise en scène et fil conducteur, permet donc l’enchaînement des saynètes, orchestrant peu à peu les croisements entre les personnages.
On pense à Iosseliani mais, surtout, inévitablement, au dernier Buñuel, pour ce principe de contiguïté souverain, qui se manifeste aussi par l’association incongrue d’une image (un déjeuner d’affaires) et d’un son (les cloches et les bêlements d’un troupeau), et pour la galerie d’apparitions : banquier arrogant, ministre entiché de Shakespeare, terroriste emperruquée, curés auto-stoppeurs (l’un féru de natation, l’autre chanteur de fado et troublant sosie de Jean-Pierre Léaud), crânes de moutons vivants ou morts… Une rombière aux cheveux bleus se pâme pour une diva et pour des statues vivantes, la classe oisive danse le trip-hop, une petite-bourgeoise s’achète un discobole grandeur nature et harcèle son mari tout en braillant le Stand by your man de Tammy Wynette. Qu’ont-ils tous en commun ? Des problèmes d’argent : en avoir ou pas, bien ou mal gagné, et surtout comment en jouir. D’où une obsession des signes extérieurs de richesse, du plaisir comme preuve visible de la prospérité et du pouvoir, et des velléités de collectionneur ou d’esthète (à chacun son oeuvre d’art). Le banquier lâche dans une interview « Autrefois, les bons à rien se faisaient artistes peintres ; aujourd’hui, ils deviennent politiciens ou journalistes. » Il oublie juste d’inclure les possédants.
Ainsi se construit une mosaïque d’un Portugal aux icônes défraîchies, aux clichés désamorcés : le monument aux découvreurs n’est plus qu’une toile de fond pour vernissage, l’hymne national, célébrant les « héros de la mer » et « la splendeur du Portugal », et chanté par le jeune prêtre sur la scène d’une boîte à strip-tease, ne fait encore pleurer qu’une entraîneuse aux faux cils. Même la saudade n’est plus ce qu’elle était : la fameuse mélancolie lusitanienne n’était due, apprend-on, qu’à un excès de sardines vitaminées, heureusement neutralisé par une poudre miracle et euphorisante (à déguster en gants blancs)… Ne subsiste que des lambeaux de culture ou de mémoire, relecture sarcastique et accélérée de l’Histoire : un dinosaure en plâtre chevauché par un gamin nommé Jésus, une tour Eiffel en trompe-l’oeil, une interprétation féminine et rougeoyante de Jules César interrompue par le film qui fond, une prophétie millénariste (« Moloch a pris la place de Dieu »). Le tout est gai, grinçant et énigmatique.
Car pour qu’il y ait morale, il faudrait qu’il y ait fable. Or, la force du film et de son jeu d’associations, c’est de ne jamais se poser en apologue, ni prétendre offrir une métaphore du Portugal actuel. Juste une analogie à deux dimensions, qui en épouse donc le caractère superficiel. Tout est également donné à voir, tantôt clinquant tantôt opaque, les couleurs acidulées des riches et leur indécidable contraire, les mots des pauvres gens, pour une dernière surprise : au dénouement, dans une immense décharge publique hantée par les mouettes, deux clochards trouvent un livre et se mettent à réciter non Job ou Beckett mais Les Malheurs de Sophie. Et les larmes qu’ils versent gardent tout leur mystère.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Tráfico de João Botelho, avec Joaquim Castro, Rita Blanco, Adriano Luz.
{"type":"Banniere-Basse"}