Déstabilisé par le succès incontrôlé de son hymne techno popularisé par Trainspotting, Born slippy, Underworld a mis deux ans pour revenir avec Beaucoup fish. Un vivier où frétillent furieusement les rythmes et les idées, hédoniste et pourtant rigoureux, rappelant que la fête et la tête peuvent jouissivement cohabiter.
Underworld a bien failli passer à la trappe. Malgré lui, happé par un succès incontrôlable : le single Born slippy. Au départ, un single de techno strictement fonctionnel, uniquement destiné aux clubs. Mais, à l’arrivée, une créature démesurée, devenue l’épithète obligée de Trainspotting, le morceau symbole d’une Angleterre mutante, changeant en direct de pratiques culturelles, de société, de drogues et de musiques.
L’industrie, jamais en reste, a marié Born slippy avec tout et n’importe quoi : être un homme moderne et se raser en écoutant Born slippy, boire du soda avec Born slippy, faire du surf des neiges pendant que des baffles géants débitent du Born slippy sans débander. On imagine le calvaire pour Underworld, digéré par sa propre progéniture, pressurisé, devant satisfaire à l’exercice obligé des tournées interminables pour donner du vrai Born slippy aux quatre coins de la planète. Fin 96, Underworld s’est vu mort, victime d’un titre-Frankenstein.
Le groupe, formé de Karl Hyde, Rick Smith et de Darren Emerson, mettra deux ans avant de remettre les pieds dans un studio d’enregistrement. Vingt-quatre mois pour changer d’air et se régénérer en montant des installations pour des galeries d’art de Munich et Tokyo, en peaufinant des longs métrages, en écrivant une partie de la musique du film Une Vie moins ordinaire pour Danny Boyle et en reprenant, surtout, les bonnes habitudes au sein de Tomato : une brillante plate-forme multimédia créée par le groupe, dont on conseille particulièrement les activités Internet (www.dirty.org), notamment sur l’ahurissant site périphérique anti-rom (www.antirom.com). « Au début, explique Karl Hyde, le succès de Born slippy avait le goût d’une douce revanche sur les maisons de disques : ceux qui, sept ans plus tôt, ne voulaient pas admettre l’existence commerciale d’une musique quasiment instrumentale, échappant aux formats couplets-refrain… Puis, Born slippy est devenu une espèce de monstre, une chose indomptable. Nous étions les esclaves de notre propre création, obligés de l’assumer en la jouant sur scène, tout en sachant que nous n’en étions plus que les interprètes. Au bout de quelques mois, nous avions compris que cette seule chanson pouvait nous absorber, nous prendre toute notre énergie et nous transformer en machine à faire des tubes, sans âme ni flamme. Nous avons appris les dangers de la popularité suffisamment à temps pour ne pas perdre notre lucidité et ne pas céder à la contrainte commerciale. Dans une certaine mesure, ce phénomène m’a rappelé la situation qui était la nôtre en 1981 avec notre groupe précédent, Freur, lorsque nous avons été contraints de jouer des chansons dans lesquelles nous n’étions pas ou plus impliqués. Idem sur le plan financier : quelques années auparavant, nous étions au fond du trou, sans argent ni contrat discographique : ce succès a totalement changé la donne. »
Pour Karl Hyde et Rick Smith, l’aventure musicale possède les traits étranges de l’éternel recommencement : une suite récurrente et invariable d’échecs cuisants et de succès trop lourds à porter. A presque 40 ans, ils viennent de revivre, avec ce tube planétaire, la même revanche sur le sort qu’il y a dix-huit ans avec Freur. Du coup, ils se sont repayé un tour sur le manège de l’industrie musicale en essayant de résoudre, à nouveau, le problème de la survie créative.
A l’aube des années 80, ils bataillaient déjà contre la loi du music-business avec leurs copains de lycée, grattaient le fantasme de l’art total en bâtissant des concepts électrovisuels avec quelques vidéastes et plasticiens qui deviendront plus tard leurs associés au sein du collectif artistique Tomato. Sous la bannière pseudo-intello Freur, ils se tenaient loin de l’industrie du disque, pensaient tenir une forteresse de l’art musical désintéressé, un laboratoire de recherches dont les expériences leur permettraient à coup sûr de rejoindre Brian Eno dans le gotha des vibrations électroniques et des musiques atmosphériques. Comme un premier coup de semonce, la logique du commerce va vite les rattraper. « Nous étions tellement fauchés que l’un d’entre nous, Alf, avait accepté de devenir cobaye d’un laboratoire pharmaceutique pour gagner de l’argent. Un jour, ils lui ont injecté autre chose qu’un placebo et il est revenu dans une ambulance, puis s’est retrouvé coincé au lit pendant des semaines. Nous n’avions alors pas d’autre choix que d’accepter le contrat qu’une multinationale nous proposait pour composer des pop-songs. Lorsque tu es dans la misère intégrale, que tu vis à Cardiff, près des docks, dans un quartier truffé de skinheads, tu ne refuses pas les voyages, les limousines, les filles et les vidéos : tu te maquilles et tu fais le clown pour t’échapper au plus vite de ton trou à rats. »
Pendant quatre ans, Freur oubliera ainsi son éthique de base et trimballera son petit numéro new-wave en jouant au nouveau Roxy Music : cheveux longs, fringues en plastique, vestes à plumes et maquillage vert à la Brian Eno, comme dans ce concert de 83 où l’émission de télé Les Enfants du rock les avait surpris sur scène, exécutant leur seul hit : Doot doot. « Je suis fier de cette chanson et de quelques faces B. Mais je persiste à penser que ce que nous faisions avant cette époque, en 81, était beaucoup plus intègre. Quant à l’après-Doot doot, il n’a aucun intérêt. Il fallait juste qu’on fasse illusion sur notre capacité à composer des chansons, histoire de ne pas perdre nos contrats et de ne pas retomber au fond de nos quartiers pourris. On se demandait ce qu’on faisait sur une scène à jouer devant un public auquel nous n’avions rien à donner. Et puis, un jour, on s’est réveillés. C’était en 86, nous étions vidés, comme nos comptes en banque d’ailleurs, et on a arrêté ce cirque pour reprendre les choses là où on les avait laissées en 81. »
Karl Hyde oublie volontairement le Underworld première génération qui découle de ce réveil tardif. Avec son funk techno-pataud et un rien plouc, cette mouture ne fut qu’une structure de transition, un entre-deux sans repère, naviguant à vue en amusant les bouffeurs de pop-corn en première partie d’Eurythmics. Une catastrophe musicale, humaine, financière (encore). Personne ne se relève de ce genre de cauchemar, sauf Karl Hyde et Rick Smith qui, à peine entamés par ce hoquet de l’histoire, repartiront au front… en ordre de bataille, cette fois. Revigorés par la découverte de Darren Emerson, DJ improbable qui va chambouler toutes les méthodes d’écriture et de composition du groupe, Underworld va mettre à profit son passé pour éviter les baffes, testant prudemment toutes ses compositions sur les dance-floors avant de lancer quoi que ce soit sur le marché du disque. De ces essais in vivo sont nés les deux albums de la reconquête : l’important Dubnobasswithmyheadman, fascinant chantier sonique dont l’électronique savante servira, pour beaucoup, de sas entre rock et techno, puis le célèbre Second toughest in the infants, qui abrite Born slippy.
De la même manière, méticuleuse et scientifique, Underworld a testé Moaner, morceau hard-step avec lequel Darren Emerson a secoué les nuits du Twalo le club de New York où il officie souvent , avant de le faire ingurgiter à l’autoradio de la batmobile dans la BO de Batman et Robin. Un morceau que l’on retrouve aussi en fin du nouvel album Beaucoup fish, un intitulé bizarroïde pêché dans la langue cajun. « Nous étions chez un ami en Louisiane en train de pêcher quand un gars a vu ce que nous avions pris et a dit « Beaucoup fish ! » Immédiatement, ce titre a fait l’unanimité. »
Ce troisième volet discographique, on l’a découvert par bribes, dans des concerts plus ou moins improvisés et rarement logiques, où Underworld a choisi de mesurer en direct l’impact des nouvelles compositions. Une première fois au début de l’automne, à Paris (au Bataclan) comme tête d’affiche du Festival Fnac/Inrockuptibles, puis à la fin de l’année pour fêter le nouvel an à Manchester puis à Londres en compagnie de quelques prix Nobel de la dance-music. « Nous avons mis très peu de temps pour écrire Beaucoup fish. Il n’était pas utile de rester trop longtemps dans un studio. La réalité de cette musique se passe en dehors, dans les clubs ou sur scène. La scène est le véritable terrain de la dance-music. Sans public, pas de dance ; c’est une des différences fondamentales entre cette expression et le rock. La scène ne pardonne rien. Si les gens ne dansent pas, alors tu as perdu et il est impossible de te rabattre sur les artifices des concerts rock : l’attitude, le bruit… Il y a une interaction fondamentale entre la disponibilité d’un public, son envie, et notre capacité à l’emmener dans notre univers. C’est une rencontre, sans cesse renouvelée, puisque aucun public ne s’investit de la même manière dans la dance-music. On pourrait redessiner une carte du monde en fonction de l’attrait du public et ses exigences. »
Pour son dernier concert de présentation, pour les derniers réglages techniques des monstres d’efficacité que deviendront, immanquablement, ces Cups ou Shudder, Underworld avait choisi Londres comme ultime piste d’essai. Dans la grande rave populaire du nouvel an, quinze mille personnes remplissaient alors jusqu’à la gueule le vénérable Alexandra Palace.
Underworld partage l’affiche avec New Order, les Chemical Brothers, Laurent Garnier et Death In Vegas comme s’il avait été décidé qu’on visiterait en un soir les vingt dernières années du calendrier généalogique de la techno anglaise. Programmé juste après New Order, Underworld va revisiter sa propre histoire, celle de la dance post-années 80, et prendre une option sur l’avenir en occupant musicalement l’ensemble du territoire électronique. Comme par hasard, New Order a inauguré la nouvelle année, à minuit cinglant, avec Blue Monday, ultime invitation faite à Underworld d’en écrire la suite, d’emprunter les traces de cette contemporaine matrice pourtant vieille de quinze ans et d’en échafauder les extrapolations. Pour un peu, on croirait volontiers que les cinq mille silhouettes entassées aux premiers rangs ont parfaitement compris ce passage de témoin : durant le quart d’heure de battement entre les deux sets, personne ne quitte sa place, pas même pour sacrifier au rituel des pizzas froides et des bières chaudes.
Concentrés, ces fans frôlent l’apoplexie lorsque Underworld et son matériel toujours aussi impressionnant de modestie : deux samplers, un micro plus quelques effets personnels prennent la scène d’assaut avec Cups, une incroyable séquence de onze minutes qui ouvre également le nouvel album. Ici, déjà, se joue toute l’énigme du son d’Underworld. Dans cette salle au plafond trop haut et à l’acoustique incertaine, Underworld accomplit un travail d’Hercule en imaginant un double prolongement atmosphérique et martial aux matrices techno-disco de New Order. Chassant toujours le fantôme d’Eno, Karl Hyde et Rick Smith sondent les forces occultes de la nappe sonore, flirtent avec le format chanson en imposant le pouvoir du chant et de la mélodie aux bpm, mais sans jamais céder au charme et à la facilité de l’écriture traditionnelle. Le groupe recherche l’équilibre parfait entre des microforces sensorielles, les ordonne dans des strates sonores au statisme inquiétant (Winjer, Push downstairs) et invite à la musique intérieure, végétative. Des phases de relâchement absolu contrastées immédiatement par le déluge rythmique de King of snake (agression sonique la plus irrésistible depuis le I feel love de Donna Summer), Kittens ou Push upstairs, orages techno d’une froideur terrifiante, où DJ Darren Emerson déploie une fabuleuse puissance, imposant le pas de course à des boucles martiales.
L’excellence d’Underworld repose sur cette duplicité, cette cyclothymie musicale salvatrice qui brise tous les espoirs de confort pour l’oreille, à une seule exception : lorsque le groupe réalise la fusion idéale entre ses deux visages dans un Jumbo, à placer déjà sur le même piédestal que le Confusion de New Order. Derrière eux, des projections étayent le voyage sensoriel d’un sens graphique et rajoute une dimension conceptuelle à la bande-son. « Jusqu’ici, Underworld n’était qu’un de nos multiples projets. Un maillon de la chaîne, un terrain d’expression aussi important que peuvent l’être les installations et les expos de Tomato, les films ou les musiques de film. Depuis cet album, j’ai vraiment l’impression qu’Underworld est devenu un groupe, capable d’enregistrer un album en quelques semaines, d’être à l’aise en trio dans n’importe quelle situation studio ou concert. »
Dans l’assistance, le public a fait son choix. Les ravers d’occasion se rabattent sur les engins d’une fête foraine qui, dans le fond de la gigantesque arène, ont repris leur infernale ronde sans aucun respect pour le concert d’Underworld. Ceux des premiers rangs ne décolleront pas du dance-floor. Tout ce petit monde se lèvera pourtant comme un seul homme aux premières notes de l’oecuménique Born slippy, hymne symbolique d’une génération à l’ouverture d’esprit panoramique, qui a refusé les barrières entre genres musicaux, en en rejettant aussi les uniformes vestimentaires : pas d’image, aucun signe d’appartenance à une secte, le public d’Underworld s’habille à la fête comme lorsqu’il scie des planches. Karl Hyde constate avec ravissement cette chute des murs. « Dans Underworld, il n’est pas question de brider qui que ce soit. Sinon, nous irions à l’encontre de l’esprit qui anime la techno et la dance-music en général. Nous fonctionnons sur un véritable mode démocratique où chacun repousse instinctivement les limites de l’autre en l’obligeant à pousser son idée jusqu’au bout. Le tri se fait de lui-même entre ce qui est au point et ce qui ne l’est pas. Très souvent, je me dis que j’écris beaucoup trop de textes, que la techno n’a pas besoin de tous mes mots, mais Rick et Darren sont persuadés que la totalité de mes paroles est nécessaire, que ma voix doit être utilisée comme un instrument, qu’elle renforce le groove. Je dois leur faire confiance. Ma seule crainte est que nous retombions sans nous en apercevoir dans la tradition du groupe rock : un chanteur qui monopolise les spot-lights et deux musiciens à côté d’autant que sur Bruce Lee, Darren m’a aussi demandé de jouer de la guitare alors que je suis réellement fâché avec cet instrument. Ce serait un terrible échec. Prodigy a franchi la ligne, à mon sens. Même si je tiens leur leader Liam Howlett pour un génie du groove, le seul type capable de sortir de telles rythmiques, son groupe est devenu un rock-band électronique. Rick et moi, nous ne voulons plus du rock et son cirque d’egos. Bien sûr, nous tirons de cette époque des éléments musicaux pour Underworld, mais sans jamais perdre de vue que, dans la dance-music, seul le batteur a le droit de tenir le devant de la scène. »
De la techno jouée par un groupe de rock ou l’inverse : voilà la très vilaine image que quelques fâcheux ne manqueront pas d’apposer à Beaucoup fish, album hérétique pour qui fréquente encore les chapelles closes et bigotes. Car comme son titre à la langue approximative le laisse entendre, Beaucoup fish est un disque particulièrement fâché avec le purisme linguistique, où accents, vocables et argots du monde entier de Giorgio Moroder aux Chemical Brothers, de KLF à Kraftwerk se télescopent sans le moindre balbutiement, sans le moindre bégaiement. Une langue éloquente, batailleuse et sacrément vivante. Beaucoup fish est beaucoup riche.
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