Alexeï Guerman est un cinéaste qui parle comme il filme : un torrent de générosité, de profusion et d’inventivité, à l’image de son chef-d’oeuvre mal accueilli à Cannes, Khroustaliov, ma voiture !, enfin sur les écrans.
Depuis le dernier Festival de Cannes, où Khroustaliov, ma voiture ! avait été mal accueilli, Alexeï Guerman a eu le temps de se faire à l’idée que les spectateurs français ne connaissent pratiquement rien à l’histoire soviétique. Il a donc rajouté un long carton au début du film pour en situer l’action et mâcher le travail aux béotiens que nous sommes. Khroustaliov, ma voiture ! se déroule pendant le premier trimestre 1953, quand Staline fait organiser par le KGB le complot des « blouses blanches », une purge antisémite qui envoie au goulag les meilleurs médecins juifs du pays. Le personnage principal du film, un médecin militaire spécialiste du cerveau, est arrêté et expédié en Sibérie. Avant d’être rappelé sur ordre de Beria pour se rendre au chevet de Staline mourant.
Le cadre est précisé. Pour le reste, rien n’a changé : Khroustaliov, ma voiture ! est toujours un pur chef-d’oeuvre, d’ores et déjà un « classique », un film d’une ambition folle et aux beautés inépuisables, qui embrasse le mouvement chaotique de l’Histoire en suivant un personnage bigger than life, sans jamais verser dans le didactisme surplombant ou l’illustration d’une thèse préétablie. Khroustaliov… est si peu explicatif que d’aucuns le trouvent difficile à comprendre. C’est qu’ils ne sont guère habitués à ce qu’un cinéaste mette la barre aussi haut : s’attaquer à un tournant de ce siècle tout en réinventant son art pour qu’il parvienne à restituer les sensations confuses et enfouies d’un enfant témoin d’événements qui le dépassent. Nous voilà loin du minimalisme paresseux à la française ou du symbolisme lourdaud d’un Angelopoulos : normal que ça nous perturbe autant que ça nous bouleverse. Nous voilà dans le domaine peu fréquenté du poème épique plein de bruit et de fureur.
Remis de ses émotions cannoises, et un peu rasséréné par le succès de la rétrospective que lui a consacrée le Festival d’automne à Paris, Alexeï Guerman se présente comme un cinéaste hanté par ses souvenirs. Fils d’un écrivain « officiel » du régime stalinien, il est obsédé par l’idée de transmettre sa vérité d’une époque sanglante et décisive. Non pas pour se complaire dans une quelconque nostalgie ou mauvaise conscience, mais pour fixer sur l’écran sa vision très personnelle de quelques constantes de l’éternelle tragédie russe. Car il est persuadé que, dans son pays, le pire est presque toujours sûr. Pour conjurer le nouveau drame qu’il sent couver, il parle comme il filme, sans se bercer d’illusions, avec inventivité et profusion, mêlant anecdotes de proximité et réflexion historique, sens du grotesque et humour dévastateur. C’est qu’après quinze ans de maturation et près de trois ans de tournage, cet homme vient d’accoucher d’un film monstre. Il lui reste à le regarder grandir.
Autour de quelques idées clés et anecdotes révélatrices, rencontre avec un conteur hanté par ses souvenirs.
Je pense tout le temps que je vais mourir bientôt. Et je me dis que c’est normal : je suis gros, vieux et je ne respecte pas mon régime. A chaque fois que je me regarde dans un miroir, je me prépare à une mort violente. C’est en me préparant tout le temps à la mort que j’ai commencé à rêver de faire ce film, pour laisser une trace de cette époque. Parce que j’ai vu des choses que les autres n’ont jamais vues, car j’appartenais à la classe des privilégiés du régime, et ça aurait été dommage que tout parte avec moi. Mikhalkov appartenait aussi à cette classe. Mais lui ne travaille pas avec ce qu’il a senti. Moi, je ne travaille qu’avec ce que je ressens, ce que j’aime et ce que je n’aime pas. Et avec le souvenir de mes morts, de ma mère, de mon père. Dans le film, je ne cesse de dire « Cet enfant, c’est moi ! »
Je suis un mélange de sangs différents, j’ai un quart de sang juif. Un jour, dans un tramway, on m’a traité d' »Abraham », je n’ai pas compris avant qu’on me batte et qu’on me jette du tramway, j’avais 10 ans. Il m’a fallu dix ans de plus pour comprendre que j’avais été battu à cause de mon sang juif. A l’époque, je ne pouvais même pas l’imaginer. Mais je n’ai pas voulu réduire mon film à une thèse sur l’antisémitisme russe. Quand la famille du Général est envoyée dans un appartement communautaire où vivent des Juifs, ceux-ci sont contents de les voir arriver, c’est la preuve qu’ils ne sont pas les seuls à souffrir de la folie stalinienne.
Dans les magasins que nous fréquentions, il y avait des montagnes de faisans et de perdrix. Mais bien qu’étant un écrivain célèbre et officiel du régime, mon père était toujours un peu critiqué, on avait peur tout le temps qu’on l’emmène en prison. Le journaliste suédois Lindenberg est vraiment venu chez nous pour le voir, je n’ai même pas changé son nom. Chez nous, la femme de ménage vivait dans la cuisine. Chez un autre écrivain, ils mettaient une planche de contreplaqué sur la baignoire et faisaient dormir leur femme de ménage dessus. J’ai voulu montrer ce luxe un peu obscène, mais aussi les toilettes et les salles de bains toujours un peu sales, avec des bassines partout, le signe tangible d’un embourgeoisement très récent.
« Khroustaliov, ma voiture ! », c’est la phrase historique prononcée par Beria à l’adresse de son chauffeur, juste après la mort de Staline. C’est le petit détail qui marque le début d’un nouveau calendrier dans l’Histoire, pour nous mais aussi pour vous.
Quand Staline est mort, deux personnes étaient à son chevet, Beria et un militaire très grand et très fort. Qu’est devenu ce type après la mort de Staline ? Personne ne le sait. Je suis parti de là, j’ai inventé cet homme et j’en ai fait le personnage du Général, un médecin du cerveau qu’on sort du goulag pour soigner Staline mourant.
Si on reste trop près de ses souvenirs, on ne réussit rien. J’ai d’abord essayé de reconstituer exactement les scènes comme elles s’étaient déroulées. Mais ça ne marchait pas. Alors il a fallu que j’invente tout en gardant la vérité de l’époque. Pour le personnage du Général, je me suis souvenu de certains traits de caractère de mon père. Lui aussi buvait beaucoup, il était courageux et très fort physiquement. Il buvait ce qu’on appelle « le thé du général », peu de thé avec beaucoup de cognac. Les femmes l’admiraient et ma mère était très jalouse. Je me souviens aussi de l’odeur du saucisson dans notre appartement, des deux cousines juives qu’on abritait chez nous. Dans ma famille, elles ne se cachaient pas dans le placard comme dans le film, mais elles ne nous aimaient pas car ces deux petites connes étaient persuadées qu’elles auraient été mieux avec leurs parents déportés en Sibérie. Comme dans le film, ma famille ressemblait à un asile de fous.
Chaque plan est construit de façon très détaillée, on les a beaucoup répétés, puis tournés très vite. C’est très difficile de fixer ses souvenirs et d’exprimer la douleur qu’on ressent. Faire un film linéaire classique ne m’intéresse pas. Et le champ/contrechamp m’ennuie. J’ai « usé » cinq chefs-opérateurs pour rendre cette promiscuité à la Jérôme Bosch : mon peintre de chevet, un réaliste très puissant, exactement comme Gogol. La Russie de Tchekhov n’existe pas vraiment, alors que celle de Gogol existe. Il n’exagère jamais, tout est exactement comme il le décrit. Pour moi, Fellini est le cinéaste réaliste absolu. C’est un travail de condensation. La réalité qui n’est pas condensée ne peut pas exister à l’écran. Je déteste le cinéma qui se place au-dessus de l’action pour raconter le sujet. Alors j’essaie d’inventer autre chose. J’ai conçu Khroustaliov… comme une sorte de symphonie de détails.
Je refuse tout sentimentalisme nostalgique sur ma propre enfance. C’était un mélange de cauchemar et de gaieté, de rêve et d’horreur. Ce qui a foutu en l’air mon enfance, c’est qu’on avait oublié de m’expliquer ce qu’était la pollution nocturne. Alors je croyais que j’étais un monstre, je me haïssais moi-même, c’est pour ça que je montre l’enfant qui crache sur son reflet dans le miroir. La pollution nocturne, je l’ai expliquée tellement de fois à mon fils qu’il a fini par me dire d’arrêter, qu’il avait compris !
La femme qui joue le rôle de la grand-mère a passé vingt-sept ans au goulag. Il fallait utiliser son expérience. Depuis le camp, elle a pris l’habitude de cacher toutes les denrées alimentaires. Pendant la scène de la perquisition, elle n’avait pas besoin de mes conseils. Elle connaissait déjà la situation et je me contentais de lui donner des calmants.
La Russie est un pays bizarre que vous autres Occidentaux ne comprendrez jamais. C’est un pays à la fois très cruel et très généreux. Ce paradoxe est très difficile à saisir pour vous. La poétesse Anna Akhmatova disait : « Terrible sera le jour où les deux Russie, celle qui était dans les camps et celle qui n’y était pas et y a envoyé la première, se rencontreront. » Qu’est-ce qui s’est passé quand ce jour est enfin arrivé ? Une guerre civile ? Non, il ne s’est rien passé. Dans ce genre de situation, les Anglais ou les Français se seraient égorgés entre eux pendant cent ans. Dans Andreï Roublev de Tarkovski, le fou qui a passé onze ans dans un trou et auquel on a coupé la langue, quand il retrouve celui qu’il tient pour responsable, il lui propose d’aller boire un verre. Après qu’il a été violé dans le camion, le Général s’endort sur l’épaule de son violeur. Le personnage du petit homme qui ouvre et clôt le film, c’est le symbole de l’homme russe : celui qui prend des coups sans jamais comprendre pourquoi mais qui ne peut s’empêcher de continuer à se mêler de tout. Quand on le libère au bout de dix ans de camp, il hurle « Je vais finir tout le monde à la hache ! » Il se lève fou furieux puis se rassied aussitôt, définitivement résigné à son sort.
Staline était un salaud très intelligent. On a retrouvé des documents qui prouvent qu’il préparait un procès contre les antisémites, juste après avoir organisé lui-même cette sanglante purge antisémite ! Et tous vos intellectuels communistes de l’époque auraient eu leur preuve indiscutable qu’il n’était pas antisémite et que c’était de la propagande anticommuniste ! Car vos journaux communistes de l’époque étaient encore plus orthodoxes que les nôtres. En Russie, l’antisémitisme est une chose tout à fait courante et admise, c’était le climat ambiant. Encore aujourd’hui, il suffit de souffler sur les braises quand on en a besoin. Mais Staline n’était pas vraiment antisémite, c’était un politicien.
Sa phrase préférée, c’était « La mort d’une seule personne, c’est une tragédie ; la mort de centaines de milliers, c’est de la statistique. »
On a tourné les extérieurs de la mort de Staline dans la vraie datcha où il est mort. Soljenitsyne raconte que Staline n’avait peur de personne. On pouvait rentrer comme ça dans sa chambre depuis le jardin, il avait conçu un régime de telle façon que ceux qui le haïssaient n’aient plus la moindre idée de résistance. Mais juste avant sa mort, il a viré tous les Géorgiens qui étaient chargés de le protéger une chose étrange et inexpliquée. Dans le film, quand le Général voit Staline sur son lit de mort, il ne le reconnaît pas et demande à Beria (sans le reconnaître non plus) si c’est son père. Beria, avec son fameux pince-nez, je pensais que tout le monde le reconnaîtrait facilement et que ce serait clair. Mais on a été prétentieux en pensant que les Français savaient au moins la moitié de ce que nous, nous savons des Français. En fait, vous ne savez rien. Le comédien qui joue Beria est très ressemblant, mais si j’avais pris la dame qui est en train de nous servir le thé, l’effet aurait été exactement le même.
Pierre le Grand était un abominable salaud qui exterminait la population. Et il y a maintenant des statues de lui partout dans le pays. Aujourd’hui, 15 % des Russes disent éprouver de la sympathie pour Staline, alors qu’il a exterminé l’équivalent de la population française actuelle… Tandis qu’Alexandre II a aboli le servage, donné des libertés au peuple et a instauré des tribunaux égalitaires, les premiers d’Europe. Il a été tué dans un attentat. Les intellectuels le détestaient et, aujourd’hui, il n’y a pas un seul monument à sa mémoire. Qu’en conclure ? Que ce pays aime les dictateurs sanguinaires ; moi, je les déteste. De ce point de vue, Khroustaliov… n’est pas un film historique, c’est un film parfaitement contemporain, qui parle aussi de ce qui se passe en Russie aujourd’hui.
Eltsine n’est pas Staline. Lui n’a exterminé personne. Mais comme avec Staline, personne ne peut savoir quand il est malade ou pas, et les rumeurs de sa mort se propagent sans arrêt. On a toujours été un pays sans loi et sans démocratie, où tout le monde tremble sans savoir quoi faire. Et ça continue, malgré la prétendue démocratie actuelle. Aujourd’hui, j’ai peur pour la Russie, je ressens toujours la même angoisse. Je préfère la période actuelle, malgré tout, malgré la mafia, la tentation du fascisme ou du retour au communisme, mais j’ai peur d’un terrible retour en arrière.
J’ai rencontré des gens comme Sartre et Simone de Beauvoir chez mes parents. Une fois, mon père a accueilli Nathalie Sarraute qu’il connaissait et il l’a emmenée visiter un kolkhoze près d’un lac, réputé pour la qualité de son poisson. Ils ont pêché, les paysans en costumes traditionnels de moujiks ont dansé et leur ont préparé de la soupe de poissons. Tout le monde était enthousiaste, les types du KGB apportaient de la vodka, Sarraute était ravie. Plusieurs années plus tard, j’ai demandé l’autorisation d’amener un ami américain dans ce même kolkhoze. Depuis l’expédition de mon père et Sarraute, on avait le droit d’y amener des étrangers. J’y suis allé avec mon ami et je me suis aperçu que les femmes du village étaient furieuses à cause des hommes qui buvaient tous comme des trous et qui ne travaillaient plus. On leur avait donné des costumes spéciaux pour étrangers, le poisson n’était plus frais parce que plus personne ne pêchait, ils ne faisaient plus qu’accueillir des étrangers et se contentaient du poisson de l’avant-veille. Voilà comment la visite de Sarraute a foutu en l’air le kolkhoze, devenu une simple vitrine pour étrangers, avec des figurants professionnels !
Sokourov m’est très sympathique. Il est personnel et imprévisible, c’est le réalisateur le plus vivant de Saint-Pétersbourg. Lui, je le respecte. Parmi les réalisateurs soviétiques du passé, Boris Barnet est remarquable. Dziga Vertov, lui, a inventé une époque qui n’a jamais existé. Quand nous serons tous morts, cette époque sera encore jugée d’après Dziga Vertov, alors qu’il l’a inventée de toutes pièces ! Il a rendu romantique et poétique une période vraiment dégueulasse. Avec Eisenstein, ils étaient les meilleurs représentants du style étatique en vigueur à l’époque et ils ont une responsabilité dans l’avènement des malheurs de la Russie. Je n’ai jamais cru aux théories qui prétendent qu’Eisenstein voulait dévoiler la vraie nature de Staline. Il voulait simplement lui plaire. Vertov et lui sont des faussaires absolus, même s’ils avaient du talent.
A 60 ans, je connais ma place. Et je sais que l’accueil que j’ai reçu à Cannes était profondément injuste. En France, tout le monde dit admirer Tarkovski. Mais à l’époque où vous avez vu ses premiers films, tout le monde lui crachait dessus. Le problème de l’échec à Cannes, c’est que maintenant, plus personne ne veut acheter le film pour le distribuer en Russie, parce que je n’ai pas eu de prix. Cannes a encore fragilisé ma position économique.
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