Cette année, trois films questionnaient les frontières effacées entre l’homme et l’animal : Starship Troopers de Paul Verhoeven, Vampires de John Carpenter et Les Idiots de Lars von Trier. Trois approches opposées, mais un questionnement identique : où est la bête ?
« Hier j’ai « dansé l’animal », selon toutes les règles de l’art. Je ne sais pas si c’était convaincant, en tout cas c’était très sensationnel de danser la danse de l’animal ce n’est pas un animal qu’on vit, en réalité, mais un animal humain, c’est-à-dire mi-animal mi-homme, c’était très intéressant » Lars von Trier, Journal intime, 15 novembre 1997.
Si Paul Verhoeven, l’Européen expatrié aux Etats-Unis, et John Carpenter, l’Américain mal-aimé, peuvent aisément être rapprochés, il n’en va pas forcément de même avec Lars von Trier le Danois. Et pourtant. Les trois films qu’ils nous ont offerts cette année Starship Troopers, Vampires et Les Idiots , malgré des divergences évidentes, rassemblent des qualités symptomatiques d’une réflexion ancrée dans la modernité.
On assiste certes à deux approches diamétralement opposées en ce qui concerne la question du genre. Alors que Starship Troopers et Vampires entreprennent un étonnant mélange entre le western, le film de guerre et le fantastique aux débordements gore, Les Idiots affirme catégoriquement son refus d’appartenance générique. Différences formelles qui n’endommagent en rien des intentions similaires liées à un véritable goût de la provocation.
Verhoeven, Carpenter, von Trier ont entrepris de réaliser trois films politiquement incorrects où les créatures vivent en groupe, révélant une animalité qui s’avère aujourd’hui nécessaire par opposition à cette humanité devenue illusoire. Voici donc cet agrégat inébranlable : les insectes de la planète Klendathu, les marines de l’espace, les vampires du Nouveau-Mexique et les idiots des forêts danoises forment chacun à leur manière un corps pluriel aux forces démultipliées. Cette puissance, ils la puisent dans la nature, espace vital dans lequel ils auront tout le loisir d’évoluer et qui fonctionne précisément comme un poumon. Grandes étendues et paysages vastes chez Carpenter et Verhoeven rappellent l’ambiance de ces paysages de l’Ouest américain propices au surgissement, à l’envahissement, à la poursuite et aux règlements de comptes, où le comportement de l’homme s’apparente à celui de l’animal. Forêt et cours d’eau chez von Trier revêtent ce caractère gothique qu’a voulu éviter Carpenter dans Vampires car là trop évident , où les idiots iront se ressourcer tels les animaux de l’ombre et de la nuit.
Ainsi que chez la plupart des espèces animales, le regroupement s’impose comme véritable mode de vie, voire de survie. La cohérence collective sera respectée tant qu’il y aura chez ces êtres guerriers, vengeurs ou révoltés, croyance et volonté communes. De plus il leur faudra également un espace propre la propriété garantissant leur cohabitation. Un lieu clos dans lequel ils puissent se retrouver, se réfugier. Ce sera la maison dans laquelle se cachent les vampires au début du film titre et celle des idiots qui apparaissent en définitive comme de véritables maisons hantées de films d’horreur. Mais c’est également la grotte des arachnides, voire à plus haute échelle la planète Klendathu dans son intégralité. Si ce lieu venait à leur échapper, menaçant alors la vie du groupe, ce dernier n’hésiterait pas à s’en approprier un autre, quels que soient les moyens d’y arriver. Car toute situation extrême réveille l’animosité. Dans Starship Troopers, les armées klendathiennes assiègent à coups de mandibules acérées le fort protégé tant bien que mal par les marines qui se l’étaient déjà approprié de leur côté. Tandis que dans Vampires, c’est le motel où se sont rassemblés les chasseurs qui va subir l’assaut sanglant des créatures délogées. Dans Les Idiots, les premières scènes du film, lorsqu’ils visitent l’usine d’isolant Rockwool puis qu’ils investissent une villa « à vendre », nous font comprendre qu’ils sont déjà à la recherche d’un nouveau refuge.
Dès les premières scènes et ce jusqu’à la fin, il s’avère impossible de communiquer par la parole. Comme dans les sociétés animales, c’est le signe qui prévaut sur la parole. L’affirmation de l’existence du groupe ne peut se produire que par le surgissement de la totalité des corps à l’instar de la scène d’ouverture de Vampires, ou de la première confrontation avec les Klendathiens apparaissant en masse incalculable dans Starship Troopers. A l’intrusion progressive, les trois cinéastes ont préféré la présence immédiate comme affirmation de l’existence communautaire. On trouve ensuite la rapidité de la course des habitants de Klendathu entre sauterelle et araignée, la démarche hésitante et saccadée des idiots pareils à des canards qui s’essaient maladroitement à marcher, ou encore le mélange de grâce aérienne et de pesanteur des corps qui caractérise les félins et que l’on retrouve ici chez les vampires s’extirpant de la surface terrestre. Quoi qu’il en soit, l’ensemble codifié de ces mouvements, de ces gestes et de ces attitudes semble relever d’une certaine hystérie collective qui tend à exprimer le désir de se libérer de la « normalité ».
La « danse de l’animal » telle qu’elle apparaît alors au travers de tous ces paramètres s’impose comme passage à l’acte : acte régénérateur, restructurant et libérateur pour le groupe. Ce sont les scènes à la gestuelle complexe de l’orgie dans Les Idiots, de l’intrusion à la fête des chasseurs de Vampires ou encore les multiples scènes de combat dans Starship Troopers. Transfigurée par le rituel, l’action devient acte porteur de sens. Ainsi, dans les trois films, les créatures se font les messagers d’une intention spécifique celle de leurs auteurs : démonter les évidences en s’opposant au manichéisme primaire et montrer au contraire cette « dualité ironique » dont parle John Carpenter entre bons et méchants et que l’on peut appliquer aux Idiots en ce qui concerne le beau et le laid, le normal et l’anormal. Il s’agit par conséquent d’entreprendre une inversion des valeurs de notre société et d’ériger le mode de l’affrontement en principe vital. Les coups de griffes déchirants des scarabées géants et leurs crachats de feu, les morsures profondes des vampires et les crachats de caviar ou de gâteau des idiots apparaissent comme de terribles transgressions. Les individus restés en marge s’affirment ainsi comme communauté existante en opposition avec la société contemporaine. Ils sont le groupe contre l’individu, l’ensemble contre le particulier, l’animalité énergique contre l’humanité déshumanisée, la sensation primitive contre la pensée capitaliste.
Il faudra cependant émettre une réserve quant à cet affrontement rigoureux : « Plus l’histoire progresse, plus on prend conscience que la frontière entre les tueurs de vampires et leurs proies est difficile à cerner », affirme Carpenter. Les idiots de Lars von Trier ne sont pas de vrais débiles, mais des êtres oscillant sans cesse entre « normalité » et « anormalité ». Et il est parfois difficile de reconnaître qui des Klendathiens ou des Starship Troopers se cache derrière ces casques en forme de tête, ces armures en guise de carapace… La frontière de la dualité reste difficile à cerner puisqu’il existe une véritable « cohabitation » entre l’homme et l’animal. Et c’est en définitive ce qui fait la richesse et la complexité de l’espèce. Sans doute l’homme ne doit-il pas, contrairement au constat de Roberto Rossellini, « faire ce grand choix : ou se désanimaliser complètement, et avoir la joie extraordinaire de l’intelligence (…), ou bien abandonner l’intelligence et vivre une vie de vagues sensations, une vie beaucoup plus animale », mais osciller sans arrêt de l’un à l’autre.
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