Au crépuscule du millénaire, le rock s’est mis au diapason du monde : en position d’attente. Préférant les rétrospectives aux prévisions, il s’est souvent contenté de conduire au rétroviseur. Un miroir heureusement déformant pour beaucoup, qui ont traité l’héritage et les traditions sans pincettes. D’où la richesse d’une année où l’on a beaucoup repeint la soul, la new-wave, le folk ou le psychédélisme, quitte à joliment les défigurer.
A la télévision, en décembre, c’est toujours la même chose : on prie l’actualité et l’urgence d’aller jouer ailleurs, si possible dans les coins les moins éclairés, pendant qu’on célèbre tranquillement l’année sous les cotillons. A l’échelle du rock la quarantaine, plus ou moins rhumatisante suivant les saisons , 1998 aura été un joli mois de décembre.
En attendant de remettre les compteurs du siècle à zéro curieusement, personne ne parle des bugs informatiques que devront forcément affronter les machines sur lesquelles se tisse aujourd’hui la musique , le rock a donc célébré cette année ses 40 ans, en y mettant même parfois les nauséeuses paillettes TF1. De la réhabilitation hystérique du glam-rock et de Jean-Jacques Goldman dans le film Velvet Goldman au retour rance de la new-wave, c’est déjà à la fois la revue du Crazy Horse, le bêtisier du rock, l’année du zapping et celle des Guignols. Bref, ça a souvent senti le champagne tiède et la dinde et nous, le pigeon.
Il n’aura échappé à personne que même les meilleurs disques de l’année auront regardé en arrière : comme si la conduite en avant menait forcément au crash, comme si l’an 2000 était un mur, derrière lequel grouillait l’inconnu. A en croire le rock de 98, la terre est plate et au-delà du pré carré, c’est la chute libre dans le vide.
Heureusement, pour certains, le rétroviseur est un miroir déformant : REM a beau reluquer Eno et les Beach Boys, Rufus Wainwright faire les yeux doux aux stars de Broadway, Mercury Rev dévisager le psychédélisme le plus luxueux, les petits maîtres de la drum’n’bass (de Roni Size à Squarepusher) disséquer le jazz-rock, Massive Attack épier l’after-punk ou Elliott Smith se prosterner devant la Big Star d’Alex Chilton, leur vision est trop iconoclaste, trop distante, leur interprétation des écritures trop personnelle pour se contenter de l’insupportable radotage dont se contentent lâchement des Paul Weller, des Mansun. Loin de ces fayots du prof d’histoire, le rock s’est ainsi souvent, cette année, amusé à jouer l’écolier modèle, singeant le respect des traditions pour mieux les lacérer, les humilier.
Il y a une vingtaine d’années, les Américains de Devo provoquaient un scandale dans le train-train destroy-punk en déboulant en costards, sous intitulé New traditionalists. En 1998, les « nouveaux traditionalistes » sont arrivés avec leurs mauvaises jolies intentions là où on ne les attendait pas : en Angleterre. Le toujours parfait Beck devra, fatalement, un jour en répondre : grâce à lui, la dictature du jeunisme a été renversée en Europe. On peut donc désormais écouter des disques de Blind Lemon Jefferson ou de Woody Guthrie sans être accusé de gérontophilie. Mais aussi les rayer, danser dessus, les traiter sans le moindre respect, comme il se doit. Même le psychédélisme, ce grand malade qui ressemblait depuis des siècles à un légume ou à un touristique son et lumière, a retrouvé ses couleurs flamboyantes. On s’est même ainsi surpris à furieusement planer, à justifier sans rigoler d’étranges soli de guitares, à écouter Mercury Rev au-delà du raisonnable, à accueillir à la maison les méandres mercurisés d’Ebeling Hugues ou des Bells voire à trouver des vertus au progressif, qu’on regarda d’un autre oeil chez Unkle ou même les Français de Mellow.
En Angleterre, on a cette année traité l’héritage avec autant d’amour sincère que d’insolence. D’autant plus facilement que, contrairement à la brit-pop, l’héritage n’était pas à soi mais une pièce rapportée, une ombre plus fantasmée qu’écrasante : à Londres, on a peu entendu parler des sempiternels Kinks et Small Faces, mais on a beaucoup cité Big Star, Neil Young ou Creedence dans le texte. De Grand Drive à Gomez, de Sunhouse à Scott 4, la tradition a été manipulée sans ménagement sans la considérer comme un vieillard infirme à qui chaque secousse pourrait être fatale. Du coup, folk, country ou même cette vieille ganache mitée de blues-rock ont retrouvé des jambes de 20 ans.
Cette génération anglaise est la première, depuis dix ans, à tourner le dos au dance-floor. L’exemple de Gavin Clark, chanteur de Sunhouse, est en ce sens assez édifiant, lui qui vécut le grand amour fidèle avec l’acid-house avant de la cocufier récemment avec le rock. De ces barrières qui, des années durant, tentèrent de faire croire à certains que des musiques n’étaient pas pour eux et qu’il fallait rester groupé avec les siens, il ne reste aujourd’hui plus que quelques vestiges, quelques poches de résistance. En ce sens, le triomphe de Belle And Sebastian s’apparente à une véritable croisade libérer les lieux saints de la pop-music des envahisseurs synthétiques , à une levée de boucliers qui tiennent là leur ultime chance de ne pas finir, rouillés, dans un quelconque musée, entre les rééditions du label Sarah Records et les reliques toujours étincelantes des Smiths.
A l’acharnement assez fascinant de ces enfants de choeur, à leur austérité de diacres, on peut préférer la débauche et l’euphorie de quelques clubs où la routine n’est pas encore sur la guest-list. L’un n’empêche d’ailleurs pas l’autre : on peut passer directement de la confesse à la Big Beat Boutique, le chaud et froid ravissant les sens. Ainsi, de Fatboy Slim survolant l’année avec ses singles jouisseurs à la ribouldingue des Propellerheads, Freestylers ou Wiseguys, l’année anglaise a été très permissive sur les platines, autorisant des mariages jusqu’ici punis par la loi un bon coup de beat ne ferait donc pas de mal à la députée Boutin.
Le hip-hop américain a lui aussi eu des envies d’ailleurs, de demander l’asile à des marges où les codes, les colts et les dollars feraient un peu moins la loi. Ecrasé sous le gros cul de Puff Daddy, il s’en est pourtant sorti indemne : en rampant dans l’underground. Des fripons Jurassic 5 aux graves Mos Def ou Company Flow, de Saul Williams à Canibus, des étonnants Anti-Pop à RZA, il a trouvé sur la touche les meilleurs raccourcis pour éviter le cimetière ou l’hospice. En France, l’exemple du Wu-Tang n’est pas resté lettre morte : en quittant le vaisseau IAM le temps d’invasions solo (Imhotep, Shurik’N…), les ressortissants de la planète Marseille rappellent leur devoir d’exigence. Et laissent volontiers à d’autres la gaudriole pailletée : on pense à ce duo douteux, le temps d’une reprise du Rap des Rapetou, entre Tapie et Tarpé.
On disait qu’une génération entière avait déserté le dance-floor, épuisée par la rigidité des bpm, la sévérité de DJ intégristes. Elle n’est pas partie les mains vides. Car désormais, révolution des home-studios oblige, on ne peut plus écrire de la pop, voire du rock, sans tenir compte de cet enrichissement. Ainsi, Talvin Singh a ridiculisé les plaquages grossiers des industriels de la world-music avec un OK qui ne sentait jamais le mariage forcé entre modernité et tradition, mais plutôt la noce joyeuse, l’ébat torride. Et si Placebo ou U2 continuent de faire du rock épique, c’est désormais à travers ces machines qui font du dance-floor le plus passionnant pilote d’essai des sons anglais une vieille recette, mais cuite au micro-ondes.
Même le folk, ce bastion de résistance à la technologie, s’est retrouvé bouleversé par l’arrivée massive de ravers fraîchement convertis aux délices matinaux de Nick Drake ou, surtout, de Syd Barrett, le trait d’union rêvé entre acide et ecstasy. Ainsi, le Beta Band est devenu la plus ahurissante machine de scène anglaise, dont la musique protéiforme et élastique permet tous les tiraillements, tous les coups de tête. Là, un groupe joue de la guitare sèche et des tablas, et pourtant, il fait plus de bruit que des montagnes d’amplis, plus de groove que des centaines de laborieux pousse-disques : cette impression grisante de liberté et d’euphorie ne pourra pas, en 99, rester lettre morte. Car déjà, Beta Band se découvre des disciples, de Salako à Experimental Pop Band. Et c’est toute une génération qui pousse derrière pour le renouvellement des vieux cadres du parti pop, pour déboulonner les Oasis-Brejnev des guitares admirables de Seafood au romantisme de Sympathy (7), de l’héroïsme délabré de Witness au souffle de Stroke.
Puisque, aux Etats-Unis, Prince a fermé son laboratoire de recherche sur la soul, c’est l’Angleterre qui a racheté les tubes à essai. De l’exemplaire Leila à Super-Collider, de Rae & Christian à Red Snapper, la soul fut cette année un cobaye consentant et particulièrement débauché, se pliant sans rompre à toutes les caresses, toutes les manipulations. On trouva des traces de soul jusque dans le rata sauvagement épicé de Jon Spencer ou dans les glaçons de Third Eye Foundation. On en découvrit même des pans intacts chez Morcheeba, Lauryn Hill et ce n’est pas fini : le nouvel album d’Archive, attendu depuis deux ans, organisera un passionnant tête-à-tête entre My Bloody Valentine et Dionne Warwick.
Bristol dont les traîne-la-mort avaient pourtant prédit la fermeture du site d’expérimentation continue avec le même acharnement, la même exigence ses savantes manipulations de la soul, du funk et du dub. En attendant Roni Size, Marc Gauvin ou Morning Star, Portishead et Massive Attack sont venus rappeler leur écrasante avance sur une concurrence à la pâleur soudain gênante. C’est curieusement en allemand que ce groove lancinant s’est, cette année, le mieux traduit : des expérimentations grandioses du duo Kruder & Dorfmeister au spaghetrip-hop de Waldeck ou au dub cinématographique des Sofa Surfers, on a ainsi découvert qu’il existait un pays du nom d’Autriche. L’Allemagne, en pleine ébullition, a régulièrement pointé à l’excellence de l’électronique langoureuse, de Mouse On Mars à Tarwater (dont on n’a pas fini de parler), de Shantell à Schneider . Le nuage, doux et noir, a même touché la Suisse germanique (Knut & Silvy sont ainsi contaminés à vie) et, bien entendu, l’Islande, pays de la contrefaçon luxueuse (LHOOQ, Bang Gang) comme de l’authentique haut de gamme.
En 98, on a également énormément consommé auprès de l’EDF (Electronique De France). Pour tirer tout le monde vers le haut, il y eut d’abord Air, aussi fins architectes sur disque que poseurs de briques peu inspirés sur scène on se surprit même à les appeler Jean-Michel Jair à l’issue d’un de leurs spectacles. Il y eut ensuite un tube auquel beaucoup ont bêtement tourné le dos, par principe, jouant ainsi contre leur camp : le Music sounds better with you de Stardust, du disco lo-fi, crasseux et euphorique, attendu depuis Chic. Puissent ce bouillonnement des musiques électroniques d’ici, la foi contagieuse et l’élégance naturelle des Roudoudou, Cosmo Vitelli, Mellow, Bosco, Le Tone, Supermalprodelica, Bassmati ou Tommy Hools également décomplexer le rock, lui autoriser une identité.
On les avait crus lessivés par les années 80, mais quelques anciens héros intimes des années 80 ont, cette année, osé refaire surface : Guy Chadwick, Blondie (et pourquoi pas, Bauhaus), John Cunningham, Jazz Butcher (sous le nom de Sumosonic), Bill Pritchard, Jonathan Richman, David Gedge (qui a échangé son Wedding Present contre Cinerama) ou Peter Astor (de retour chez Wisdom of Harry)… Comme si l’électronique des années 90 avait été, pour la plupart, un désert dont la traversée s’achèverait ici, plus ou moins debout, plus ou moins Hibernatus.
On est ici superstitieux et un rien observateur. On sait donc l’importance de ces années à double chiffre dans l’histoire du rock, on connaît tout des virages irréversibles, des déraillements que 66, 77 ou 88 imposèrent de force au train-train musical. 99 aura donc intérêt à se surpasser et à surprendre, au lieu d’attendre bêtement les huîtres et le champagne de cette fin de siècle en pente décidément trop douce. Comme l’aurait chanté Nino Ferrer dont le suicide cet été rend l’écoute du Sud ou de La Maison près de la fontaine plus mélancolique dans L’An 2000 : « Tu n’as pas trente-six solutions. Tu peux choisir de ne plus penser qu’à ce qu’on a déjà pensé pour toi… Ou bien tu peux te sentir mal et découvrir autre chose en toi, caché sous un tas de conneries qu’on a mises là pour faire joli… » Avancer ou reculer, mais plus question d’avancer à reculons. Si le climat devra, l’année prochaine encore, être sous l’influence fantaisiste d’El Niño, puisse la musique retenir les conseils de Nino.
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