Il fut le bras droit de Fela Kuti : Mabinuori Idowu, I.D. par commodité, est l’auteur d’une biographie de Fela, Why Blackman carry shit. Il revient sur le combat d’un musicien insoumis.
Quand avez-vous rencontré Fela ?
Juste après avoir quitté le lycée. J’étais représentant pour une société anglaise spécialisée dans l’export. C’était en 1974, période où la police commençait à le harceler. Fela était quelque chose de totalement nouveau. Il dénonçait la religion chrétienne, les abus de pouvoir des militaires. Le milieu intellectuel n’avait jamais été aussi loin. Au Shrine, son club, on pouvait parler librement. La musique servait de catalyseur. A partir de ce moment, j’ai rompu avec le passé. J’ai quitté le costume cravate pour adopter la tenue africaine. Le jour où je suis arrivé à mon bureau en étant habillé à l’africaine, mon patron m’a fait une remontrance. J’ai fait l’objet d’une enquête : on voulait savoir qui pouvait m’inspirer ces drôles d’idées. Quand ils ont su que je fréquentais Fela, ils ont pris peur. Fela signifiait la révolution. A la fin de 1975, je me suis fait virer d’UAC. Fela pensait créer un mouvement politique. Moi, je voulais devenir journaliste. Avec Ghariokwu Lemi, qui réalisait les pochettes de Fela, et Duro Ikujenyo, nous avons créé les Young African Pioneers, un mouvement non politique à vocation culturelle. Fela eut alors l’idée de lancer un journal, le YAP news, qui allait devenir le premier organe de presse clairement hostile au régime militaire. On parlait aussi bien de sujets culturels que des brutalités policières dans la rue. On tirait à 70 000 exemplaires. Fela finançait.
C’est à cette époque que le gouvernement du général Murtala Muhammad eut l’idée d’organiser la seconde édition du Festival mondial des arts et de la culture africaine, auquel Fela était invité ?
Oui, et lui seul eut le courage de dénoncer le fait qu’un militaire le général Haruna puisse présider le comité organisateur d’une manifestation culturelle. De nombreux artistes internationaux invités du festival rendirent visite à Fela à l’Africa Shrine, et ce en dépit de l’avis des autorités. Stevie Wonder joua sur scène avec Fela. En réalité, le vrai festival eut lieu au Shrine et bénéficia d’une importante couverture médiatique, ce qui agaça beaucoup le régime. Il y avait comme une menace dans l’air. Cette semaine-là, Louis Farrakhan, le leader du mouvement islamiste noir américain, était à Lagos, à l’hôtel Maryland. C’est là que Fela avait rendez-vous avec Stevie Wonder. Dans le hall de l’hôtel, Farrakhan nous dit alors « Dis à Fela de se méfier. Le gouvernement nigérian mais aussi d’autres Etats s’inquiètent beaucoup du militantisme dans ce pays. Ils estiment que Fela mobilise la population trop rapidement. De plus en plus de jeunes s’identifient à lui, s’habillent comme lui, fument la même chose que lui. Ils ne savent plus comment faire pour arrêter le processus. Dis-lui bien de faire gaffe parce qu’ils en ont vraiment peur. » Une semaine plus tard, le 18 février 1977, 1 000 soldats en armes attaquaient le quartier de Kalakuta. Ils ont commencé par bloquer les rues avoisinantes avec des rouleaux de fils barbelés. L’opération a duré entre six et huit heures. Ils ont brûlé les quatorze voitures que Fela possédait et qui servaient à l’organisation. Ils ont mis le feu à sa maison et à la clinique de son frère, Beko Ransome-Kuti, qui était installée dans le bâtiment. La propre mère de Fela, Mme Funmilayo Anikulapo-Kuti, chef traditionnel, grande militante des droits de la femme au Nigeria, alors âgée de 77 ans, fut jetée par la fenêtre du premier étage. Elle allait mourir un an plus tard. Aussitôt, le gouvernement envoya des hommes dans les rédactions des principaux journaux pour tenter d’étouffer l’affaire. Menaces, intimidations, confiscations de documents. Fela fut placé en détention parce qu’on l’avait vu avec un fusil. Il ne fut libéré qu’un mois plus tard. Après quoi, ils essayèrent de l’étrangler financièrement et artistiquement. Ils fermèrent le Shrine et firent évacuer les 5 000 habitants du quartier de Kalakuta avant de démolir les maisons, sans compensation pour ceux qui y logeaient. Fela était devenu l’ennemi public numéro 1 et plus personne ne voulait l’engager.
A quand remonte la création de la république de Kalakuta ?
En 1973. Fela avait dressé un grillage de 4 mètres de haut autour de chez lui et symboliquement décrété que ce territoire était désormais autonome et porterait le nom de république de Kalakuta, Kalakuta étant le nom de la cellule qu’il occupait à la prison d’Alagbon Close. Mais assez rapidement, c’est toute cette partie de Moshalasi un quartier de Lagos qui est devenue Kalakuta, soit par sympathie, soit parce que l’endroit permettait aux vendeurs d’herbe, de cigarettes ou de bouffe de faire leur commerce. Autour du Shrine et de la maison de Fela, un véritable Etat dans l’Etat s’est créé, qui forcément gênait les autorités.
Cette république était-elle régie par des lois ?
Elle ne possédait pas de constitution mais vivait selon des lois non écrites de solidarité et d’assistance mutuelle.
Sachant à quel point le pouvoir redoutait de voir son influence grandir, il est presque étonnant que Fela n’ait pas été victime d’une tentative d’assassinat.
A chaque fois que Fela subissait une agression, il devenait plus populaire. A la fin, cette popularité lui servait presque de gilet pare-balles. Je ne crois pas que Gowon, Obasanjo ou Murtala Ramat Muhammad généraux-présidents qui se sont succédé au pouvoir avaient les couilles pour le faire. Abacha était assez fou pour le faire, mais Fela ne représentait plus sous sa présidence un tel danger.
Quelle qualité principale retiendriez-vous de la personnalité de Fela ?
Son courage. C’est une chose que j’ai toujours admirée chez lui. Il était toujours en ligne de front, jamais à l’arrière. Toutes les manifestations, toutes les opérations, il les a toujours entreprises devant. C’est pour cela que son exemple est si fort. Beaucoup pensent qu’il utilisait la magie pour entraîner les gens à sa suite alors que c’était son charisme, sa capacité à affronter le feu qui le rendaient si populaire. Lorsqu’il est allé déposer un cercueil dans la cour de Dodan Barracks l’équivalent nigérian de l’Elysée , c’est lui qui conduisait le bus. Pareil pour l’affaire Abiola.
Dans votre livre, vous dites avoir quitté Fela en raison de l’importance croissante que prenaient dans sa vie la magie et le paranormal.
En 1981, Fela a fait la connaissance de ce magicien d’origine ghanéenne, le professeur Hindu, une espèce de David Copperfield africain qui donnait des spectacles ici et là. A l’époque, Fela commençait à faire des sacrifices sur scène. A arracher la tête de poulets avec les dents. J’ai commencé à remettre en question ces pratiques et Fela n’a pas aimé. Aujourd’hui, je comprends. Le système parvient à te frustrer au point que tu cherches à te réfugier dans un ailleurs. Quand tu as été jugé, condamné, emprisonné, battu, persécuté, quand on a brûlé ta maison, défenestré ta propre mère, à la fin tu cherches une issue de secours. Et l’issue de secours que Fela a trouvée fut dans ces pratiques occultes.
Fela est en train de faire l’objet d’un culte, profane et religieux. Cette nouvelle dimension va-t-elle permettre à son message d’être mieux utilisé ou bien constitue-t-elle le début d’une certaine stagnation de sa pensée ?
Cela signifie que dans quelques années on parlera de Fela dans les écoles, qu’il sera célébré dans tout le pays, qu’il fera partie de notre histoire, que sa musique sera jouée partout. Cela veut dire aussi que les textes que chantait Fela hier sont devenus les évidences d’aujourd’hui.
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