On croyait tout connaître de Marcel Duchamp, artiste spécialiste du passe-passe artistique, du cubisme à Dada. Restait à découvrir sa passion de la compilation. Le musée des Beaux-Arts de Rouen se penche sur son activité à la limite du maniaco-dépressif.
Un minuscule urinoir en plastique qui semble provenir directement d’un jeu de Lego , une pelle en plastique, un très beau fac-similé de l’installation La Broyeuse de chocolat, un autre de La Mariée mise à nue par ses célibataires, même, c’est un univers miniaturisé qu’on découvre à l’intérieur de la dizaine de boîtes-en-valise exposées dans l’unique salle qui célèbre à sa manière le trentenaire de la mort de Marcel Duchamp.
Il s’agit donc d’une commémoration, mais pas de quoi être sinistre : le musée des Beaux-Arts de Rouen, sa ville natale, a choisi de rendre hommage à l’un des artistes majeurs du siècle sur le mode ludique, en présentant une partie de la série des boîtes-en-valise que réalisa l’artiste à partir des années 30.
Une petite salle rectangulaire et intime répond aux facéties de l’artiste en prolongeant l’idée de la boîte dans la boîte. On connaissait le personnage pour ses ready made, objets industriels signés et exposés tels quels, top-départ de l’art du xxème siècle. Un peu moins pour sa pratique effrénée des échecs et sans doute encore moins pour une manie qui frôle vite l’obsession : rassembler toutes ses oeuvres dans des boîtes d’environ 50 centimètres de long.
« Au lieu de peindre quelque chose, il s’agissait de reproduire ces tableaux que j’aimais tellement, en miniature et sous un volume réduit. Je ne savais comment m’y prendre. Je pensais à un livre, mais je n’aimais pas cette idée. C’est alors que me vint l’idée de la boîte dans laquelle toutes mes oeuvres se trouveraient recueillies comme dans un musée en réduction, un musée portatif. Et voilà pourquoi je l’installais dans une valise. »
L’idée de la boîte n’est pas une chose nouvelle. Elle préoccupe tous les surréalistes de l’époque, Breton, Man Ray et l’Américain Cornell, qui y intègrent des tonnes d’objets et de collages, surfant entre mystère et érotisme. La boîte est l’objet fétiche par excellence. La nouveauté, c’est que Duchamp ne crée aucun objet original mais y empile toute sa production. L’idée de fabriquer des boîtes surgit en 1935. Il écrit à sa plus fidèle collectionneuse américaine, Katherine Dreyer, en ayant d’abord l’idée d’un album. Il y renonce pour venir à celle des feuillets libres, des fac-similés de chacune de ses oeuvres pour conserver l’idée d’oeuvres volantes. Il part alors aux Etats-Unis en 1936 pour revoir les originaux qui sont déjà à l’époque presque tous dans les collections américaines et réalise des « notes de couleur » pour chaque pièce. « J’ai voulu restituer les notes aussi exactement que possible. J’ai donc fait lithographier toutes ces pensées avec la même encre que les originaux. Pour trouver des papiers de qualité absolument identiques, j’ai dû fouiller les recoins de Paris les plus invraisemblables. » Il prend des photos et revient en France. En grand pro de la technique, il connaît tous les procédés, du pochoir à l’imprimerie, et manifeste une passion d’orfèvre pour la retouche. Etant peu fortuné, il va jusqu’au pillage de ses propres catalogues : « Comme il n’a pas beaucoup d’argent, il découpe les photos du catalogue de sa première exposition rétrospective, que lui consacre le musée américain de Pasadena en 1963, pour s’en servir pour la réalisation des boîtes », précise Caroline Cros, le commissaire de l’exposition.
De 1935 à 1940, il rassemble 69 fac-similés. Il réalise en tout 300 boîtes (le temps de réalisation d’une boîte est d’environ un mois), comprenant sept séries distinctes ; il les améliore à chaque fois, y rajoute les objets érotiques qui n’étaient pas là au début (« Objet-dard »). Les premières boîtes sont mises en vente en 1940 par souscription, pratique innovante qui se développera des années plus tard.
D’une maniaquerie qui n’est pas loin de relever de la psychiatrie, le travail sur ces boîtes-en-valise souligne son souci de la précision et du travail bien fait. « C’est le Duchamp qu’on connaît très peu, celui qui va tout fabriquer lui-même, attaché au moindre détail. » Elles révèlent aussi une angoisse terrible et une haute estime de son travail. Duchamp prend quelques longueurs d’avance sur son époque en réalisant en quelque sorte un catalogue raisonné de ses oeuvres sous forme d’objet à part entière. Il passe plus de temps à s’occuper des fac-similés que des originaux, ce qui en dit long sur sa relation à l’oeuvre d’art.
Il dévoile un personnage à l’opposé de celui qu’on connaît, obsédé par l’idée de l’unité, du tout. Il ira jusqu’à aider ses collectionneurs à trouver un musée pour montrer son oeuvre en intégralité, supervisera toute exposition, ne laissant rien au hasard. Et surtout pas à d’autres le soin de disposer de son oeuvre. Le musée de Philadelphie exauce son rêve en présentant sa première rétrospective en 1963, cinq ans avant sa mort.
Quelques oeuvres originales extraites des boîtes jalonnent l’expo et nous permettent de revisiter l’univers de Duchamp, plus familier : un roto-relief, des ready made (le porte-manteau et la pelle pendus au plafond), des photos de son atelier, le film Animic cinéma, des affiches faites de et par Rrose Sélavy, son alter ego féminin apparu en 1920, une affiche des joueurs d’échecs, la bouteille Air de Paris, eau de voilette…
On ne trouve aujourd’hui plus une seule boîte sur le marché, les collectionneurs se les sont arrachées. Qui ne rêverait d’avoir tout Duchamp réuni dans 50 centimètres ?
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