Rien de pire pour une toile que de finir dans un salon ou une chambre à coucher. Les artistes du XXème siècle se sont pourtant amusés à introduire dans l’art des objets, des motifs, des usages décoratifs. Le musée d’Art moderne de Villeneuve-d’Ascq consacre une exposition à cette part maudite de l’histoire de l’art.
Le comble de la honte pour une oeuvre d’art, c’est peut-être d’être dite décorative. Ça fait la différence entre une oeuvre de salon et une pièce de musée, entre un art de bon goût et un chef-d’oeuvre exigeant. Une fois ce jugement prononcé, l’oeuvre en question est immédiatement renvoyée dans le décor, on l’imagine très bien sur le mur en crépi, au-dessus du canapé en cuir, éclairée sur le côté par l’halogène mural en imitation acajou. Dans le meilleur des cas, l’oeuvre refoulée, réduite à une simple fonction ornementale, pourra rejoindre des objets plus luxueux un fauteuil de Charles Eames, un guéridon de Jean Prouvé et se glissera alors définitivement dans le monde à la fois mineur et pourtant merveilleux des arts décoratifs. Le terme « décoratif » est lui-même chargé de négativité: il est le superflu, le gratuit, le joli bref, tout le contraire du beau.
Dans The Sense of order, ouvrage de réflexion sur l’art décoratif, le critique d’art E. H. Gombrich l’a même qualifié d’« art auquel on ne fait pas attention ». Certains s’emploieront d’ailleurs à le chasser : en architecture, Le Corbusier et le Bauhaus dénoncent tout ornement décoratif comme un élément gênant qui vient parasiter la vérité du matériau, de la structure et de l’usage du bâtiment. L’histoire moderne du décoratif commence donc par son exclusion, par la séparation tranchée entre les beaux-arts et les arts déco.
Mais jetez le décoratif par la porte (à deux battants, imitation saloon), il revient immanquablement par la fenêtre (double vitrage, poignées Andrée Putman) : l’exposition que consacre à cette question le musée d’Art moderne de Villeneuve-d’Ascq prouve d’ailleurs qu’il y a dans l’art du xxème siècle une réelle fascination pour le décoratif. Des frises de Matisse au papier peint motif vache de Warhol, de Picasso à Lily van der Stokker, les artistes n’ont cessé de réintégrer cette part maudite de l’art : peintures murales, motifs ornementaux, confection de tapis, de meubles, mais aussi installations, oeuvres environnementales, art d’ambiance… S’intéresser au décoratif, ce sera donc l’occasion de renverser la bonne vieille hiérarchie entre arts mineurs et majeurs, d’introduire en art des choses aussi basses que la production industrielle de masse ou les gestes de l’artisan : ainsi, avec des cartons découpés, l’artiste français Abdelhakim Henni reprend des motifs islamiques et pratique dans les fenêtres du musée des moucharabiehs auxquels il rend leur fonction première, celle de filtrer l’air et la lumière, et non, comme on a souvent voulu nous le faire croire, celle d’isoler les femmes du harem.
Le métissage culturel est d’ailleurs l’un des aspects importants de ce retour du décoratif : le peintre Laurent Joubert reprend des formats et des couvertures rituelles portées en Afrique australe et collabore avec cinq artistes sud-africaines, Alighiero Boetti fait réaliser par des artisans des tapis où l’art conceptuel jouxte des poèmes soufis. Et sur une immense toile, l’artiste égyptienne Ghada Amer mêle la broderie et la pornographie. Dans un tout autre genre, Wim Delvoye a récupéré une bétonneuse et deux barrières de chantier, il les a ensuite repeintes puis surchargées d’acajou sculpté, de motifs ornementaux, de frises délicates : cette oeuvre qui utilise le kitsch comme le vecteur idéologique d’une critique sociale est l’une des plus évidentes et des plus loufoques de cette exposition. Où l’on découvre la dimension sociale et politique des pratiques artistiques décoratives.
L’exposition « L’Envers du décor » démontre d’ailleurs toutes les richesses de cette dimension retrouvée de l’art : réflexion sur l’objet déco, sur la muralité avec Claude Rutault ou Sol Lewitt, sur l’installation et l’environnement avec Buren, sur l’effet décoratif de la peinture abstraite (Léger, Strzeminski), sur la lettre et le langage comme motif ornemental… Mais à force d’explorer tout le champ problématique du décoratif, à vouloir tout embrasser sans oublier personne (le groupe Supports/Surfaces, les peintures médiumniques d’Augustin Lesage, l’art brut de Wölfli et les vidéos de Nam June Paik), par endroits l’expo perd en force, se contente d’allusions et de clins d’oeil rapides à certaines questions et ploie sous son ambition muséale totale. On regrettera surtout qu’il n’y ait pas suffisamment de salles, d’espaces mieux composés où les oeuvres se juxtaposeraient, leur effet décoratif prenant enfin sa véritable dimension. Et la fameuse MERZbau de Kurt Schwitters ou L’Entrée de l’exposition, scénographie faite par Marcel Broodthaers en 1974 avec six photos et sept palmiers, donnent envie de traverser encore davantage d’espaces.
Pour expérimenter cet effet décoratif dans l’art du xxème siècle, on ira donc principalement dans l’espace literie composé par Sylvie Fleury, version fourrure et fluo d’une chambre à coucher réalisée par l’artiste pop Claes Oldenburg en 1964. Ou à la buvette : avec un baby-foot (testé et dûment apprécié par nos soins), un réfrigérateur, une table et quelques tabourets, Rirkrit Tiravanija crée un espace de repos et de détente, installe au milieu du musée une ambiance de cafèt’. Parfois, une intervention minimale suffit : avec une table basse posée à côté d’un tableau monochrome, John Armleder parvient à composer un espace et interroge l’art décoratif non pas comme un genre ou un effet interne à l’art, mais plutôt comme un mode de vie. Le décoratif, dans cette perspective, c’est avant tout un certain rapport à l’art, une façon de le consommer. Avec beaucoup d’ironie, le groupe Présence Panchounette installe une grande peinture noire de Soulages au-dessus d’un canapé noir de Knoll. Un coin salon, mais surtout une satire aiguë du milieu de l’art. Très loin d’être insignifiant, le décoratif s’avère en définitive une arme dangereuse, un outil insidieux pour une critique radicale de nos goûts et de nos valeurs esthétiques.
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