L’édition 98 du Festival Fnac/Inrockuptibles joue une nouvelle fois de l’accordéon entre un passé recomposé et un futur conjugué à tous les tempos.
Sept jours et cinq villes pour trente rendez-vous pris avec quelques-uns des acteurs essentiels du rock contemporain, au sens le plus large du terme. Où l’Amérique actuelle (Elliott Smith, Mercury Rev, Rufus Wainwright) croise celle d’hier (Blondie), où l’Angleterre qui s’amuse (The Beta Band, Underworld, Lo-Fidelity Allstars) fréquente celle qui bûche ses classiques (Scott 4, Sunhouse), où la France affiche enfin une belle santé insolente (Air, Rinôçérôse).
Un programme acoustique, électrique, électronique et par-dessus tout éclectique, dont ce dossier passe en revue tous les détails.
R. R.
Elliott Smith
Indiscutablement, Elliott Smith est l’homme de l’année. Une année folle durant laquelle ce Petit Poucet de l’Oregon aura semé sur le sol français pas moins de quatre albums : trois merveilles rééditées et un tout nouveau chef-d’oeuvre, XO, dont la perfection pop rivalise avec les plus hauts sommets du genre. Au printemps dernier, Elliott Smith a même fait une brève escale en France pour un concert acoustique et unique (dans tous les sens du terme) dont les quelques privilégiés présents sur place conservent un souvenir encore parcouru de frissons. Cette fois, il revient bien accompagné par ses concitoyens de Portland, Quasi, auteurs récents d’un album (Featuring: « birds ») également fort recommandable et l’accueil qu’on se prépare à lui réserver n’a d’égal que la ferveur contenue dans ses fantastiques compositions. Mais patience, la semaine prochaine nous ouvriront en grand ces colonnes à celui qui se prépare à voir l’Amérique et le monde entier lui manger prochainement dans la main. C. C.
Tue-Loup
La terreur est dans le pré. Débarqué de nulle part la Sarthe , Tue-Loup a sorti cette année le disque de chevet de tous ceux qui ont peur du noir. Enregistré en cinq jours à Tue-Loup, dans l’ancienne ferme familiale d’un guitariste exceptionnel, La Bancale est l’équivalent musical du film Y aura-t-il de la neige à Noël ? : une grande claque humaniste que personne n’avait vue venir, une oeuvre juste, loin des effets d’annonce et des petits arrangements du music-business français.
A Tue-Loup, on fait de la musique enlisée dans les marécages du mal-être (et comment en sortir), mais on distille aussi du calva. Avec La Bancale, ce groupe a offert à la France un digne équivalent des liqueurs fortes de Swell, American Music Club ou des Palace Brothers. Avis du médecin : à l’occasion du concert de Tue-Loup, les premiers rangs sont tenus de se faire vacciner contre la rage.S. D. Regular Fries On avait connu des musiciens capables de bâtir un répertoire entier sur la discographie d’un seul groupe. Mais aucun suffisamment fasciné par deux seules chansons pour en faire ses tuteurs légaux : le Loaded de Primal Scream et le Fools gold des Stone Roses le reste n’étant que détails. Deux hymnes à la danse ivre et sensuelle qui encombrent toujours les rares singles des Regular Fries, leur interdit tout dérapage, garde-fous trop serrés. C’est heureusement sur scène le groupe a souvent joué avec les Lo-Fidelity Allstars, autres farouches ennemis de la raison toute grise que ces Londoniens parviennent à fausser compagnie à leurs boulets d’influences, emportés par un groove bouillonnant et suave, où l’électronique sue à grosses gouttes, où le psychédélisme se fait passer à tabac par une rafale de beats et de basses sans doute interdits par la convention de Genève. JDB Mellow Les Franciliens de Mellow ayant décidé de ne pas faire les choses à l’endroit, ils tourneront lors du Festival Fnac/Inrockuptibles pour promouvoir un premier album qui sortira… le 19 janvier prochain. En cours de marketing basique, Mellow aurait chopé un zéro pointé : on n’a pas idée de jouer ainsi en public des chansons que personne n’a entendues. Pas grave : l’option musique rétablirait alors la moyenne.
Dans le genre têtu, Mellow est récidiviste : en 97, le groupe avait déjà décidé de donner son seul concert de l’année devant un public qui ne connaissait ni ses chansons ni son nom. Et pour cause : c’est au Concorde de Brighton, théâtre historique des premiers trémoussements de la Big Beat Boutique, que Mellow rencontrait la scène pour la première fois de sa vie. Pas grave : de l’autre côté de la Manche, on cultive plus la curiosité que le cynisme de principe. Et Mellow, les yeux écarquillés par la lumière du jour, sera finalement ravi d’avoir quitté son studio. « En fait, nous avons joué ensemble pour la première fois à l’occasion de ce concert. Sinon, nous travaillons chacun dans notre coin et nous nous retrouvons pour opérer des juxtapositions, des collages. Pour la scène, nous avons dû recruter trois musiciens supplémentaires pour jouer toutes les parties car nous sommes très stricts là-dessus : nos chansons sont définies, elles doivent être jouées fidèlement. On a d’ailleurs hésité à tourner : nous n’étions pas certains que ça aide la musique, que ça la fasse progresser. Le problème, c’est que nous sommes aussi maniaques sur scène que nous le sommes en studio. Et le genre s’y prête moins. Pour nous, la scène n’est qu’une parenthèse. Seul nous intéresse le processus de création. »
Par paresse et goût des raccourcis reposants, on a vite comparé Mellow à Air les deux groupes s’étant plusieurs fois croisés au sein de vagues formations sans lendemain, où l’on recensa également le groovy Alex Gopher. Des groupuscules dont l’histoire a oublié le punk-rock approximatif ou le funk hésitant, mais pas les noms : comment ne pas se rappeler les Rillettes du Mans ? Des rillettes à la musique sans gras de Mellow, le parcours est considérable. « Ça m’agace d’être comparé à Air. A part le fait que nous jouons de la pop avec des instruments vintage, il n’y a aucun rapport. » De la pop, certes, mais de la pop traitée avec une maniaquerie trop rare par ici, où la pop-song se résume trop souvent à une éjaculation précoce alors que des pointillistes, de Brian Wilson aux Pet Shop Boys, ont prouvé que les longues caresses provoquaient des plaisirs autrement plus voluptueux. « Il nous faut beaucoup de temps pour admettre qu’un morceau est fini. Il reste toujours un truc en suspens. Heureusement que nous avons signé avec une maison de disques : maintenant, on nous impose des dates butoirs, ça nous a forcés à terminer l’album. Sinon, on serait encore en train de bidouiller. »
L’année dernière, Mellow envoyait à quelques labels des demos particulièrement abouties : on connaît beaucoup d’albums terminés et commercialisés qui rougiraient face à la luxuriance de ces Rough mixes au titre particulièrement ironique. Dans une de ces crises de panique dont Paris ou Londres ont le secret, les chèques se mirent à voler bas, alourdis par des ribambelles de zéros à faire tourner les têtes. De cette tornade qui secoua la quiétude de son local de répétition, Mellow se souvient avec amusement. « On n’a pas compris comment le « buzz » a pu se développer du jour au lendemain, comment on s’est retrouvés groupe branché du moment. Ce n’était pas une volonté mais c’était assez drôle. »
Deux des trois membres de Mellow sont ingénieurs du son. Pour eux, pour ce son qui sait parler simple en restant savant, on inventerait bien une nouvelle profession : ingénieux du son. Ou alors : designers de chansons. Car comme chez Brian Eno, modèle revendiqué du groupe, la musique de Mellow refuse d’étaler sa culture et sa virtuosité, à la fois terriblement pointilleuse et pourtant d’apparence légère et insouciante. Un son chaud et beau, flexible au possible, pas du tout intéressé par le débat franco-français qui oppose les songwriters aux soundwriters, la noblesse du travail d’auteur à celui, manuel, de faiseur de son. « Même si on admire Radiohead ou Ben Harper, on n’est pas jaloux. La seule fois où j’ai été jaloux, c’est quand Bowie a sorti Earthling. C’est ce que je cherchais à faire. » Car Mellow peut aussi bien rester sagement cloîtré dans le cadre strict d’une authentique pop-song à l’ancienne (Instant love) que s’aventurer dans les méandres d’un son invertébré, rarement visité depuis King Crimson comme sur l’indomptable Shinda shima ou Frippin’, hommage à Robert Fripp. Un groupe de son époque, capable de réaliser un brillant bilan de trente années de pop-music tout en y mettant son grain de sel, de regarder derrière tout en voyant loin devant. Un groupe casanier et aventurier : comme son nom l’indique, Mellow est à la fois moelleux et éméché. JDB
Cuba
Bien entendu, ces Londoniens n’ont jamais mis les pieds à La Havane, jamais fréquenté Compay Segundo, jamais envisagé la moindre salsa. De Cuba, ils ne connaissent que la torpeur, la moiteur et la fièvre : portées par des basses monumentales, les chansons bambochardes de ce groupe à géométrie variable vrombissent plus qu’elles ne dansent et finissent systématiquement en nage. Mais alors : en nage libre. Qu’elles soient propulsées par une voix serpentine le timbre de Mau, rescapé du duo Earthling , par des grondements dub, par des cuivres en pétard ou des cordes en chaleur, les chansons de Cuba laissent la part belle à la digression, à la combustion lente. Dernière recrue du label 4AD, qui n’avait encore jamais eu si chaud aux fesses, Cuba vaut, sur scène, son pesant de pesos. JDB
Chris Knox
Si la reformation de Blondie est un événement, la présence de l’hippie-punk Chris Knox en première partie en est un autre. En vingt ans de carrière, le troubadour néo-zélandais (qu’on décrira encore une fois comme un croisement entre John Lennon, Alan Vega et Rémy Bricka) n’a joué que trois fois en France. On se souvient des deux premières comme d’un jubilatoire retour au naturel. Donc au chaos.
Equipé d’une guitare électrique rafistolée, d’une boîte à rythmes qui ne part jamais à temps, mais aussi de mélodies superbes et d’un moral au beau fixe, Chris Knox est aux antipodes de la morne routine des concerts de rock. Deux inconnues nous empêcheront de dormir jusqu’au 4 novembre : Cricri jouera-t-il une reprise de Blondie ? Portera-t-il un short et des tongs ? Le premier qui se moque ou réclame Blondie pendant la prestation de Chris Knox aura affaire au service d’ordre. S.D.
Doctor L.
Pas de méprise, Dortor L. ne viendra pas pour retapisser la scène en direct des riches textures sonores de son premier album personnel, Exploding the inside world (Artefact/Barclay). C’est DJ Dortor L. qui prendra le pas cette fois sur le producteur, en espérant qu’il ait la main aussi heureuse pour faire valser les platines que lorsqu’il exerce la magie noire dans le secret des studios. Celui qu’on a encombré du flatteur sobriquet de DJ Shadow français bien qu’Irlandais d’origine, comme son Liam de prénom l’indique est en effet un guerrier de l’ombre : metteur en samples chez Assassin, musicien intérimaire, remixeur de plus en plus précieux pour les rappers français en mal d’idées, son intervention d’urgence la plus stupéfiante sortira ces jours-ci. En effet, Doctor L. a distillé ses baumes et remèdes pour le compte de notre vieil ami Rodolphe Burger, sur un album solo du Strasbourgeois, Meteor show, que même les plus allergiques à la griffe Kat Onoma ont décidé d’apprivoiser. Déjà en route pour le prix Nobel de médecine radicale, Dortor L. est un genre de sauveur de l’humanité. C. C.
Rinôçérôse
« Notre nom ? Je l’ai trouvé dans un bouquin sur l’art brut que m’avait prêté Pascal Comelade. C’est le titre d’un tableau de Gaston Duf, un peintre fou qui a fait partie du mouvement lancé par Jean Dubuffet dans les années 50, lorsqu’il a voulu prouver par réaction aux intellos de l’art abstrait que même ceux qui n’avaient pas conscience pouvaient faire de l’art. Duf dessinait des drôles d’animaux avec des protubérances et avait titré phonétiquement son tableau : Rinôçérôse. » Depuis cinq ans, Jean-Philippe Freu et Patou Carrié bricolent leurs compositions depuis l’appartement commun. Un travail en duo, mais sans sampler ni machine. Musicien de la vieille école celle des instruments classiques et de l’analogique , Jean-Philippe n’a jamais pu s’y faire et préfère brosser les grandes lignes de leurs chansons guitare en main avant de confier le tout à Johnny Palombo, leur programmateur-sorcier rencontré par hasard en 94 à Montpellier.
C’est là qu’a mûri la dance de Rinôçérôse, loin des sphères parisiennes, au soleil, dans une ville devenue un repaire de DJ’s depuis que le festival techno Boréalis cuisine, chaque été, la place de l’oeuf au bpm. « Sur scène, Rinôçérôse n’est pas un collectif de musiciens derrière des machines, c’est un groupe de dance avec des instruments, mais sans chanteur ni batteur. C’est un groupe de rock auquel on a coupé les couilles en quelque sorte. » L’expression résume bien l’impasse dans laquelle Rinôçérôse se trouvait à l’époque : coincé dans le sud de la France, inscrit dans une logique d’écriture très britannique, sans avenir dans les chapelles parisiennes et ignoré des directeurs artistiques des maisons de disques, un peu durs d’oreille. « En 94, personne n’avait encore entendu parler de Daft Punk et les Chemical Brothers arrivaient tout juste. Pour les maisons de disques, la dance n’était pas associée à quelque chose de rentable. Il fallait voir la tête des directeurs artistiques lorsqu’on leur proposait nos demos. »
Handicap majeur durant les premiers mois, leur situation géographique va rapidement se transformer en avantage. Par le jeu des festivals voyageurs et des DJ’s, une de leur demo va traverser les Pyrénées et atterrir entre les mains du label Elefant Records, à Madrid, qui recrute Rinôçérôse pour son sous-label dance alors naissant. « Deux mois après qu’ils nous ont contactés, le disque était dans les bacs. Culturellement, l’Espagne est plus attirée par les nouvelles musiques, plus curieuse. Sur la dance, elle a réagi beaucoup plus vite que la France. »
Les choses ont bien changé depuis. Signé par Les Disques du Crépuscule, Rinôçérôse s’est faufilé jusqu’en première partie du concert parisien de Roni Size où il époustoufla un public ignorant jusqu’à son nom et sa nationalité et vient de poser sa dance imprégnée d’héritage pop (l’influence de New Order et des Chemical Brothers y est omniprésente) sur Le Mobilier, premier bout d’essai en maxi avant l’épreuve du long format discographique. Un album encore en gestation, où le groupe tentera d’apprivoiser quelques lignes de chant et quelques gimmicks vocaux pour l’instant interdits d’entrée dans leur substrat électronique. « Je tiens à cette idée de musique instrumentale. Un chanteur serait totalement injustifié, il focaliserait tout sur lui et reléguerait les arrangements et les recherches sonores au rang de détails. On essaie actuellement d’approcher Alison Statton des Young Marble Giants dont nous sommes archi-fans pour lui confier le chant sur un de nos nouveaux morceaux. » Courageux, admirable. Qui a dit que ce groupe n’avait pas de couilles M.B.
Quasi
En plus de jouer les backing-bands dans l’ombre de leur compatriote et ami de Portland Elliott Smith, Quasi défendra également ses propres couleurs, les mêmes qui illuminent son récent et excellent premier album Featuring: « birds ». Soit un charmant nuancier de chansons pop qui tient plutôt du paon que du perroquet et à partir duquel ils s’autorisent quelques coups de bec à propos, il paraît que Beck en est dingue dans les écritures classiques. Constitué d’un ancien Heatmiser et de la batteuse actuelle de Sleater-Kinney, ce duo qui proclame Our happiness is guaranteed (« Notre bonheur est garanti ») devrait nécessairement concourir à satisfaire le nôtre. C.C.
Sunhouse
On en connaît, des musiciens qui sont passés du rock à la techno. Le parcours de Gavin Clarke, chanteur du groupe anglais Sunhouse, est plus insolite : après avoir longtemps gobé des pilules et des bpm du vendredi soir au dimanche midi, il est soudainement devenu tout sage, tout vieux, tout seul, leader d’un groupe qui s’en remet à la magie ancienne des mélodies crève-coeur, des guitares acoustiques et des harmonicas.
Crazy on the week-end, premier album du plus américain des groupes anglais sorti au printemps, ressemble à la fois à un best-of de Neil Young et à un tribute à Van Morrison. Une collection de chansons détrempées, lessivées, transies, frissonnantes qui, jouées en concert, transforment une scène en pont de bateau fendant la houle. Pour sa venue au festival, on ne serait pas étonné d’apprendre que Sunhouse a traversé la Manche à la nage. S. D.
Sean Lennon
Orphelin de père à 5 ans, couvé sous l’aile qu’on imagine féroce de Yoko Ono, Sean est le second fils Lennon à oser ratisser le sillon paternel et à faire dans la chanson au lieu d’être banalement junkie ou avocat d’affaires. Seulement, lui se permet un droit d’inventaire salvateur parmi la discographie et la mythologie familiale, et son premier album Into the sun échappe assez judicieusement aux comparaisons humiliantes. Ouvertement pop, gentiment easy-listening, prudemment expérimentale, la collection de vignettes de l’héritier le plus en vue du moment bénéficie du parrainage de Grand Royal, le label des Beastie Boys, et d’une production légère et humble qui coupe l’herbe sous les pieds des pourfendeurs de fils à papa. Coécrit et réalisé avec sa Yoko à lui Yuka Honda, de Cibo Matto , Into the sun sera transposé sur scène avec les mêmes intentions modestes et (on l’espère) une aussi belle grâce. A découvrir avec un oeil vierge, non embué par les préjugés, et pas comme un énième épisode de Dynastie ou un reportage dans Gala. Voyeurs s’abstenir, donc. C. C.
Grandaddy
Allongez-vous. Détendez-vous. Fermez les yeux. Pensez aux fleurs. Vous êtes bien, vous écoutez Grandaddy. Il y a un an, Under the western freeway, premier album de Grandaddy, débarquait chez nous tel un ovni qui serait passé un peu trop près du soleil. Pas loin non plus de Beck, Mercury Rev, Pavement ou du gang des postiches dans ce groupe, ils sont un certain nombre à porter la barbe. Amorphe et polymorphe, le psychédélisme lunaire de ces Californiens top-bab et top-barbe, ex-champions de skate, prouve qu’on peut être à la fois neurasthénique et franchement tordant. « Nous essayons de nous en sortir par l’humour », déclare le leader Jason Lytle, retranché dans un jardin secret où poussent des herbes qui font rire et rêver. Ce groupe est le véritable héraut du grunge fin de siècle, le digne héritier de Dinosaur Jr : il n’a même pas l’énergie du désespoir. Mais il fait preuve d’une aptitude rare à bâtir des monuments pop avec les petits moyens du bord. Grand fan d’Electric Light Orchestra, Jason aurait pu baptiser son groupe ELO-fi. S. D.
Lo-Fidelity Allstars
La parka avec capuche à moumoute bien zippée jusqu’au menton, les lunettes noires sur le nez et le front haut : ainsi déboule sur scène Dave, chanteur de Lo-Fidelity Allstars, tel un frère Gallagher avec qui il partage d’ailleurs une voix un rien nasillarde. Les petites frappes à surnom impénétrable à quoi A One Man Crowd Called Gentilee, nom de code du bassiste, peut-il bien faire référence ? qui composent le clan Allstars traînent sur scène leur nonchalance arrogante, leur flamboiement canaille. Miracle : avec sa tambouille festive de funk, de groove, de funk et de rock, ce groupe parle universel, communique avec tous même au plus plombé, au plus retors, au plus pisse-froid détracteur du big-beat. Garçons et filles, subitement très lascifs, s’oublient dans des transes suantes, se laissent emporter par ce psychédélisme nerveux, dragués par cinq racailles qui savent s’y prendre pour échauffer corps et esprits. oeuvrant en douce, ces gouapes auront beaucoup fait pour le rapprochement entre les genres. A.-C. N.
Scott 4
Le gigantesque Stetson du chanteur des Londoniens de Scott 4 est devenu un gimmick et le signe de ralliement d’une armée de cowboys anglais sans foi ni loi, immédiatement gagnés à ce panache blanc. Le plus important n’est pourtant pas ce pittoresque galurin, mais ce qu’il abrite : le cerveau azimuté de Scott Blixen, carrefour dangereux où se télescopent régulièrement des musiques qui, autrefois, se croisaient en s’ignorant royalement. A bien y regarder, cette country-music est toute cabossée, incroyablement customisée : la moitié des pièces ne sont pas d’origine et les autres sont déglinguées par un manque d’orthodoxie qui, à Nashville, se paie en plumes et goudron. Quelle drôle d’idée, par exemple, d’enfourner le moteur de Can sous la carriole d’Hank Williams, de repeindre les six cordes surannées de Merle Haggard avec les drôles de couleurs de Stereolab ? Mais Scott 4, bête de scène rétive, n’est pas pour autant une bête de foire et rappelle la génétique selon Beck : une science enfantine et taquine de l’accouplement, qui ignore tout des tubes à essai et des laboratoires stérilisés. A Londres, les brigades de la brit-pop ont lancé un avis de recherche contre ce cheval fou, traître à la nation. JDB
The Beta band
Si on ne sait pas toujours où le Beta Band veut en venir sur disque, la scène éclaire l’univers de ces hirsutes : ils veulent aller partout à la fois, mais pieds nus. Dans un carambolage particulièrement excitant de folk et de psychédélisme, de groove rongé et de pop alambiquée, les concerts de Beta Band sont, en Angleterre, l’une des expériences les plus excitantes de l’époque, comme si Syd Barrett avait été arraché à sa cave par les Happy Mondays. Des concerts qui autorisent toutes les consommations : on peut danser sur ces beats à la liesse communicative, on peut rêvasser devant des projections de films qui en veulent aux neurones. On peut aussi se tordre de rire à la vue de cette étrange secte, qui porte des coiffes indiennes, des ponchos ou des boubous de rois africains avec une élégance cocasse. Une troupe habitée par ses chansons, qui transforment le quatuor en pois sauteurs, en derviches tourneurs. The Beta Band inaugure en direct la discothèque d’Alice au pays des merveilles. JDB
Boom Boom Satellites
« Notre musique est un cross-over entre la techno et le rock. » Dans la langue des Japonais de Boom Boom Satellites, « cross-over » ne désigne pas ce juste milieu, ce ventre mou visé par ceux qui se contentent d’additionner les beats et les guitares en secouant très fort. Ici, on parle d’une fusion plus riche, où les deux éléments ne perdent rien en saveur. Les pauvres en imagination qui ont déjà catalogué le jeune duo en Chemical Brothers ou Prodigy japonais devront ravaler leurs préjugés. « Ça fait sept ans que nous avons commencé. Si nous avons été influencés par la musique anglo-saxonne, ce que nous jouons existe depuis longtemps, avant l’invention du terme big-beat. » D’ailleurs, Masayuki Nakano et Michiyuki Kawashima pratiquent une fusion à deux faces : techno en studio et rock en concert où, aidés d’un batteur, ils transforment leur répertoire en un magma digne de leur héros du MC5. « Si Michiyuki utilise une guitare Gibson Flying V, explique Masayuki, chargé des machines, c’est pour faire mieux comprendre la part occupée par le rock chez nous. Notre musique rend les gens positifs, nous voulons qu’ils sortent de nos concerts heureux. » Soyez prêts. V. B.
Superflu
Cette voix monotone, ces textes écrits avec de la grisaille et cette musique décharnée, emballée avec des arrangements en guenilles, ont dû faire fuir plus d’une oreille. Logique, Superflu ne cherche pas à plaire. Loin des vendeurs d’insouciance pop, ce cinq majeur ne vit plus dans la bulle bleue de l’adolescence. Ses chansons sont celles d’un groupe tombé d’un coup dans le réel ; fâchés avec les métaphores, les textes procèdent à de petits bilans intimes sans fausse pudeur, ni pathos ; sondent la fin de l’innocence et chuchotent à l’oreille les désillusions qu’ils punaisent une à une sur le tableau noir. A cette sécheresse des mots, l’instrumentation et le son de ce premier album Et puis après on verra bien répondent par la nudité. Comme ensorcelés, les instruments semblent spontanément avares de notes. Impressionnants de calme et d’assurance, ils travaillent sans gants et pratiquent le même matériau que la scène néo-folk américaine. Après la mélancolie de Katerine, l’ironie enchantée de Dominique A et les flèches cyniques des Little Rabbits, Superflu et son voyage au pays de l’absence sont devenus à leur tour d’indispensables compagnons de route. M.B.
Snowpony
Sur le papier, ça paraît fort douteux : une ancienne Stereolab et Moonshake recrute un ex-My Bloody Valentine et le batteur métronome de Quickspace, formé chez Rollerskate Skinny. Une armée de seconds couteaux, de mercenaires du raffut anglais : légitimement, on craignait que Snowpony ne se traduise par « gros bourrin » ou « cheval de labour dans les grandes plaines lugubres de la noisy-pop ». En tout cas, on n’imaginait surtout pas que ce groupe fait de braques et de broc puisse signifier « pur sang » ou même « Pégase ». Souvent, Snowpony réussit à faire décoller ses chansons biscornues et prouve qu’un patchwork méticuleux et imposant assemblage de fragments de guitares, de rythmes et de sons peut être uni, les coutures même pas visibles.
Car le trio a donné une vie à sa monstrueuse invention, qui danse lascivement là où beaucoup de créatures de laboratoire comme Garbage, cette bête de somme dont Snowpony évoque une version miniature, un poney se trémoussent mécaniquement. JDB
Arab Strap
Trainspotting, le groupe : dans le film, vous avez aimé sans le comprendre cet accent rocailleux, ce désoeuvrement glauque, cet humour glacial, cette pornographie pouilleuse, ce laisser-aller contagieux, cette lenteur de vivre poisseuse ? Sans le savoir, vous aimez déjà les Ecossais d’Arab Strap, récemment immortalisés par leurs compatriotes de Belle And Sebastian sur le disque The Boy with the arab strap. Sur scène encore plus que sur disque, la banquise a déjà gagné Glasgow, résolument contaminé ces chansons pourtant étonnamment chaleureuses malgré elles, malgré leur carapace de glace sombre. Velvet Underground du quart-monde, Joy Division de l’âge de pierre : il est facile de trouver de lointains et vagues ancêtres à ces mélancoliques Ecossais. Bien malin celui qui pourra trouver le moindre contemporain à ce blues futuriste, à ces pop-songs lancinantes et faussement monotones. Pour ces chansons crues et cruelles, à la séduction uniquement subliminale, on est prié d’apporter son Robert & Collins. Il serait dommage de passer à côté de trouvailles comme « C’était la plus grosse bite jamais vue/Mais on ne savait pas où elle avait fourré son nez/Tu as dit que tu faisais attention/Mais jamais avec moi/Tu as dit que tu l’avais fait quatre fois cette nuit-là/Alors que les capotes sont vendues en paquets de trois. » JDB
Underworld basse altitude
Loin de la techno-promo-dodo, Underworld profite des concerts pour faire subir des crash-tests à ses futurs tubes planétaires. Son nouvel album se laissera encore désirer jusqu’en 99, mais les derniers essais libres sur scène devraient être passionnants.
Underworld mène un combat : la popularisation de la musique électronique, l’évangélisation du grand public rock à la techno, dans la dédiabolisation du genre… Actif sous son actuelle forme depuis 1993 Underworld a connu des heures moins glorieuses, de la new-wavasse de Freur aux premières parties d’Eurythmics au tournant de la décennie 80-90 , les (dé)constructeurs soniques Karl Hyde, Rick Smith et le DJ Darren Emerson sont parmi les premiers à avoir fait exploser la scène techno-rock, à avoir extirpé de l’underground un son que l’on croyait confiné aux clubs initiés. Karl Hyde : « J’ai entendu dire que beaucoup de gens étaient venus à la dance-music en achetant notre album Dubnobasswithmyheadman. Au début, on jouait exclusivement devant un public « club ». Puis on a commencé à être programmés dans des salles rock. Pour nous voir, les clubbers étaient donc obligés de se rendre dans des lieux rock. Et les rockers, chez eux, étaient moins intimidés par la dance. Ça faisait un étrange mélange, c’était la première fois que des gens aussi différents dansaient ensemble. Il y a toujours eu des groupes pour transcender les mouvements underground en Grande-Bretagne. C’est ce que nous, The Prodigy, Orbital, Chemical Brothers et Leftfield avons réussi à faire avec l’underground dance des années 90. »
Accessible, la musique d’Underworld l’est par ses sons de guitare, ses voix et ses textes, par des éléments rock familiers. Une technique d’écriture qui affole toujours les battements de coeur de l’auditeur : pour preuve, ce somptueux concert aux Eurockéennes cet été, où Underworld, après deux ans à cuver le succès de la tournée 96, a testé quelques nouveaux morceaux, toujours aussi épileptiques, encore plus groovy.
Entre-temps, les activités pluri-artistiques de Hyde et Smith au sein de leur collectif de design Tomato auront permis à Underworld de se ressourcer loin de l’arythmie techno-cardiaque. « Fin 96, on a compris qu’il était temps qu’on s’arrête et qu’on redescende sur terre. C’est trop facile de perdre contact avec la réalité, il était temps de refaire des choses simples. On a fait un film, préparé un livre, participé à des séminaires, fait des expos dans des galeries. Ces dernières ont permis une grande interaction entre Tomato et Underworld, puisqu’on a intégré dans notre nouvel album des sons utilisés dans nos installations. Nous retravaillons nos propres matériaux. Underworld recycle beaucoup. » Underworld, le premier groupe écolo-techno.
A.-C. N.
Calexico nouvelle frontière
Calexico : terrain de jeux sans frontières, nom de code sous lequel, après le très estimable Spoke
en 1997, Joey Burns et John Convertino ont commis The Black light, deuxième album surgi en mai dernier le genre d’hirondelle qui devrait nous faire le printemps pendant des lustres.
John et Joey vivent à Tucson, Arizona, « dans les arrière-cours du Mexique ». Calexico joue donc une musique finement bâtarde, fille naturelle d’une Amérique sous forte influence hispanique. Une fille du désert, aussi, qui, comme ces terres solitaires que l’on dit à tort inhabitées, présente un intrigant mélange de densité et de transparence. Il y a une telle profondeur de champ sonore chez Calexico que la musique donne l’impression de s’incarner en direct, dans nos masures trop petites dont elle repousse aussitôt les murs.
Il y a du Far West, naturellement, dans ces grands espaces et cette résonance du silence, qui s’insinue entre chaque note. Mais un Far West imaginaire, que Burns et Convertino auraient conquis en suivant tous les points cardinaux, en excitant leurs boussoles. Car ces deux curieux de nature, tombés très tôt dans un bain musical à remous, n’ont jamais su choisir : amateurs de jazz comme de musiques traditionnelles, d’electronica comme de comédies musicales, d’avant-gardes barrées comme de rengaines populaires, ils ont eux-mêmes, en tant que musiciens, goûté à peu près à tous les genres en prêtant main forte à Giant Sand, en épaulant Victoria Williams ou Barbara Manning, ou avec OP8, une récréation pop de haute tenue, l’an passé, avec Lisa Germano.
The Black light porte les magnifiques stigmates de ce parcours sans repères fixes. Chaque morceau y brouille l’écoute avec une magie quasi surnaturelle. Des Cubains fantomatiques entament une descarga endiablée en pleine Vallée de la Mort. Sur un air de valse, une ritournelle ritale se fait culbuter par le grand-tonton mexicain de Pascal Comelade… Serait-ce un nouvel avatar des musiques dites de genre ? Non, puisque ici aucun instrument, aucune sonorité, n’est justement utilisé pour faire genre. Trompettes et violons mariachi, guitares western ou espagnole, vibraphone ou accordéon sont là pour servir une parole affranchie de tous les dogmes. Pas pour distribuer des clins d’oeil à la foule.
Supérieurement musiciens, Burns et Convertino ne jurent que par le jeu live et laissent une grande place à l’improvisation. Une option libertaire qui, sans les alourdir, embrase leurs albums et leurs prestations scéniques : chez ces mélodistes, rythmiciens et multi-instrumentistes hors pair, la technique n’est pas une fin, mais un outil qui se plie aux exigences dictées par la seule musique. Quant au chant intermittent de Burns, il prouve qu’une blancheur cassée comme la sienne peut saisir l’auditeur mieux que n’importe quelle pyrotechnie vocale. Et que peu d’interprètes ont ainsi le cran de s’effacer, lorsque la musique résonne elle-même soudain comme un chant.
Avec leur jeu profondément organique et senti, leur son tridimensionnel et leur utilisation gonflée des héritages, il n’est pas étonnant que Burns et Convertino se sentent quelque affinité avec des farfouilleurs comme John Zorn ou Tortoise un Tortoise qui saurait mieux que jamais transmettre tous les tressaillements de la chair et les vibrations de l’âme. Si Calexico était un instrument, ce serait un accordéon : un objet nomade, indémodable et increvable, qui peut contenir dans un seul souffle les empreintes du passé, la jouissance de l’instant et la promesse de lendemains qui chantent. Dans cette guirlande sans fin qu’est l’histoire de la musique, Calexico ressemble à un chaînon manquant. Manquant, parce que reliant des éléments musicaux que le bon sens aurait a priori jugés sans parenté. Manquant, enfin, parce qu’au fond désenchaîné de tout, s’inventant comme nul autre une tradition, un présent et un futur.
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