On avait connu le rock de Mercury Rev tellement psychédélique qu’il frôlait la psychiatrie. Débarrassés d’un mur du son opaque, les Américains reviennent avec l’extraordinaire Deserter’s songs, poignée de chansons à la légèreté miraculeuse, désertant le rock et la pesanteur.
A propos de Mercury Rev, un journaliste anglais écrivait il y a quelques années « Leur musique sonne comme les plus féeriques bandes originales des films de Walt Disney jouées par un aspirateur. » C’était l’époque, désormais révolue, où Mercury Rev vivait reclus entre quatre murs du son, épais comme des coffres-forts. Dans les asiles de dingues du monde occidental, on soigne encore aujourd’hui des téméraires qui ont tenté d’écouter en boucle leur premier album de 91, Yerself is steam. Cet album, c’est un peu comme si Lou Reed avait décidé d’unir le premier Velvet à sa Metal machine music, convié Suicide et Throbbing Gristle à partager ces noces barbares, et que cette bande de furieux s’était mise à tabasser à mort les mélodies des Beatles. Sonic Youth, à côté, c’était les Schtroumpfs.
On parlait alors de psychédélisme, mais il aurait plutôt fallu carrément s’en remettre à la psychiatrie. Mercury Rev comptait notamment dans ses rangs un individu dangereux, son chanteur David Baker, croisement de Meat Loaf et de Syd Barrett, qui transformait chacune de leurs apparitions sur scène en chaos pathétique et rendait la vie sociale du groupe intenable. Des témoins affirment qu’interviewer Mercury Rev du temps de David Baker était plus périlleux que d’aller provoquer les taliban dans leur fief. Un groupe qui intitule son second album Boces, d’après le nom d’un programme éducatif pour asociaux, n’encourage pas franchement à la camaraderie.
Sept ans et seulement trois albums plus tard, si l’odeur de soufre n’a pas totalement disparu des alentours de Mercury Rev, leur musique a en revanche subi la plus spectaculaire et inattendue des transformations. L’aspirateur débranché, David Baker aussi, le sublime Deserter’s songs renvoie une image presque totalement inverse à celle de Yerself is steam. See you on the other side, annonçait le précédent album : cette fois, promesse tenue, nous sommes bien de l’autre côté. Non seulement de l’autre côté de Mercury Rev tel qu’on l’avait perçu jusqu’ici, mais aussi de tout ce que le rock contemporain produit à la chaîne.
Mercury Rev avait bâti sa réputation sur d’incontrôlables flots de guitares fuzz, il n’en reste plus le moindre écho sur Deserter’s songs. Harpes et hautbois, scies musicales et clavecins, toute une panoplie baroque d’instruments célestes a désormais pris le dessus sur l’armure sonique d’hier et ce groupe privé d’électricité n’a jamais tant caressé la lumière. Deserter’s songs est d’ailleurs le produit miraculeux d’une remarquable suite de pétages de plombs ayant perturbé l’existence du groupe depuis ses débuts en 89.
Jonathan Donahue et Sean « Grasshopper » Mackiowiak, qui forment la charnière centrale de Mercury Rev, ont l’amitié féroce. Quand David Baker était encore dans le groupe, leurs bagarres intimes se déroulaient au second plan, hors des regards tout entiers tournés vers leur bête de foire de chanteur. Depuis le départ de celui-ci en 94, plus rien ne parvenait à couvrir le bruit des lames et des coups sous la ceinture que se portaient les deux frères ennemis. Mercury Rev faillit bien tourner au cauchemar plusieurs fois, avant que l’infinie sagesse de Deserter’s songs ne vienne finalement panser provisoirement les plaies : « Cet album, résume Jonathan Donahue, c’est une tentative un peu désespérée pour que Grasshopper et moi demeurions amis dans la vie, que l’on puisse se parler et rire à nouveau comme avant. Nous ne savions pas du tout ce qu’il allait advenir du groupe après le précédent album. On ne se voyait pas trop vieillir ensemble et, malgré tout, on n’arrivait pas à concevoir que les choses s’interrompent brutalement. Nos conflits, aussi bien d’ordre musical que personnel, n’ont pas arrêté de s’envenimer ces dernières années. Nous avons tous les deux des caractères assez violents et l’atmosphère autour du groupe depuis des années n’a rien fait pour arranger les choses. Partout où nous passions, nous étions précédés d’une épouvantable réputation de fouteurs de merde. Il y avait des tas de rumeurs complètement hallucinantes qui circulaient sur notre compte, toute une mythologie assez malsaine qui rendait nos propres rapports totalement distordus. En fait, nous finissions par nous identifier à toutes les conneries que la presse racontait sur nous. Nous nous sommes mis en scène en devenant de vrais voyous entre nous, en nous battant réellement pour entretenir cette réputation. Et tout ça a fini par laisser des séquelles, nous sommes tous devenus très paranos. »
L’idée de Mercury Rev se coagule à la fin des années 80 dans les lointains parages de New York, autour d’un projet de bande-son pour deux films expérimentaux, Lite-Brite d’Howard Nelson et Sugardaddy sea de Marco Fogg. Encouragé par l’activiste performer, musicien minimaliste et ami du tout-New York arty Tony Conrad, Mercury Rev apparaît à l’origine comme la dernière aiguille à la mode avec laquelle l’avant-garde tente de forer son sillon radical, perdue dans la botte de foin des mondains et des terroristes de salon : « L’erreur, au départ, est de nous avoir assimilés à la scène arty new-yorkaise alors que nous n’étions que des provinciaux pas très au fait des derniers courants. On a plus souvent joué à Paris qu’à New York, mais cette image continue à nous coller à la peau. Ce qui fascinait les gens, c’était la cacophonie qui régnait à l’intérieur du groupe. Nous étions six membres, six à penser exactement le contraire des autres. Musicalement, c’était assez enrichissant car les idées fusaient à une vitesse incroyable. Mais dès qu’il a fallu s’astreindre à une discipline comme celle des tournées, ça s’est aussitôt transformé en cauchemar. Ce groupe ressemblait dans les premiers temps à un asile d’aliénés. »
Juste avant d’enregistrer avec Mercury Rev, Jonathan Donahue était passé en coup de vent chez les Flaming Lips, où il était guitariste sous le prémonitoire pseudonyme de Dingus. Au retour en avion d’une tournée anglaise après la sortie de Yerself is steam, Donahue tente d’éborgner Grasshopper avec une cuillère, entraînant une belle panique auprès des hôtesses et une première rupture frontale au sein du groupe. Pendant la séparation, pour gagner leur vie, certains se portent candidats à des expériences médicales fortement rémunérées mais aux conséquences incertaines.
L’épisode suivant est digne de Spinal Tap : rabiboché, le groupe signe avec Sony et entre en studio avec pour producteur Dean Wareham (ex-Galaxy 500 et futur Luna), qui détourne une partie de l’argent réservé à l’enregistrement pour payer des vacances à sa mère. Mercury Rev a tout juste le temps de graver l’extraordinaire single Car wash hair, qui ouvre une brèche pop béante sur sa façade arty-punk. Dès lors, on apprend à les regarder avec d’autres yeux que ceux du visiteur médical dans la section psychiatrie de l’hôpital de jour : ce groupe est capable de grandes choses, mais il va sans doute lui falloir encore couver quelques fièvres avant qu’elles ne se matérialisent.
Pour la sortie de Deserter’s songs, Mercury Rev a griffonné un texte d’accompagnement qui démarre ainsi : « Nous avons enregistré quelques disques avant celui-ci. Un peu de bonne musique également. » Mercury Rev a en effet produit en dix ans plusieurs heures de boucan toujours enregistrées en 35 mm cinéma , doublant parfois les doses sous le nom d’Harmony Rockets. On en gardera seulement une poignée de chansons monumentales : Car wash hair, le maxi Everlasting arm et sa face B, Dead man (sur laquelle ils emmuraient vivant le pauvre Alan Vega), une bonne moitié de l’album See you on the other side, et maintenant la quasi-totalité de Deserter’s songs.
On a beau chercher, tirer du grand chapeau de sa discothèque quelques noms emblématiques (les éternels Beach Boys, Left Banke ou Pink Floyd), Deserter’s songs ne ressemble à rien d’identifiable : de la country philharmonique ? Du folk lunaire ? Du Kevin Ayers orchestré par Danny Elfman pour un prochain conte gothique de Tim Burton ? Les chansons de Fred Neil arrangées par Debussy ? Chris Bell dormant sous les étoiles de Mancini ? Tout juste si Opus 40 évoque le meilleur des Moody Blues et si Donahue consent à éclairer nos lanternes en panne : « Nous avons beaucoup écouté Gil Evans ces dernières années, et puis pas mal de musique romantique, mais très peu de rock. Je crois que nous continuons fondamentalement à faire encore et toujours la même musique, simplement nous avons cette fois remplacé la distorsion et le feed-back par de la trompette, du mellotron et des clarinettes. Il y a toujours la même violence mais elle est contrôlée, de la même façon que nous essayons de nous contrôler dans la vie. L’aspect mélancolique des chansons, c’est avant tout de la violence résignée. Lorsque j’étais plus jeune, mon père me jouait des chansons de Johnny Cash à la guitare et ma mère, qui est d’origine transylvanienne, me faisait entendre de la musique classique, beaucoup de cordes, du Bartók… Je savais que tout ça ressortirait un jour ou l’autre. A l’adolescence, j’étais autant fasciné par les Sex Pistols et les Ramones que par mes vieux disques de blues. Et puis j’écoutais aussi Frank Sinatra et AC/DC, qui formaient dans ma tête un seul et même mutant. En revanche, je ne connais rien à la pop des sixties, je suis complètement passé à travers. Je ne sais même pas ce qu’est précisément le rock psychédélique : pour moi, le dessin animé Fantasia est bien plus psychédélique que n’importe lequel de ces groupes hippies de San Francisco. Van Gogh aussi, bien plus qu’une guitare wah-wah. »
Perdu dans ses montagnes « Certains d’entre nous préfèrent promener leur chien ou aller à la pêche au lieu de se traîner en studio » , Mercury Rev n’avait pas enregistré d’album depuis trois ans, le temps de sectionner les fils (électriques) qui le liaient encore au rock. « Ce qui importait avant tout, c’était de faire un disque intemporel, que les gens puissent écouter dans trente ans sans se pincer le nez ou piquer un fou rire. Quand j’écoute Strange fruit de Billie Holiday ou certaines bandes originales de Walt Disney, je trouve ça toujours aussi beau et poignant : le temps n’a aucune prise là-dessus. » Le temps, justement, se comprime lorsque deux vieux croûtons du Band font une apparition anachronique sur Deserter’s songs : Levon Helm à la batterie sur un titre et Garth Hudson pour un solo de saxophone (Hudson line) dont on aurait volontiers fait l’économie. Chez Mercury Rev, on rêve ainsi de grands écarts temporels, on navigue du Band aux Chemical Brothers (qui ont remixé le seul morceau vaguement dansant de l’album, Delta sun bottleneck stomp) en narguant les cloisonnements traditionnels.
Ce groupe déteste les familles et les familles de musiciens par-dessus tout. La scène de New York, avec laquelle ils n’ont jamais partagé que des amplis et des maux de tête, ils l’ont laissée en plan derrière eux, à ses petites querelles intestines et ses grosses guitares mesquines. De là où ils sont désormais très haut, depuis les montagnes de Catskill , ils toisent tout le bas clergé du rock’n’roll avec un admirable mépris.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}