Alors que sort son premier album, on découvre que Statics n’est pas un groupe mais un garçon seul : Pierre Rougean. De ses études d’écologie, ce Toulousain a conservé un goût pour le recyclage rusé de la pop anglaise et une aversion pour la pollution sonore et verbale. Faussement sage mais miné, son 20 ème siècle pose la question : « Pourquoi ce siècle m’a-t-il choisi ? »
Ce nom est nul. Et trompeur. Statics : on se croirait en fin de queue de comète du rock alternatif français, le garage mal embouché, ça empeste le surplace, la mauvaise électricité. Alors que Statics n’est pas un groupe de rock, encore moins recroquevillé sur des positions écrites dans le vieux marbre. D’ailleurs, Statics n’est même pas un groupe. Juste une couverture, le doudou rassurant d’un garçon, Pierre Rougean, qui n’aime pas sortir découvert. D’un garçon qui n’aime même pas vraiment sortir. « Le monde, si je le prenais au premier degré, me serait insupportable. Je vis donc dans un second degré permanent. Seule la musique me ramène au premier degré. » Une chanson, sur son premier album 20ème siècle, résume à elle seule cette façon d’être à la fois dehors et dedans, les cheveux bien coiffés mais la cervelle hirsute. Elle s’appelle A quoi tu penses, se siffle avec innocence mais on siffle du barbelé, des lames de rasoir. Une remarquable chanson sur l’inadaptation, aux airs de rien, à l’air radieux. « Mon numéro ne correspond pas/Ma tranche d’âge n’est pas assez large/Déjà mille ans et je n’existe pas. » Ici, premier et deuxième degré jouent à cache-cache : ou comment pop + QI n’égale pas forcément quiproquo.
Dans son appartement qui louche entre le canal du Midi et les toits rondouillards de Toulouse, Pierre Rougean a installé son bureau : d’autres alignent les chiffres, lui écrit des chansons, après une formation rigoureuse dans des stages d’ingénieur du son, d’informatique ou de production. Un métier comme un autre pour claquer la porte au nez de la vie civile et de ses arrangements, pour avoir une bonne raison de ne pas sortir de chez soi. Pas pour faire l’artiste : juste pour se prouver qu’à 30 ans on est encore capable de faire des choix, que l’on peut toujours sauter de son train-train en marche. « Après de longues études d’écologie, je me suis retrouvé à 30 ans employé au conseil régional à Albi, où je gérais un important budget de subventions européennes et nationales allouées au développement du territoire, dans des conditions matérielles, financières et géographiques idéales. C’est pour ça que j’ai arrêté. Des copains sont morts autour de moi : je me suis demandé de quoi je serais fier si, moi aussi, j’y passais demain. Il n’y avait rien. J’ai tout abandonné pour ne plus faire que de la musique. Mais ce n’était pas une crise adolescente à retardement. C’est une marginalisation qui n’est pas dans la longueur des cheveux ou la couleur des chaussures, mais dans mon mode de vie. Quand je vois les gens se garer sur les places réservées aux handicapés ou resquiller systématiquement dans les queues, je me dis que c’est un monde auquel je ne peux pas participer. »
C’est dit calmement, posément. C’est d’autant plus étonnant à entendre la même chose dans la bouche de, disons, Lofofora, serait routine. Car dans la vie comme dans la musique, Pierre Rougean ignore la colère bouillante, lui préférant la viande froide et sanglante de l’ironie, du double jeu : sage dehors, rage dedans. « Il n’y a pas d’envie de vengeance dans les chansons. Le règlement de comptes, c’est le disque lui-même. »
Car depuis une éducation forcée, tracée pour lui sans consultation, le Toulousain a appris à ranger ses frustrations sur ses étagères intérieures, bien alignées quitte à les faire dégringoler vingt ans plus tard, un sourire inquiétant aux lèvres. « Ça fait presque vingt ans que je mène une double vie. Déjà en jouant de la batterie dans un milieu où tout le monde était soit enseignant soit ingénieur, sans intérêt pour la musique. Ensuite en travaillant le jour pour répéter la nuit. Jusqu’au bac, je n’ai jamais pris de plaisir à étudier, j’ai pleuré jusqu’à la dernière rentrée en terminale. C’est la batterie qui me faisait tenir, me rechargeait. Ensuite, quand j’ai commencé à travailler, ce sont les disques qui ont joué ce rôle : sans certaines chansons des Only Ones que je me passais le matin, je n’aurais jamais eu le courage d’aller au bureau… C’était le médicament dont j’avais besoin pour me détendre, pour me bloquer le cerveau. Fatalement, j’ai alors remis en cause mon milieu pour l’organisation de ma vie. Pas étonnant que, dans mes études, ce qui m’a le plus passionné, ce soit l’origine de la vie, au sens scientifique : la colonisation de la planète, puis le darwinisme, le lamarckisme. En quoi le milieu extérieur peut sélectionner les espèces. Jusqu’à 15 ans, chez moi, le chanteur était forcément un marginal, un drogué. Je me sers donc du lamarckisme pour expliquer mon comportement. »
Lamarckisme. C’est un batteur qui parle. Mazette. Vous savez, le batteur, l’idiot qui coûte moins cher qu’une boîte à rythmes et qui, en plus, porte les caisses et connaît par coeur L’Almanach Vermot. Le pire, c’est que Pierre Rougean, garçon sensible, bac + 1 000 (écologie, gestion et aménagement de la planète), revendique cette imbécillité libératrice. « Pour moi, la batterie, c’est le top de la musique. A 12 ans, je jouais déjà tout Clash et tout Jam à la batterie. C’est comme ça que j’ai commencé à prendre plaisir à la musique : en la jouant plus qu’en l’écoutant, dans plein de groupes. Je n’avais aucune frustration, aucun besoin de composer. C’est ce qui m’exaspère chez les groupes : le bassiste veut devenir guitariste, le guitariste chanteur, le chanteur compositeur et auteur… C’était aussi mon problème dans le monde du travail : les gens voulaient être au-dessus des autres, leur piquer la place. Moi, j’étais batteur et à ma place. Pour les autres, la musique n’était qu’un moyen de briller, alors que pour moi elle était une fin. Les uns après les autres, ils ont tourné leurs vestes. »
Pierre a une belle anecdote pour évoquer ces fossés qui se creusent à l’orée de la vie active, à l’aube du renoncement aux belles promesses : il y a quelques années, il rencontra dans l’entrée de la Fnac de Toulouse un de ses anciens compagnons de rock. Mais arrivés aux escalators, la conversation s’acheva brusquement, sans que l’un et l’autre ne s’en rendent compte : Pierre descendit au sous-sol au rayon disques, son compagnon monta aux livres, avec l’impression d’une réelle promotion sociale, d’une élévation, regardant avec condescendance son ancien batteur replonger dans les disques, en lui jurant qu’il était passé à autre chose, qu’il fallait savoir tourner la page. Le con. Comme si l’horloge biologique avait quoi que ce soit à voir dans cette envie d’en découdre avec les mots, cette soif de s’aménager sa niche, patiemment. Son premier album, Pierre Rougean l’a enregistré seul pas par coquetterie ou défi, mais faute de combattants. « Le jour où j’ai entendu les Tindersticks, Divine Comedy ou les Auteurs faire du rock avec un violoncelle et des cordes une envie qui me trottait dans la tête depuis des siècles , je me suis décidé à composer et à écrire à mon tour. »
Pourtant, à la Fnac de Toulouse, Pierre Rougean ne monte pas : à l’âge où les autres apprenaient les lettres, ses yeux ont flanché, sale maladie. Exercice physiquement douloureux à l’enfance, la lecture deviendra un exercice intellectuellement pénible à l’âge adulte. Pierre Rougean est ainsi un étonnant anti-Miossec, anti-Vanot qui eux, à la Fnac, montent et descendent, montagnes russes : s’il regarde avec envie la bibliothèque de sa femme, pas question de venir y chiner les paroles. Sans la moindre dette à la littérature, ses chansons ont choisi les mots pour leur design, leur petite musique propre. « C’est ce qui m’énerve dans la musique française : cette façon de forcer la mélodie de voix pour placer un mot à tout prix. Chez moi, le texte ne doit pas prendre le pas sur le reste. Je voudrais agir ainsi chez les autres, écrire pour Birkin ou Françoise Hardy. J’espère que mon disque servira à ça : m’aider à sortir de ma pièce. »
Homme de goût, Pierre Rougean est évidemment un homme de dégoût. Son inadéquation aux jeux de l’époque le suivra jusque dans les studios d’enregistrement, où il se retrouvera confronté à l’ignorance crâneuse et ordinaire, incapable de dialoguer avec des techniciens pour qui un larsen mérite un carton jaune, une chanson sur deux accords un carton rouge. « Les gens avec qui j’ai travaillé n’étaient pas habitués à mon niveau de rigueur. Mais quand je vois un film sur Portishead où je les découvre aussi maniaques que moi, ça me rassure. Je suis dans la norme du type qui a son idée à lui. » Pas étonnant de la part d’un bricolo suffisamment obsédé de détail et de do it yourself pour avoir placé sa liste de mariage dans un magasin… Castorama. Car si Pierre Rougean compose et écrit, c’est uniquement pour se pétrir une matière première, comme un sculpteur qui fabriquerait également sa glaise. « Composer, je n’y suis pour rien. Trouver quatre accords, un couplet, un refrain et un texte, c’est un truc qui me vient comme ça. Ce qui est intéressant, c’est de passer de cette chanson de boy-scout à un morceau où j’apporte vraiment mon son, mon rythme. »
A l’entendre, il y aurait ainsi deux Pierre Rougean : l’un sans cesse harcelé par une imagination bavarde des centaines de bouts de chansons traînent sur des cassettes et l’autre sévère et méticuleux, faisant un tri maniaque chez le premier. On était venu interviewer un homme seul : on a rencontré un déroutant duo. Et si on ne sait pas sur quel pied danser avec ses Sally ou A quoi tu penses, c’est parce qu’on ne sait pas non plus sur quel pied danser avec Pierre Rougean : on lui parle de Daho, il se lance dans un vibrant hommage à Peter Perrett et ses Only Ones. On lui parle de Dominique A, il répond Luke Haines, fanatique du parcours du leader des Auteurs. On évoque une nouvelle chanson française, une variété digne, il ne pense qu’à l’Angleterre et sa pop. Car à Toulouse, pendant que Diabologum veut tout casser, Pierre Rougean cherche plutôt à construire, à réhabiliter une pop décrépite, sagouinée par des locataires sans foi ni loi. Bricoleur maniaque de chansons, Pierre Rougean l’est également dans la vie de tous les jours : il vient de récupérer dans les Pyrénées un hangar familial ni très propre ni très accueillant, pour le transformer en loft aux lignes simples mais chaleureuses, pour le moderniser selon ses plans pas forcément orthodoxes. Exactement ce que son disque réussit avec la variété française.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Statics, 20ème siècle (Small/Sony).
{"type":"Banniere-Basse"}