Son premier album, Exile in Guyville, avait ouvert en 93 une brèche dans le rock américain : pour la première fois, une femme osait chanter le sexe et ses frustrations sur fond de guitares électriques et inspirées. Après quatre ans d’un repli volontaire, Liz Phair reçoit dans le lac Michigan, alors que sort Whitechocolatespaceegg : un troisième album à la maturité joliment négociée.
Elle est entrée dans l’eau en riant, trop heureuse de relever le petit défi qu’on lui lançait pour sonder sa réputation d’audacieuse. « Moi, pas capable de faire des photos dans le lac ? Vous me connaissez mal ! » Sur la plage, à une vingtaine de mètres en retrait, trois mamies ensoleillées contemplent le spectacle insolite de cette jeune femme posant lascivement face à un photographe lui-même enfoncé dans l’eau jusqu’au ventre. Un peu plus loin, un jogger marque une pause dans sa course, se demandant sans doute qui est cette fille étrange et si l’heureux photographe travaille pour Playboy ou pour Penthouse.
En cette fin d’été, il fait encore très chaud à Chicago : plus de 30 degrés. Six ou sept de moins en ce qui concerne l’eau du lac Michigan, véritable océan sans histoire au bord duquel Liz Phair vient jouer chaque jour avec son petit garçon Nick, 2 ans, fruit de son mariage avec un cinéaste local. Sur le sable tiède où aura lieu l’interview, le temps coule paisiblement : un petit parfum de dolce vita auquel Liz goûte avec délectation et paresse, dernier plaisir de saison avant le prochain hiver rude. Depuis midi, sans jamais se presser, soucieuse de recevoir à l’ancienne, « avec les bonnes manières des gens de cette région, qui sont beaucoup moins froids et bornés que ce qu’on prétend », Liz nous a donné à voir quelques morceaux de sa vie des abords du zoo de Chicago à son quartier de Lincoln Park. Assez d’éléments en tout cas pour que l’on puisse tenter de compléter l’intrigant puzzle qu’elle est devenue au fil du temps. « Comme vous pouvez le voir, je mène une vie plutôt normale, entre ma maison, ma famille et ma musique. Et puis, par intermittence, je mène une vie un peu moins normale : le petit train du quotidien déraille en tout cas suffisamment pour que je trouve de quoi nourrir mes chansons. »
Cinq ans qu’on attendait ça. Cinq ans de frustrations et d’espoirs déçus, à se demander pourquoi cette fille n’avait encore jamais mis les pieds en France pas plus pour y donner des concerts que pour promouvoir ses disques. D’elle, on ne connaissait donc que les nécessaires et inépuisables albums Exile in Guyville en 93 et Whip-smart en 94 ou quelques photos entrevues dans des publications américaines. Une belle énigme, cette Liz Phair : prolixe et gonflée sur disque, mais secrète, voire totalement absente, à la ville. Un personnage unique dans le rock américain, tout aussi (voire nettement plus) crédible et respecté que la madone Courtney Love, mais également plus intègre et réfléchi dans son travail, concentré sur son sujet.
Une fille nourrie de grands principes suivre sa voie, ne pas se laisser corrompre par les tentations, les excès du milieu, se faire rare sur scène pour ne jamais devenir une machine à rock , mais aussi une artiste capable de baisser sa garde et de redevenir instinctive le temps d’écrire ses fascinantes chansons et ses textes dignes de Dylan. Qu’est-ce au juste que ce langage inédit, passionnément défendu par ses admiratrices Chrissie Hynde, Winona Ryder ou PJ Harvey ? Un savant mélange de féminité revendiquée, de sagacité, de provocation bien sentie, le tout trempé dans une impressionnante intelligence du fond comme de la forme et une ironie radieuse. Plus que des chansons de rock : quelque chose comme un besoin viscéral de chanter l’émancipation et la liberté d’être soi en plein coeur d’un pays puritain. « Là où je vis, tout est codé, dit sous le manteau. Du coup, je passe pour une sorte de folle, une effrontée. »
Ce qui ne gâte rien, c’est que Liz Phair peut aussi se lire à plusieurs niveaux, selon ce qu’on aura envie d’y trouver. Envie de s’émoustiller à bon prix en lisant quelques confidences de femme sur la fellation et l’amour en levrette ? Liz Phair est là pour vous. Envie d’aller un peu plus loin et de savoir ce qu’une fille peut ressentir face à un mec obsédé par la fellation et l’amour en levrette ? Liz Phair est aussi là pour ça.
En tout cas, à Chicago, à quelques semaines de la sortie française après quatre ans de silence de son troisième album, Whitechocolatespaceegg, le petit sobriquet médiatique (« The indie Madonna ») de Liz Phair lui va mieux que jamais : très Madonna, en effet, cette façon d’être deux femmes à la fois l’une raisonnée et sagement vêtue, l’autre insoumise, ravie de bousiller son élégant pantalon de soie en se jetant dans les eaux du lac Michigan. Et très indie, en effet, cette manière de rester simple et comique, incapable de se prendre vraiment au sérieux. Enfin, comme ce que l’on croit savoir de Madonna, Liz Phair est aussi une jeune femme qui sait garder en elle ce surplus de frustration nécessaire à la création. Quand elle n’évoque pas une artiste qu’elle envie et jalouse en l’occurrence Katell Keineg, une Irlandaise à peu près dix mille fois moins connue et reconnue qu’elle , elle se lamente un instant sur son sort de sage épouse du Midwest. « La vraie vie est à New York. La musique, les galeries d’art, la littérature, tout ça est tellement plus vivant là-bas qu’ici. Je crois que si je vivais à New York, je serais plus culottée, plus exubérante dans ma présentation, mon comportement et peut-être aussi dans ma musique. J’oserais des choses dont je me sens incapable ici, à cause du regard des autres… J’en ai marre de vivre dans le Midwest : la vie peut y être très dure, pas du tout motivante. J’aimerais avoir le courage de m’enfuir. » Liz Phair en 98 : plus Chicago blues que Chicago Bulls.
Depuis tes débuts, tu n’as donné que quatre ou cinq concerts en Europe et jamais en France. Pourquoi tant de discrétion ?
Liz Phair Jusqu’à très récemment, je ne considérais pas les concerts comme un plaisir. Au mieux, c’était un moment pas désagréable, l’occasion d’une rencontre avec des gens qui m’aiment bien ; au pire, un véritable calvaire. J’ai toujours eu peur sur scène : peur d’être nulle, pas au niveau techniquement et puis peur d’être décevante, pas à la hauteur de ce qu’on a écrit sur moi à la sortie d’Exile in Guyville. Au début, tous ces compliments sur mes chansons et mon soi-disant courage de femme me paralysaient complètement. Avec les années, j’ai réussi à me détendre.
La puissance et la franchise de tes textes t’ont très tôt amenée à toucher un public auquel tu n’avais pas pensé. Comment as-tu vécu ce succès imprévu ?
Au départ, pas très bien. La première année, Exile in Guyville a dû se vendre à vingt mille exemplaires aux Etats-Unis et déjà, je trouvais ce chiffre amplement suffisant, bien au-dessus de mes prétentions. Ensuite, Spin et le Village Voice ont élu le disque « album de l’année » et les ventes se sont mises à grimper jusqu’au disque d’or (cinq cent mille exemplaires).
Je ne pouvais rien faire, juste contempler ce spectacle imprévu en pensant au disque suivant et à me protéger. Je n’avais pas envie de promouvoir mes disques, je sentais que ces chansons n’avaient pas été écrites pour être ainsi jetées en pâture. Alors j’ai levé le pied, j’ai montré que je ne voulais pas jouer le jeu… Au départ, ma seule ambition était de me faire remarquer dans ma rue, d’être reconnue en tant qu’artiste par mes voisins, mes copains. En fait, je pensais devenir dessinatrice, pas musicienne. Pour moi, le rock n’était qu’un passage, un outil. Aujourd’hui encore, je n’ai absolument pas besoin de vendre des millions de disques, ça ne m’intéresse pas. Un bon modèle pour moi : Neneh Cherry. Une fille qui donne énormément à sa musique mais qui a aussi réussi à se construire une vie privée cohérente.
Aux Etats-Unis, l’accueil critique de Whitechocolatespaceegg est assez partagé. Certains se réjouissent de voir apparaître dans ta musique une forme de chaleur et de paix intérieure, d’autres regrettent le contenu plus corrosif de tes précédents albums.
J’avais prévu qu’un fossé se creuserait et je crois que c’est plutôt une bonne chose. Ceux qui m’appréciaient pour mes textes crus et mes histoires de cul peuvent aller s’exciter en écoutant des filles plus jeunes et plus belles que moi, c’est un public qui ne m’intéresse pas… De toute façon, c’est l’artiste qui contrôle la machine ou qui choisit de ne pas la contrôler. Lui seul détient les clés, lui seul a une vue complète et intérieure de son travail et de la manière dont il veut l’articuler. Or, de plus en plus de journalistes ont la prétention de sortir de leur rôle pour aller dire aux artistes ce qu’ils doivent faire ou ne pas faire. Dans mon cas, je ne me suis même pas posé une seule fois la question de savoir si je devais mûrir ou rester proche de la petite nana qui parlait de fellation sur son premier disque. J’ai changé, c’est tout. J’ai connu le succès, je me suis mariée, j’ai eu un enfant : je ne peux quand même pas faire semblant de ne pas avoir connu tout ça… Malheureusement, la maturité n’est pas une valeur très en vogue dans le monde du rock, où on préfère les boiteux, les déglingués, les éclopés. En tout cas, aujourd’hui, je suis beaucoup plus fière de pouvoir faire passer une certaine dimension érotique dans un texte que d’utiliser des termes purement pornographiques. C’est comme dans une histoire de couple : au bout d’un moment, on se connaît tellement par coeur physiquement qu’il faut inventer autre chose, avoir recours à des choses plus subtiles, à un érotisme raffiné.
Pourtant, pour ce disque, as-tu parfois eu la tentation de « refaire du Liz Phair » ?
D’autres gens y ont pensé pour moi : mon manager, par exemple, qui m’a répété chaque jour pendant plusieurs semaines que je devais « redevenir Liz Phair, être la fille qui plaisait tant aux gens à l’époque de Fuck and run« . A la fin, je l’ai envoyé balader. Je lui ai dit « Qu’est-ce que tu sais de Liz Phair ? Qu’est-ce que tu sais de ma vie ? » La grande ironie de ce milieu, c’est qu’on écrit des chansons pour se libérer de quelque chose, pour s’émanciper et qu’aussitôt le succès arrivé, on se retrouve à nouveau prisonnier, totalement bloqué par des gens qui réfléchissent à votre place. Je n’en parle jamais dans mes interviews aux Etats-Unis, et peu de gens le savent, mais je suis une enfant adoptée. Je n’ai pas connu mes véritables parents, je ne les connaîtrai jamais et j’ai donc passé ma vie à essayer de me construire un cadre qui me convienne, un univers où je me sente bien, avec mes propres règles, mes repères. C’est sans doute pour cette raison que je ne supporte pas de me sentir prisonnière, dirigée par autrui, ou bien dépossédée de ce que j’ai construit. Après Exile on Guyville, j’ai entendu trop de filles me dire que mes textes leur avaient sauvé la vie. Ça m’a vraiment soûlée, cette idée d’être devenue leur grande soeur, leur marraine. Je n’ai envie d’être la grande soeur de personne, j’ai suffisamment de quoi m’occuper avec moi-même.
Personne n’avait joué ce rôle pour toi ?
Non, je me suis toujours débrouillée seule. Et je ne dis pas que toutes les filles doivent se débrouiller seules, je dis simplement qu’une chanson peut éventuellement donner des indications, mais certainement pas jouer le rôle d’une paire de béquilles. Il y a trois ou quatre ans, cette idée d’être devenue un modèle m’a beaucoup fait réfléchir. Le besoin d’écrire mes premières chansons m’était venu après une histoire malheureuse et assez violente avec un type de mon quartier : ces chansons étaient ma manière à moi de me venger de ce mec. Qu’une personne vivant à 3 000 kilomètres de ma rue puisse se les approprier m’a foutue très mal à l’aise.
A quel moment as-tu ressenti le besoin de t’exprimer par la musique ?
Ça m’est venu quand j’étais toute petite. Mes parents adoptifs m’avaient poussé à prendre des leçons de piano et je détestais ça. Tout le côté académique, répétitif me sortait par les yeux, je n’avais qu’une envie : improviser, écrire mes propres mélodies. Dès l’âge de 5 ou 6 ans, j’ai donc compris que je n’étais pas comme les autres. En plus, dans la rue où nous vivions, nous étions de loin les moins aisés financièrement et je vivais ça comme une injustice. A l’école aussi, je me sentais différente, je n’avais pas envie de m’inscrire dans la grande compétition scolaire : après les cours, je rentrais chez moi et je me défoulais sur mon piano au lieu de faire mes devoirs. Ensuite, vers 12 ou 13 ans, j’ai connu mes premières histoires avec des garçons et j’ai là aussi ressenti le besoin de consigner ce que je vivais dans des petits poèmes, des brouillons de chansons. Quand ma mère a vu de quoi parlaient mes textes, le climat s’est rapidement détérioré entre nous. Elle ne comprenait pas que je puisse être aussi fascinée par le sexe, que j’aime autant en parler et vivre des expériences physiques.
A quel point ton expérience personnelle a-t-elle éclairé tes chansons ?
Il ne faut pas être une lumière pour se rendre compte que les femmes ont été lésées, flouées depuis des milliers d’années, à peu près partout dans le monde, et que ce déséquilibre flagrant entre les sexes n’est toujours pas corrigé aujourd’hui alors que nous sommes supposés traverser une période de progrès. Or, aux Etats-Unis ou en Europe, énoncer ce genre de vérité vous fait tout de suite passer pour une féministe aux dents longues, une post-féministe, ou bien une fille qui a vécu des expériences folles ce qui n’est pas mon cas. Connaissez-vous l’histoire de mon tout premier concert en Angleterre ? Ça se passait il y a quatre ou cinq ans à Manchester, dans une salle où nous devions jouer avec un petit groupe local en première partie. Quelques minutes avant de jouer, je rejoins les loges et je tombe face aux types en question, cinq mecs qui me dévisagent et commencent à me poser des questions de plus en plus débiles, du genre « Et tes musiciens, tu les paies en leur taillant des pipes ? » J’étais complètement sous le choc, à la fois interloquée et en colère et l’histoire a failli se terminer en bagarre entre mes amis et ces cinq animaux. Or, savez-vous qui était ce groupe ? Oasis.
Sur une chanson de Whitechocolatespaceegg, tu chantes « La vie domestique est très ordinaire, je suis faite pour mener une double vie. »
C’est une des phrases importantes du disque, parce qu’elle remet en question tout ce que j’ai pu chanter quelques minutes plus tôt sur le besoin de paix intérieure, la fidélité, le bonheur d’être mère. En fait, je peux difficilement être plus honnête que ça : c’est vrai, j’ai besoin d’avoir une double vie, de mettre ma petite existence bien ordonnée en danger. Ça peut passer par des virées en solitaire, des soirées où je bois et fume beaucoup trop ou des nuits en studio, seule avec mes musiciens. Certains jours, je me sens encore très proche de la sauvageonne qui a écrit Fuck and run. Seulement maintenant, je ne suis plus cette fille-là tous les jours. D’une certaine manière, je suis vraiment une pure création du Midwest. L’hiver, la vie ici devient si dure à cause du froid que les gens passent leur temps à bouffer et à boire, pour oublier le vent, la neige, toute cette merde qu’il faut subir pendant quatre ou cinq mois. Et puis, quand le printemps arrive, les gens pètent littéralement les plombs. Tout le monde couche avec tout le monde, les filles se baladent à moitié nues, les mecs se battent à la moindre occasion.
Adolescente, tu rentrais toi-même dans ce moule ?
Quand tu as 16 ou 17 ans et que tu vis dans une banlieue de Chicago, tu n’as pas trop le choix. Il faut épater les copines, se faire remarquer, être la plus détraquée du lot. C’est une façon de survivre, ce qui ne signifie pas qu’on se transforme obligatoirement en petite pute décérébrée. Moi, j’ai toujours aimé prendre les devants avec les mecs, contrôler la situation, aller à mon rythme. J’aimais séduire, aguicher les mecs. Mais parallèlement, j’ai toujours été très romantique, sensible à l’amour, aux belles histoires. Voilà pourquoi mes chansons parlent à la fois des choses de manière très crue et avec une forme de pudeur et de naïveté. Je crois que ces deux dispositions peuvent parfaitement se compléter, de même qu’on peut parfaitement avoir envie de faire du rock sans vouloir marcher sur tout le monde pour devenir la plus grosse star de tous les temps.
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Liz Phair Whitechocolatespaceegg (Matador/Chrysalis).
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