Jacques Doillon n’est pas en tournage, il est en répétition. Le cinéaste, toujours à vif, met en scène une adaptation théâtrale de son film La Vengeance d’une femme.
On se souvient du film du même titre que le cinéaste avait réalisé il y a presque dix ans, réunissant un couple détonant : Isabelle Huppert et Béatrice Dalle. A la Manufacture des oeillets à Ivry, c’est Ann-Gisel Glass et Jacqueline Parent qui prennent les rôles à corps. Une lubie ? En s’attaquant à la scène, Jacques Doillon ne prétend pas révolutionner le théâtre. Il cherche juste à faire ce qui le passionne, et c’est cette passion qui est remarquable : mettre en contact des individus qui, par leurs corps et leurs voix, la palette d’émotions qu’ils produisent, donneront une vie fragile, toute de tensions, à un espace donné. Et l’espace du théâtre n’est pas, dans son esprit, fondamentalement différent du cadre du cinéma ; la salle de bois et de métal dans laquelle se joue cette vengeance, transformée par l’apport de quelques gradins en salle de spectacle confidentielle, confirme la simplicité du projet. « Comme souvent je n’ai pas l’argent pour commencer un film et que je suis incapable d’attendre, je tourne des plans fixes pendant des heures. Le théâtre, c’est finalement un peu la même chose. En fait, j’avais envie d’en faire mais je n’aurais jamais osé le proposer. Ce sont les comédiennes qui me l’ont demandé. Elles sont d’abord venues avec le scénario, et j’étais déjà assez étonné et ému que ce texte puisse intéresser encore des gens. Un peu plus tard, elles m’ont demandé de les mettre en scène, cette idée m’a plu et j’ai dit oui. Au cinéma, on ne peut pas refaire le même film, alors qu’au théâtre on peut réaborder la même pièce. »
Dans l’une des répliques, le personnage de Suzi répond à une proposition de sortie par ces mots : « Ah non, pas le théâtre ! La seule fois où j’y suis allée, j’ai passé le temps avec les doigts dans les oreilles pour ne pas les entendre hurler. » Paroles que l’on imagine sans peine parfaitement autobiographiques. Pas de grands éclats de voix, pas d’effets de lumière, pas de décor, on ne joue pas la carte du naturalisme, mais celle de l’espace vide que seule la présence des acteurs habite. Très proches des spectateurs placés autour d’eux, ils s’offrent sans protection.
C’est sûr, Jacques Doillon a peur du noir, comme de tout le reste d’ailleurs. « Peur » est un mot qui vient ponctuer presque toutes ses phrases. Il ose à peine affirmer qu’il est metteur en scène, titube sur le mot « scène » qu’il laisse s’enfuir dans un chuchotement et un sourire. « Faire quelque chose dans un théâtre en imaginant que quelqu’un est au 43ème rang, ça m’est tout à fait impossible. Je fais du cinéma de chambre ou éventuellement de cuisine, et au théâtre c’est la même chose. Il y a une telle émotion quand les corps sont justes, que les silences sont là, pleins. On ferme les yeux, on entend la voix et c’est la bonne mesure, comme pour la musique. Hier, les actrices ont répété une scène, et elles étaient tellement là que j’en étais effrayé, le coeur qui part à 140, bouleversé. »
Cet homme-là est fait de chair et d’os, sûrement, mais surtout doté d’une fragilité émotionnelle quasi pathologique. Il paraît ne posséder aucun des filtres grâce auxquels le quotidien demeure supportable… « Je ne suis pas un intellectuel, contrairement à l’image que l’on me donne pour je ne sais quelle raison. Je suis un système nerveux en assez mauvais état, qui fait des films et là, du théâtre. Petit, quand j’allais au cinéma, j’étais saisi de peur, d’effroi devant l’écran, je prenais tout en pleine figure sans distance, et quand Gary Cooper allait mourir, j’allais mourir avec lui. Les films de Dreyer, c’était insoutenable. Cette trouille ne m’a pas quitté. Je ne vais presque plus au cinéma parce que j’ai trop peur, la tornade est trop puissante. Au théâtre, n’en parlons pas, les acteurs sont là, vivants. Je suis tétanisé à l’idée qu’ils peuvent se tromper, avoir un trou de mémoire, c’est insupportable. »
Pourtant l’ambiance à la Manufacture est plutôt gaie et détendue. On imaginait un metteur en scène sombre, renfermé, dirigeant des actrices toujours au bord de la crise de larmes, et l’on voit une équipe plutôt drôle, un Doillon au regard plus malin qu’abattu. Sur scène en revanche, on pleure et on se déchire beaucoup, les comédiennes se retrouvent souvent au tapis, rampant sous la douleur, et l’homme de service, le troisième personnage, n’arrange rien à l’affaire. « Ce n’est pas parce que les films sont violents que le tournage est violent. On a pu voir des comédies légères où tout le monde se foutait sur la gueule tout le temps. Ça n’a rien à voir. Par contre le moment de jeu est un moment de tension intense, c’est pour ça que c’est si fort et si bouleversant, parce qu’il y a le carambolage des tensions, ici entre les trois personnages. Quand ce carambolage a lieu, c’est magnifique. Au théâtre, on a une vision du début à la fin, on peut revenir sans cesse sur les choses, changer tous les jours, et la répétition est aussi plus fragile alors qu’au cinéma, c’est au montage qu’on fait le film définitif. »
Cet animal viscéral se trouve bien mieux en compagnie des femmes. « J’adore tourner avec des actrices ou des enfants. Les acteurs sont souvent trop blindés. J’appartiens à une génération où les hommes ne se laissent pas aller. Quand on joue, on laisse des plumes, on ne sort pas indemne, et a priori les femmes ont plus de facilité à en laisser que les hommes. Je ne sais pas, ça repousse peut-être plus vite ! » Ses actrices, il les suit sur le plateau, ne les lâche pas, leur chuchote des consignes à l’oreille, reprend une phrase, tout en nuance. On sent le plaisir que Doillon a pris en adaptant L’Eternel mari de Dostoïevski pour y ajouter son piment personnel. Il est vrai qu’avec le sujet l’auteur est en terrain de prédilection. Amour, passion, jalousie, vengeance, ce pourrait être l’intitulé d’un magazine féminin, mais attention, sous la douceur timide de l’auteur se cache un homme retors, prêt à tout pour savourer en tremblant l’étripage en règle de deux belles représentantes du sexe féminin. « C’est idiot de se venger, même si ça démange. Suffit de laisser faire et d’être là au bon moment. » A consommer bien froid.
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