Thaïlandais né à Buenos Aires et résident à New York, quand il n’est pas ailleurs, Rirkrit Tiravanija nous fait partager son sens aigu du télescopage des cultures.
Le 9 octobre, de 20 h à 23 h, vous pourrez participer à un tournoi de dominos et dîner avec l’artiste il aura probablement cuisiné à la galerie Chantal Crousel à Paris. Non pas qu’il s’agisse d’une cérémonie protocolaire communément connue sous le nom de « vernissage », mais bien de l’oeuvre de Rirkrit Tiravanija, artiste de nationalité thaïlandaise né à Buenos Aires en 1961, vivant officiellement à New York, mais plus souvent quelque part dans le monde rarement au même endroit.
Vous serez ainsi l’un des matériaux de l’oeuvre, mais pas du tout à votre insu : le descriptif de ses travaux se termine toujours par « lots of people » (« beaucoup de gens »). Accessoirement, vous entrerez peut-être alors dans l’histoire de l’art : Tiravanija est l’un des plus inventifs artistes de cette fin de siècle.
En 1993, à la Biennale de Venise (où il avait très officiellement été invité dans la section « Aperto »), il servit des soupes chinoises qu’il cuisinait dans deux faitouts posés sur une pirogue de métal. Le dispositif, pour être plutôt simple, n’en était pas moins efficace : un Américain servait un repas populaire thaï qu’il confectionnait lui-même dans un bateau qui renvoyait à l’histoire de la colonisation des Indiens… Toute l’oeuvre de Rirkrit Tiravanija se construit sur ce télescopage des cultures, qu’il fait devenir forme, et dans lequel il vous implique par le partage : de nourriture, d’une activité, de fragments de votre personnalité. A la galerie Chantal Crousel, où il expose en ce moment, « les visiteurs sont invités à apporter quelque chose qu’ils ont envie de communiquer ou de partager avec les autres ». Pour autant, on aurait tort de confondre ce projet avec un revival hippie, ou de l’inscrire dans le catalogue des oeuvres d’art politically correct.
Si le visiteur des oeuvres de Tiravanija apporte un peu de sa culture, il doit aussi faire face aux autres cultures mises en scène. D’abord par les boissons qu’il vous offre en partage : du thé de Chine, du café turc, des bières et du Coca-Cola, des soupes asiatiques. Ensuite par le dispositif qu’il installe : La Salle de jeu, titre d’une des oeuvres présentées pour son exposition parisienne, est une évocation du café d’immigrés où l’on se retrouve autour d’un jeu ou d’une télévision. Dom-Ino vous propose tout bonnement d’entrer dans un stade (en bois, à deux étages, construit par des compagnons…), c’est-à-dire un de ces lieux où la personnalité se dissout dans la foule avec une totale soumission au spectacle. En petits groupes aléatoires (comme dans les Pavillons de Dan Graham, dont ce travail est très largement tributaire), vous pourrez, selon l’étage que vous aurez choisi, vous reposer dans un espace où se trouvent à votre disposition une chaîne hi-fi (il est conseillé d’amener ses disques), une télévision, un réchaud à gaz pour cuisiner, ou bien être confrontés à une réplique du projet Dom-Ino que Le Corbusier réalisa en 1915. Car dans ces installations dont la convivialité n’est que l’appât, le spectateur sera plus qu’à l’ordinaire entouré d’oeuvres d’autres artistes, ou architectes, sur lesquelles il sera conduit à s’interroger.
Au musée de Leipzig, en Allemagne, où il participa cet été à l’exposition « Ontom », il reconstitua le décor d’une salle à manger au xixème, fit cuisiner un repas de fête de l’époque (à l’exception de la soupe à la tortue, dont la consommation est interdite) et invita des acteurs en habits à consommer ce dîner, le jour du vernissage, tandis que dans un angle de la salle il avait fait venir un vendeur populaire de saucisses, qui lui aussi distribuait à tour de bras des Bratwurst !
La mise en scène (ou plus exactement la mise en forme, car Tiravanija est aussi un formidable sculpteur d’espace, de matières, de situations) est toujours un prétexte à la confrontation avec notre propre comportement face à l’altérité. C’est d’ailleurs avec une certaine lucidité, et non sans humour, qu’il a appelé son intervention au forum « L’Art sur la place » au musée de Lyon le 17 octobre : « L’incontournable participation de mon autre ».
Eric Troncy
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