De Talvin Singh, on connaissait surtout son riche carnet d’adresses qui le fit côtoyer Björk, Garbage ou Madonna. Mais loin des projecteurs, l’Indo-Anglais est surtout un activiste scrupuleux de l’underground britannique, un voyageur impénitent entre les genres. Un périple dont il a rapporté le luxuriant OK, premier album solo à la sensualité capiteuse.
Un disque, un seul, aurait pu changer la vie de Talvin Singh : Anokha The Sound of Asian Foundation, manifeste d’un collectif de musiciens du East End, un des quartiers indiens de Londres. Avec lui, Talvin Singh a traversé l’Atlantique et fait valser les joyeuses de l’Oncle Sam au son d’une dance-music rompue aux traditions musicales ethniques indiennes. D’un coup, Talvin est devenu l’un des DJ’s les plus prisés de la planète, celui sans lequel aucun projet de remix ne peut décemment tenir la route, celui dont la présence cautionne toute tournée aux ambitions électroniques. Bowie, Björk, Garbage, Madonna et même ces vieilles rombières de Page et Plant ont courtisé le nouveau prodige de l’électronique, doublé d’un des meilleurs joueurs de tablas de l’époque.
De quoi filer la nausée ou le melon, c’est selon. Pas lui. Talvin Singh n’est ni un bleu ni homme à noircir son agenda et à la jouer sélect dans le monde à paillettes du rock, bien au contraire. Né sous l’aile de maîtres de la musique indienne, grandi au contact de l’aura de Sun Ra et de Nusrat Fateh Ali Khan, il s’est replié sur ce quartier de l’East End, depuis lequel il distillait les rythmiques et les sons pour Bim Sherman, Future Sound Of London ou Little Axe, bien avant que les dragueuses du rock ne lui fassent de l’oeil. « Je ne sais pas ce qui s’est passé : tout à coup, une machine s’est emballée. Je crois que ces gens étaient honnêtes, que la personnalité de ma musique leur plaisait réellement et qu’ils me considéraient comme quelqu’un de positif. Mais je n’ai pas été satisfait de mon travail de DJ sur les concerts de Garbage et j’ai refusé de suivre Bowie dans sa tournée après avoir assuré une unique fois sa première partie. Me concentrer sur mon album était beaucoup plus important à mes yeux. » Derrière son verre de vin, Talvin Singh parle avec un calme communicatif et apaisant, évoque avec étonnement l’honneur et le plaisir ressentis lorsque le gotha du rock l’a sollicité et se plaît à recentrer le propos sur OK, premier album sous son vrai nom. Car, jusqu’ici, il avait préféré se mettre en retrait : derrière Drum + Space (pseudo sous lequel il expérimentait boulimiquement avec quelques amis des boucles et des rythmiques destinées aux clubs) ou, surtout, dans l’ombre du projet Anokha.
Pour sa première traversée musicale en solitaire, Talvin Singh s’est donc replié dans sa tour d’ivoire, son studio-laboratoire que l’on devine, à l’écoute du luxuriant OK, aussi perfectionné qu’un poste de pilotage de NASA. « Je ne peux pas composer en dehors de mon studio. Beaucoup de gens croient que je puise mes sons et mes musiques en parcourant le monde, mais c’est faux. D’ailleurs, je n’ai pas besoin de voyager, d’être loin de Londres pour écrire, il me suffit de laisser ma mémoire s’exprimer, de laisser remonter les enseignements de mes expériences, de mon passé, des cultures que j’ai rencontrées. Dans mon studio, je suis au centre du monde ; et devant mes instruments, je peux accéder à l’universel simplement grâce aux sons et aux rythmes. »
Même si les phases d’enregistrement ont nécessité quelques allers-retours au Japon, dans le Madras et à New York pour y réaliser les prises des différents intervenants, la clé de OK se trouve là, dans cette notion de voyage immobile à travers les âges ou les imaginaires indiens et asiatiques. Un disque époustouflant, sans aucun lien de parenté possible avec les performances stéréotypées des DJ’s indiens traditionnels, ni les autres protagonistes de cette scène anglo-indienne fantasmatique que les petits sorciers du marketing et des médias essaient d’échafauder. D’ailleurs, ces derniers jours, Talvin Singh a piqué une grosse crise, fatigué de ces amalgames en toc qui feraient déjà de lui le quatrième haut dignitaire au congrès des musiciens britanniques d’origine indienne avec Cornershop, Fun-Da-Mental et Asian Dub Foundation : « Même l’idée d’être affilié à une scène drum’n’bass commence à me devenir insupportable. Ce sont des conneries tout ça, du marketing. Ces étiquettes sont tellement stupides qu’elles risquent de déboucher sur l’obscurantisme. Elles ont un effet négatif sur la curiosité, elles interdisent l’ouverture d’esprit des gens. Identifier les musiques à ce point, les catégoriser, c’est séparer le public en segments de consommateurs. Moi, je ne veux pas qu’on procède de la sorte avec ma musique, je veux continuer à voir, comme l’autre soir au club The End, des gens qui ne se soucient ni de leurs fringues ni de leur couleur de peau, qui ne sentent pas obligés de communier avec tel ou tel clan. Je tiens à ce principe de liberté. »
Derrière l’originalité des contours et l’apparente accessibilité des sons et des structures, l’univers de OK cache une ligne de force quasi philosophique. Entrer dans le monde de Talvin Singh, c’est accepter une rupture radicale avec les Eglises, gagner des sphères où les dogmes, les signes extérieurs et les particularismes sont dévitalisés : opérer une immersion totale dans un monde sans territoires, bâti sur une harmonie de vibrations. C’est dans cette zone franche qu’il travaille, dans un espace consacré à la relecture subjective du souvenir, à la force des rencontres entre la modernité ancestrale et les possibilités offertes par l’électronique d’inventer un nouveau langage. Un processus en filiation directe avec l’esprit des architectures dub bâties par Gary Clail et les sociétaires du collectif On-U Sound, eux aussi alimentés par des postures idéologiques au début des années 80. « Lorsque j’entre dans mon studio, je sais exactement où je veux en arriver et l’électronique me permet de m’en approcher au plus près. Mais elle ne pourra jamais transcender ma vision artistique. La musique n’est pas quelque chose que l’on fabrique, c’est une force organique infiniment supérieure à l’être humain. Comme les éléments fondamentaux, elle m’entoure et je dois l’accepter, la laisser me gagner comme une force spirituelle. En tant que musicien, je ne suis qu’un passeur, un vecteur qui va en donner une interprétation personnelle. »
Dans cet espace qui ne reconnaît que la dimension spirituelle, l’Inde est omniprésente, racines obligent. En marge des instruments classiques, parfaitement identifiables (flûtes, sitars, violons), Talvin Singh a tenu à réunir les générations et à établir un lien culturel transfrontalier. En invitant les jeunes musiciens comme Devi et ses techniques de doublage de voix à communier avec des sections de cordes du Madras sur des syncopes rythmiques drum’n’bass (Veena), en laissant quartier libre à l’acteur Ayja Nadu (vu dans Suburbia) pour une minute vingt d’improvisation ou en proposant au maître du sarangi Ustad Sultan Khan de partager l’espace avec la technologie sur Eclipse et Soni. Talvin a le visage barré d’un sourire de môme à l’évocation de ses maîtres et pères spirituels. Plus tard, il ira même jusqu’à rappeler l’importance de Sun Ra dans son éducation musicale, son apprentissage de la musique divine. Sans ses guides spirituels, il n’aurait sans doute jamais fait un tel disque, ni jamais pris conscience du devoir d’entretenir la mémoire collective. « Grâce à cette lumière, ces enseignements, j’ai trouvé la force de faire cette chanson sur mon père, Moonbasstic, qui raconte une période très difficile de sa vie, lorsqu’il a fait partie des populations indiennes installées en Ouganda et qui ont été expulsées du pays à l’arrivée d’Idi Amin Dada. Mes parents sont partout dans ce disque, ils animent toutes les vibrations qui gravitent autour de ce disque. Par leurs voyages et leurs vies, ils m’ont toujours tenu éveillé sur les cultures du monde. »
Au nom de cette pluralité, Talvin Singh a organisé un ballet transgéographique de sons parfaitement maîtrisé, autour de la culture indienne nourricière, des cordes aux accents arabisants de The Traveller (morceau dédié au musicien de soufi et écrivain Edward Saïd) jusqu’à ces cris de singes terrorisés par les éclipses sur l’île d’Okinawa, qui ont jeté les bases mélodiques et rythmiques d’Eclipse. Une démarche à mi-chemin de la transversalité et de l’oecuménisme (dont on cherchera les motivations dans les grandes inquiétudes de Talvin sur le dépérissement des valeurs culturelles communes à toute l’Asie). « L’Inde va très mal, elle est confrontée à un gros problème d’identité. Economiquement, nous sommes un grand pays, doté de tous les atouts pour être au premier plan : une industrie électronique forte, des programmes de télé parmi les plus créatifs, un accès direct à l’information mondiale, une musique extraordinaire, un goût pour la caméra incroyable chez les jeunes… Et pourtant, lors de ma dernière visite, c’est la première fois que j’ai entendu des jeunes répondre à une question sur leur avenir par « Marre de toutes ces conneries : rave culture ». Le pouvoir politique et son obsession d’autorité nous ramènent en arrière. Il n’y a qu’à regarder la course à l’armement nucléaire entre le Pakistan et l’Inde. Ces deux pays ont la même culture, la même musique, les artistes de l’un n’ont aucun mal à jouer chez l’autre. La politique va détruire cette belle harmonie au nom de l’argent, va briser ce miracle de la terre, en jouant à se faire peur comme des gangs de rues. La musique est le plus beau moyen d’arriver à préserver cette unité. »
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Talvin Singh OK,(Island).
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